Comment répondre à la nouvelle donne mondiale imposée par le brusque relèvement des droits de douanes décidé par Donald Trump ? C'était l'ordre du jour proposé aux centrales syndicales reçues, le 18 avril, par les ministres du Travail, des Comptes publics, du Commerce extérieur, de l'Industrie, et la secrétaire d'État chargée du numérique. La CGT avait emmené avec elle un document intitulé « 16 mesures d'urgence contre la guerre commerciale », dont Virginie Neumayer, membre de la direction confédérale de la CGT, a bien voulu nous détailler l'esprit.
NVO : Le relèvement des droits de douane annoncé le 2 avril par Donald Trump, parfois dans des proportions surprenantes, a surpris tout le monde. Les 16 mesures proposées par la CGT sont-elles le plan de route d'une nouvelle politique de la CGT destinée à répondre aux nouvelles données de la situation mondiale ?
Virginie Neumayer : Ce document reprend les dix propositions déjà faites en septembre 2024, au lendemain des États généraux de l'industrie. Mais il tient compte de la nouvelle séquence ouverte par Donald Trump le 2 avril dernier. Son administration prétend faire payer encore plus par le reste de la planète sa mainmise sur la politique mondiale par une accélération de la guerre commerciale, et, malgré les revirements du président américain, le patronat français compte bien s'en saisir pour déclencher des plans de licenciement collectif, en arguant par exemple de la menace de l'arrivée massive de produits chinois en Europe, n'ayant plus accès au marché américain. Le Conseil national de l'industrie, qui a réuni le gouvernement et le patronat, le 8 avril, a annoncé la couleur, en expliquant aux salariés qu'ils allaient devoir se serrer la ceinture et revoir leur modèle social, sous peine de ne plus être compétitifs. Nous alertons sur la manière dont le patronat pourrait profiter de la situation, en pressurant toujours plus le travail. Nous proposons ces seize mesures pour défendre l'emploi, et la possibilité pour les salariés d'accroître leur influence sur le destin de leurs entreprises.
« A chaque fois que l'on perd une industrie en France, cela veut dire que l'on importe un peu plus, donc que l'on est moins autonomes, que l'on augmente notre empreinte carbone. »
Comment les syndicats peuvent-ils intervenir pour éviter que les travailleurs ne pâtissent de la situation ?
Notre priorité est de préserver le tissu industriel et l'appareil productif en France. On voit bien qu'il est difficile de construire une nouvelle industrie sur un tissu inexistant. D'où l'appel à un moratoire sur les licenciements en cours. Nous exigeons également une amélioration de la loi Florange, qui interdit aux entreprises de plus de 1 000 salariés de fermer un site sans avoir au préalable recherché un repreneur. Cette loi doit être accompagnée d'objectifs de résultats, et non seulement de moyens. Certaines industries sont particulièrement stratégiques : on a vu pendant la crise du Covid-19 combien il était important de disposer en France de certaines industries de matériel médical, de biens essentiels. Aujourd'hui, l'État a intérêt à ce que l'ensemble des entreprises de chimie puissent disposer du sel produit par Vencorex, menacé de fermeture. De même, si l'on veut mener une transition écologique, il est indispensable de disposer d'une filière sidérurgique, pour produire les rails des trains, ou d'entreprises, comme Valdunes, qui fabrique les roues des trains. A chaque fois que l'on perd une industrie en France, cela veut dire que l'on importe un peu plus, donc que l'on est moins autonome, que l'on augmente notre empreinte carbone. Un emploi perdu dans l'industrie, c'est trois à quatre emplois perdus dans les services, au minimum. Le fait de disposer d'un appareil productif est aussi un élément du rapport de force. L'aluminium canadien constitue 60 % des importations des États-Unis. Les Américains dépendent aussi d'interconnexions électriques canadiennes. Aussi le Canada a-t-il des moyens de rétorsion lorsque les États-Unis les menacent d'augmenter leurs droits de douane. Le fait d'être dépendants, sur le plan industriel, dans beaucoup de secteurs, nous fragilise sur le plan mondial.
Quels sont les secteurs sur lesquels intervenir en priorité ?
Nous proposons, parmi nos seize mesures, de nationaliser le secteur de l'acier, car ArcelorMittal, l'un des derniers producteurs d'acier en France, est en train de s'organiser pour quitter l'Europe d'ici 2030. Or, sans acier, il n'y a plus d'industrie. L'entreprise vient d'annoncer la suppression de 600 postes dans sept sites industriels du nord de la France. Or, ils ont touché près d'un milliard d'euros d'aides publiques pour décarboner la production. C'est un scandale. Il faut conditionner les aides publiques dans une perspective de planification, aider certaines entreprises qui ont besoin d'argent pour la recherche et développement, que l'État impulse, stimule grâce aux aides publiques… mais avec des contreparties sociales et environnementales. Il y a aussi un enjeu de souveraineté avec le numérique : nous sommes déjà dépendants des GAFAM [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, NDLR], il faut développer nos propres systèmes, et donc ne pas démanteler, mais conforter nos propres géants du numérique comme Atos, le leader européen du cloud, de la cybersécurité et des supercalculateurs.
