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violences policières

Violences policières, entretien avec le sociologue Fabien Jobard

13 février 2019 | Mise à jour le 26 février 2020
Par et | Photo(s) : Anna Solé
Violences policières, entretien avec le sociologue Fabien Jobard

Fabien Jobard, est sociologue. Il étudie la police et a publié : « Police : Questions sensibles »

Le sociologue de la police Fabien Jobard observe un niveau de répression très élevé de la part des forces de l'ordre. Une situation exacerbée par la verticalité du régime présidentiel, qui génère une confrontation brutale.

Article paru dans Ensemble ! de février 2019

On dénombre 300 cas de violences policières et 2000 blessés, pour certains grièvement, depuis le début du mouvement des « gilets jaunes ». Quelle est votre analyse ?

Fabien Jobard : Ce qui est indéniable, c'est le niveau de violence très élevé de la force publique et, en dernière instance, du pouvoir. Le nombre de mutilés et de blessés chez les manifestants est plus important qu'en 1968, alors que la police d'aujourd'hui, avec ses 15 kg de protection individuelle, est suréquipée. Pour autant, le ministère de l'Intérieur pense-t-il l'escalade comme la meilleure réponse à la contestation sociale ? Je resterais prudent.

Au début du mouvement, des moyens traditionnels de mise à distance des foules, comme le gaz et le canon à eau, ont été utilisés. Le 1er décembre, face à la casse, les forces de l'ordre ont changé de tactique. Elles ont sorti les Flash-Ball et les unités mobiles, destinées à interpeller et, le cas échéant, à frapper. Les forces de l'ordre sont passées de moyens de mise à distance à ceux infligeant douleur, voire blessures. Cette bascule est peut être le signe de conflits entre le préfet de police et le patron de la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC), ou au sein de l'Intérieur.

Le pouvoir est surpris face à un mouvement singulier. Il n'y a pas de syndicats, pas de direction politique ; les « gilets jaunes » veulent moins d'impôts mais plus d'écoles, de lignes de chemin de fer, d'investissement public…

L'affaiblissement des partis politiques d'opposition, des syndicats à même de canaliser les revendications, génère-t-il des tensions ?

Pour la police, les syndicats sont des partenaires qui, par exemple, leur prêtent main-forte lors de manifestations incertaines, comme celles des étudiants, en encadrant ces cortèges avec leurs services d'ordre. La perte des effectifs syndicaux a une conséquence dommageable, c'est l'amenuisement des rangs de leurs services d'ordre ! Les policiers s'en inquiètent, d'autant que, dans leurs rangs, le nombre de CRS baisse aussi du fait des contraintes budgétaires.

Les officiers de liaison, côté police, connaissent bien les services d'ordre des syndicats. Ils échangent, prennent des nouvelles des familles… Ces contacts facilitent la négociation préalable, indispensable d'un point de vue policier. En la matière, le mouvement des « gilets jaunes », qui rejette le principe de la délégation, déconcerte la police. Il reste d'autant plus insaisissable que la réforme des renseignements généraux en 2008 a affaibli le renseignement territorial.

La CGT et la Ligue des droits de l'homme exigent l'interdiction des lanceurs de balle de défense (LBD). Jugez-vous l'usage de la force disproportionné ?

Oui. Le Flash-Ball est contestable en matière de maintien de l'ordre, car il inflige des blessures graves et irréversibles. Longtemps, cette arme a été refusée par les CRS et les gendarmes mobiles. Ce sont les forces de sécurité publique, qui interviennent en zones urbaines, qui l'ont demandée au milieu des années 1990 pour leur légitime défense.

La loi Sarkozy de 2002 pour la sécurité intérieure a encouragé l'usage du Flash-Ball. Mais à l'époque, les CRS, par exemple, considéraient cette arme imprécise et, surtout, contraire à la doctrine du maintien de l'ordre, censée s'appuyer sur la gradation des moyens employés. Aujourd'hui, les Flash-Ball ont été remplacés par des armes précises jusqu'à 50 mètres, les LBD. Mais à cette distance, la police est rarement en état de légitime défense…

Le droit de manifester est-il bafoué en France par l'usage abusif des gaz lacrymogènes, le nombre record d'interpellations préventives ?

Le 1er décembre 2018, il est possible que l'utilisation précoce des gaz ait généré une colère et ait abouti à la radicalisation d'une partie des manifestants. Quant aux interpellations préventives du 8 décembre, elles sont conformes à la loi [une énième loi sur les bandes votée en 2010 sous Sarkozy, NDLR] qui prévoit ce type d'arrestations dans un contexte de violences urbaines. Mais l'usage massif de cette loi lors de manifestations politiques est édifiant. Les manifestants ont été réprimés pour délit de participation à un attroupement « en vue de préparation ».

C'est-à-dire que le droit punit l'intention. À partir de quels éléments ? Du sérum physiologique ou des lunettes de piscine peuvent-ils être des armes par destination ? C'est la question. Côté forces de l'ordre, la tradition veut, depuis 1934, qu'on ne manifeste pas sur les Champs-Élysées, et qu'à Paris on ne casse pas. Enfreindre ces principes, comme marcher vers l'Assemblée nationale, c'est aller à la confrontation.

Comment jugez-vous le projet de loi anticasseurs, qui prévoit notamment la création d'un fichier des personnes interdites de manifester, sur le modèle des interdits de stade ?

Il s'agit d'une démarche sécuritaire incertaine. L'idée serait de créer un fichier, constitué à partir de renseignements policiers, sans qu'une autorité judiciaire indépendante n'ait prononcé une culpabilité après examen contradictoire des faits. Or, manifester est une liberté constitutionnelle, contrairement au fait d'assister à un match de foot. Qui plus est, l'arsenal sécuritaire pour sanctionner les attroupements est déjà très suffisant. Le Conseil constitutionnel aura sans doute son mot à dire…

L'absence de réponse sociale donne l'impression que les peuples n'obtiennent rien sans violence…

L'idée selon laquelle la violence fait partie du rapport de force légitime est bien ancrée, même si elle est toujours discutée par les manifestants. En France, le système électoral majoritaire à deux tours polarise à l'excès les débats. Les pays où la démocratie proportionnelle aboutit à une plus juste représentation parlementaire sont moins marqués par cette confrontation. Chez nous, il y a une contradiction entre une parole facilitée à grande échelle par les réseaux sociaux d'un côté, la rigidité du système électoral hypersélectif et la verticalité du régime présidentiel de l'autre. La contradiction éclate bien souvent en confrontation violente.

Parcours1992 : Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris.
1998 : Docteur en science politique.
2000 : Chercheur au CNRS.
2010-2014 : Dirige le Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales.
2014-2018 : En poste au Centre Marc-Bloch de Berlin dédié à la formation et à la recherche en sciences humaines et sociales.
2015 : Coécrit, avec Jacques de Maillard, Sociologie de la police – Politiques, organisations, réformes (éd. Armand Colin).
2018 : Publie, avec Jérémie Gauthier, Police : questions sensibles (éd. PUF).