
Où est passée la démocratie sociale ?
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Gaizka IROZ / AFP)
Ils sont le trait d'union entre deux mondes a priori antagoniques. Un pont entre l'église catholique, soutien de la propriété privée et pourfendeuse de la lutte des classes, et un monde ouvrier imprégné d'une culture anticléricale, pour qui la religion est l'opium du peuple. Bernard, Jean-Louis, Jean-Claude, Pierre, Jean-Paul sont prêtres-ouvriers (P.-O.). Ils ont aussi durant leur vie professionnelle endossé des responsabilités syndicales à la CGT ou à la CFDT. Une histoire militante singulière, qui allie sacerdoces religieux et politiques. Alors que le nouveau pape Léon XIV, élu le 8 mai dernier, a commencé son pontificat en dénonçant une économie qui « exploite les ressources de la Terre et marginalise les plus pauvres », eux ont décidé il y a plusieurs décennies déjà, de vivre, de travailler et de militer parmi la classe ouvrière.
« J'ai grandi près de Cherbourg, mes parents étaient ouvriers. Je ne concevais pas de devenir prêtre en quittant mes racines. Je me suis vite rendu compte que les questions de justice, d'exploitation portées par la CGT et ses combats n'étaient pas si éloignées de l'aspect révolutionnaire de l'évangile. Il n'y avait pour moi rien de contradictoire à être prêtre-ouvrier et militant », relate Pierre Niobey. Ordonné en 1968, l'abbé Pierre a commencé à travailler dans le bâtiment au début des années 1970. « Le lieu du travail est un lieu essentiel. C'est à la fois un lieu d'exploitation, mais aussi un lieu de lutte, d'émancipation, où l'on peut grandir en humanité », raconte le retraité de 86 ans, par ailleurs militant communiste, « parce que dans ma vie d'ouvrier et de militant syndical, j'ai trouvé les communistes à nos côtés ». Ancien membre de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), ordonné prêtre en 1989, Jean-Paul Carrier a exercé comme aide-soignant en Ehpad, jusqu'à sa retraite en 2023. Militant cégétiste et communiste, il rigole en qualifiant les P.-O. de « Rouges de l'Église ». « Je me voyais mieux vivre l'évangile au travail que dans une paroisse, en luttant pour la justice », raconte celui qui se voit comme « un serviteur de l'homme » et regrette que « l'Église se tienne trop souvent aux côtés de ceux qui ont l'argent ».
À 80 ans, Jean Saltarel témoigne aussi de cette volonté de « partager la vie des humbles, des prolos, de ceux qui n'ont pas le pouvoir de l'argent. Les rapports sociaux sont largement déterminés par la lutte des classes ». « Construire des liens d'humanité, travailler à l'internationale du genre humain, c'est déjà évangéliser. J'ai voulu améliorer les conditions d'existence de la classe ouvrière, contribuer à la libérer de ses chaînes afin qu'elle devienne maître de son propre destin », témoigne Bernard Massera, ordonné prêtre en juin 1967 et militant à la CFDT. Si l'Église conservatrice préfère parler de prêtres au travail, tous défendent mordicus le terme de prêtre-ouvrier. « On y tient, c'est un repère important. La classe ouvrière existe encore », défend Bernard Massera. « On essaie par tous les moyens de gommer les rapports de classe. Or, je suis persuadé que la lutte des classes existe », martèle Jean-Paul Carrier.
