« L’accident ne survient pas par hasard »

Dans son bureau de l'EHESP Véronique Daubas-Letourneux à Rennes.
L'accident du travail est un fait social, écrivez-vous, imbriqué dans des rapports sociaux à de multiples niveaux. C'est-à-dire ?
Les récits de travailleurs accidentés rappellent que l'accident s'inscrit dans des rapports sociaux où la position de l'entreprise, le statut d'emploi du salarié, les choix d'organisation du travail sont à prendre en compte. Sa survenue, son traitement institutionnel, ses implications sont autant de composantes inséparables qui questionnent différentes dimensions de l'organisation sociale, dans l'entreprise et au-delà. Un accident du travail a des implications bien au-delà de la victime, il touche aussi ses collègues, sa famille.
Vous rappelez une évidence, à savoir que les accidents du travail sont des accidents dus au travail.
Contrairement à ce que laisse supposer l'item, l'accident ne survient pas par hasard. Dans un premier temps, les victimes ont tendance à penser que c'est de leur faute. Certaines invoquent les risques du métier comme une fatalité qui rendrait la dangerosité d'un travail acceptable. Ces discours relèvent de stratégies défensives, parce que si on y va la peur au ventre, on n'y va plus. En creusant, elles finissent par témoigner d'un travail réalisé dans l'urgence, de cadences élevées, de sous-effectifs, de journées à rallonge, de consignes de sécurité impossibles à respecter, d'équipements non conformes, de modes de rémunération qui encouragent la prise de risques… C'est, par exemple, le pêcheur qui est rémunéré à la part et qui doit pêcher en un temps limité dans certaines zones. C'est le préparateur de commandes qui doit accélérer pour répondre aux exigences du client ; un accident à l'hôpital en plein milieu du week-end, faute de soignants en nombre suffisant…
Ils témoignent aussi des rapports d'exploitation, notamment pour les plus jeunes qui, pour certains, en gardent des séquelles.
Comment se fait-il que ce fait social soit relégué au rang de fait divers ?
L'invisibilité des accidents du travail fait écho à l'invisibilité des questions de santé au travail dans l'espace public. Historiquement, la santé au travail est le fruit d'un compromis entre les organisations patronales et syndicales. Cette construction génère une forme de discrétion dans le débat public, les choses restent cantonnées à l'entreprise. La loi de 1898 sur l'indemnisation des accidents a généré une approche assurantielle qui dépolitise le sujet au profit d'un droit individuel à la réparation automatique, mais forfaitaire. Dès lors, la mobilisation est difficile, laissant seuls les salariés dans leur combat pour l'obtention de droits individuels liés à la reconnaissance du préjudice. Autre facteur d'invisibilité, toute une population (les autoentrepreneurs, les fonctionnaires, les artisans) n'est pas comptabilisée dans les statistiques. En outre, la sous-déclaration de la part des employeurs, notamment afin de se prémunir de fautes inexcusables, est un phénomène d'ampleur, reconnue officiellement par le législateur depuis 1996.
Qui est touché essentiellement ?
J'ai été frappée de voir que les quelque soixante personnes rencontrées, parmi lesquelles la moitié de marins-pêcheurs, représentent plus de 200 histoires. Autrement dit, pour elles, il est rare d'avoir eu un seul accident dans sa vie. Le groupe des ouvriers, qualifiés ou non, est surreprésenté. Les jeunes travailleurs, marqués par la précarité de l'emploi, pouvant difficilement exercer leur droit de retrait face à une situation dangereuse, sont plus accidentés que les anciens. Les secteurs du nettoyage, l'agroalimentaire, le BTP, l'intérim sont les plus touchés. La situation s'aggrave dans le secteur des soins et des services à la personne, où les femmes sont victimes de faux mouvements, d'équipements inadaptés, d'accidents de trajets.
Quelles sont les conséquences de ces accidents sur la santé et le devenir professionnel des accidentés ?
Il y a plusieurs situations. L'accident a pu faire l'objet d'une enquête, à la suite de laquelle des mesures de prévention ont été prises. Dans ce cas, le retour au travail se passe plutôt bien. La deuxième situation, c'est le retour dans l'indifférence. Le premier jour, on les change de poste et, dès le deuxième, les accidentés retournent en chaîne de montage, comme à l'ordinaire. On leur laisse le soin de se réadapter sans rien faire. La troisième situation, c'est la stigmatisation. Les chefs, les collègues vont sous-entendre que la victime a pris des vacances, que c'est de sa faute. Cette violence peut générer des départs, « se casser avant d'être cassé » en quelque sorte. C'est le cas, par exemple, d'un apprenti qui a dû mettre fin à son apprentissage. Après un accident traumatisant, les salariés peuvent aussi être dans l'incapacité de reprendre leur travail. C'est le cas d'un marin-pêcheur qui a manqué de se noyer.
Un jeune, par exemple, est devenu inapte à 26 ans. Se posent alors d'importantes questions de maintien dans l'emploi.
Comment jugez-vous le « plan santé au travail 2022-2025 » qui met l'accent sur la prévention des accidents du travail graves et mortels ?
Il a le mérite d'en faire un axe de prévention. Mais il reste sur une approche extrêmement individualisante.