« Nous ne sommes pas pour un retour à l'autarcie. […] Il y a une nécessité d'échanger, y compris en matière de recherche. »
Faut-il répondre à l'augmentation des droits de douane américains par l'augmentation de nos droits de douanes, et s'engager dans une politique protectionniste ?
Nous appelons à un choc d'harmonisation sociale et fiscale global, plutôt qu'à la mise en place de droits de douane ciblés. Les droits de douanes doivent être adossés à des critères sociaux et environnementaux qui permettent de dépasser le simple constat de réciprocité entre États. Ce choc d'harmonisation doit avoir lieu y compris au sein même de l'Europe. Il faut que l'on mette en place des mesures coercitives en matière de devoir de vigilance – qui est le fait pour une entreprise donneuse d'ordre d'être responsable des conditions de travail et de rémunération de ses sous-traitant s- qu'on fasse respecter des clauses sociales, des normes de sécurité. Nous ne sommes pas pour un retour à l'autarcie. Il serait absurde, par exemple, que chaque pays dispose de son entreprise de production d'avions. Il y a une nécessité d'échanger, y compris en matière de recherche. Il faut que la France se dé-spécialise, mais il y a certains pays qui sont spécialisés sur des technologies de pointe, et avec qui il faut échanger. Cela pose la question, encore une fois, de la planification de la production. Nous proposons de remplacer le libre-échange actuel par une coopération entre les peuples et un juste échange. Par exemple, que certains pays nous vendent des produits dont ils sont les spécialistes, et qu'en échange, la France les aide à développer des infrastructures, comme des barrages, par exemple. Mais dans une perspective qui ne soit pas néocoloniale, qui soit en accord avec le développement durable et qui bénéficie directement au peuple. Si c'est pour installer des datacentres en Afrique et alimenter les GAFAM sans que cela ne crée des emplois, ce n'est pas du développement équitable.
« On parle de Trump autour de la machine à café, moins du patronat français, qui est très offensif sur ses exigences. »
Comment dans ce contexte renforcer le poids des salariés dans l'économie ?
François Bayrou nous dit qu'on ne produit pas assez pour financer notre système social. Nous sommes d'accord. Donc produisons plus, et pour cela, engageons une planification sur le long terme et reposons la question du partage entre travail et capital, en redonnant voix au chapitre aux salariés et en renforçant leurs droits d'intervention au sein des entreprises, au niveau des donneurs d'ordres mais aussi des entreprises sous-traitantes. Il faut que ces dernières cessent de subir les orientations stratégiques des donneurs d'ordres. C'est le sens de la loi portée par les ex-GM&S, spécialistes de l'emboutissage, dont l'entreprise a été liquidée quand Renault a cessé ses commandes. Il faut aussi, pour faire vivre les entreprises, qu'elles redeviennent attractives pour les salariés, en augmentant les salaires, car les travaux y sont souvent pénibles. La création de richesses ne doit plus être transformée en dividendes, mais en investissements dans l'appareil productif et les hausses de rémunérations. Il faut également créer des droits d'intervention nouveaux pour les salariés, des outils qu'ils pourraient mettre au service de leurs luttes.
Comment faire appliquer les mesures de ce document ?
Pour faire appliquer nos mesures, cela nécessite de les faire connaître, de mener la bataille des idées. On parle de Trump autour de la machine à café, moins du patronat français, qui est très offensif sur ses exigences. Il faut dire qu'il existe d'autres solutions que celles qu'il propose, et que les salariés ne doivent pas rester spectateurs de ce qui se joue actuellement. Dans un premier temps, gagnons sur quelques mesures emblématiques. Et travaillons sur le plan institutionnel pour faire évoluer les lois : faire adopter la loi des GM&S, améliorer la loi Florange, obtenir toujours plus de droits d'intervention des salariés sur les choix stratégiques des entreprises… Nous allons aussi nous appuyer sur la Confédération européenne des syndicats, qui partage notre objectif de suspendre les licenciements en cours. On se réjouit d'être un peu moins seuls sur ces sujets-là. C’est un point à mettre à l’actif de la CGT, avec l’appui des salariés.
Nous allons porter toutes ces mesures au sein de la cellule de crise hebdomadaire mise en place pour, notamment, suivre la situation des entreprises. Nous disposerons ainsi d’informations remontant des filières plus tôt et plus complètes sur les sites menacés, ce qui permettra d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Chaque mandaté dans les comités stratégiques de filières interviendra sur la base de ces exigences pour pouvoir établir des diagnostics, en articulation avec les fédération, pour impulser des initiatives et des mobilisations, intensifier les liens internationaux, dans l’idée de créer de nouvelles coopérations et de nouvelles convergences dans un contexte nouveau.