Une fois entré en religion, les prêtres-ouvriers ont travaillé majoritairement dans l'industrie, le bâtiment, puis les services, le soin, choisissant souvent de rester au bas de l'échelle hiérarchique. « C'était mon souhait de rester en bas de l'échelle, et comme j'étais militant syndical, je n'ai pas eu trop de mal à y rester », plaisante Jean Saltarel, embauché comme ouvrier spécialisé dans une PME en 1972, une fois devenu prêtre en 1970. De fait, la majorité, désireuse d'améliorer le sort de leurs frères en humanité, ont rapidement conjugué engagement religieux et syndical, devenant parfois les chevilles ouvrières des luttes et des mobilisations sociales. Dans le Maitron (dictionnaire biographique du mouvement ouvrier), Bernard Massera affiche un CV de militant long comme un jour sans pain. Embauché en avril 1971 dans une chaudronnerie, « il y créa et anima la section syndicale CFDT. Il s'ensuivit notamment une grève de trois semaines sur les salaires, les conditions et la réduction du temps de travail », informe le Maitron. Mais c'est surtout au sein de l'entreprise Chausson (automobile) que Bernard Massera exercera plusieurs mandats, jusqu'à la liquidation en 1993. « Bernard Massera, défenseur des intérêts du personnel, fut l'un des pivots essentiels qui marquèrent l'histoire industrielle et sociale de Chausson à l'occasion de la descente aux enfers de l'entreprise », livre encore le Maitron. Évoquant dans ses mémoires l'encyclique sociale Rerum Novarum (Des choses nouvelles) du pape Léon XIII qui reconnaît la nécessité des corporations pour le bien des travailleurs, Bernard Glath, ordonné prêtre en 1964 et ouvrier du bâtiment, a choisi la CGT en 1974 pour améliorer les conditions de travail de ses camarades. De la même manière, Pierre Niobey, maçon de métier, explique s'être tourné vers la CGT, « le syndicat que l'on rencontrait naturellement sur les chantiers », lorsqu'il s'est agi de lutter pour de meilleures conditions d'hygiène, de sécurité et de santé au travail, entre autres. Devenu prêtre en 1975, embauché aux PTT (ancêtre de La Poste) en 1976, Jean-Claude Auguin a lui aussi rapidement adhéré au syndicat. « Militer, c'est accueillir la vie de ses copains comme un don de Dieu », témoigne-t-il. Militant aux côtés de l'ancien secrétaire général CGT de Massy Raymond Chauveau, Jean-Claude Auguin s'est tenu aux côtés des travailleurs sans papiers lors des grandes grèves de 2008, n'hésitant pas à manifester et à occuper les lieux de travail pour obtenir leur régularisation.
Pour la plupart ordonnés prêtres dans les années 1970, ces moines syndicalistes sont les témoins d'une époque. Celle où l'Église catholique, bousculée par le concile Vatican II, s'ouvre un peu au monde et laisse des prêtres partager de nouveau la condition ouvrière en 1965. En pleine guerre froide, des telles expériences avaient été condamnées par Rome en 1954, sous la pression du patronat et des franges réactionnaires de l'Église. Les prêtres-ouvriers connaissent un essor post-Mai 1968, leur nombre s'élevant à environ 750, en 1974. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 250, parmi lesquels une vingtaine reste en activité. Au fil du temps, ces militants au profil atypique ont vu s'opérer des mutations dans le travail, les fermetures d'usines, l'émergence d'un nouveau prolétariat, de nouvelles luttes… Pierre Niobey se souvient des grandes grèves sur le chantier de la centrale nucléaire de Flamanville (Manche), où travaillaient des immigrés turcs à la fin des années 1970. Dans la construction, il a observé l'absorption des petites entreprises par les majors du secteur, l'explosion de la sous-traitance… « Nous avons beaucoup lutté sur les questions de sécurité et de santé au travail. Aujourd'hui, il y a un recul du syndicalisme, les salariés débarquent dans des déserts syndicaux, les patrons sont rois et ils ne font aucun cadeau. » Outre son engagement syndical, Jean Saltarel a exercé un mandat au conseil des prud'hommes pendant vingt ans. « Jusque dans les années 2000, la jurisprudence a évolué plutôt dans un sens favorable aux salariés. Aujourd'hui, nous assistons à un retour en arrière massif. » Est-ce du fait de leur croyance religieuse ? Mais ces militants témoignent plutôt du souci de soigner l'intersyndicale, « quelque chose de précieux », pour Bernard Massera. « Ce que les copains appréciaient, c'était qu'on arrivait à unifier nos efforts pour faire grandir le rapport de force et obtenir des droits. Cela passe avant les querelles de chapelle syndicale. C'est dans les luttes que les gens se reconnaissent. »
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