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ENTRETIEN

« Dans le débat sur les inégalités, il y a une propension à tirer la crise à soi »

24 novembre 2021 | Mise à jour le 22 novembre 2021
Par | Photo(s) : Cyril Chigot/ Divergence
« Dans le débat sur les inégalités, il y a une propension à tirer la crise à soi »

Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des Inégalités et auteur de "Encore Plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n'en ont jamais assez".

Les inégalités de revenus ont tendance à occulter celles qui sont liées au chômage ou à l'instabilité dans l'emploi ou encore à entraver la réflexion sur la façon dont se structure la société.
Rapide tour d'horizon avec Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités sur un sujet complexe et qui appelle la nuance.

Le sujet des inégalités envahit le débat public autour de la polarisation entre les super-riches et les pauvres. Est-ce suffisant pour aborder la question ?
Nous avons créé l'Observatoire des inégalités en 2003. La question des inégalités a toujours été dans le débat public et la devise de la République « Liberté , égalité, fraternité » est une valeur très forte. Mais aujourd'hui, les politiques n'ont que ce mot à la bouche et l'on finit par ne plus rien y comprendre. Effectivement, la question des inégalités ne se résume pas à la comparaison riches/pauvres ni même aux revenus. Premièrement, les inégalités peuvent relever tout aussi bien de l'éducation, de la santé, du logement, etc. Deuxièmement, la question des inégalités englobe l'ensemble des revenus des couches moyennes de la société, des riches et des pauvres, il y a toute une gradation. Bien sûr qu'il y a bien un enrichissement des super-riches, mais ça ne résume pas le problème. De plus, dans le débat, il y a une propension à tirer la crise à soi – on est toujours le « plus pauvre » de quelqu'un d'autre – et une capacité considérable à refuser de voir qu'on est riche, notamment à gauche.

Le chômage des jeunes a doublé en quarante ans, les emplois qui se créent sont bas de gamme…
Ce sont de bons exemples pour montrer que les inégalités ne se résument pas au revenu. Aujourd'hui, il y a une question majeure qui structure très fortement la société – et ce n'était pas le cas il y a trente ans, c'est celle du chômage, c'est-à-dire du manque d'emploi et du statut de l'emploi. Il y a quand même, en gros, les trois quarts des personnes qui sont stables et un quart qui sont instables. Et c'est vraiment le diplôme qui classe et divise très fortement la société. Or les stables ne se rendent pas toujours compte de l'instabilité des instables. C'est là, selon moi, un point majeur auquel il faut faire très d'attention car cette précarité n'est pas le fait du grand capital. Il suffit d'aller dans la fonction publique, dans les associations, dans les médias… À l'intérieur de cette question de l'emploi, il y a plus particulièrement la situation des jeunes, avec des inégalités qui se structurent autour de l'âge, du diplôme… Après s'y ajoute la discrimination – une personne jeune, de milieu populaire, de nationalité étrangère, de couleur de peau…, etc. – qui fait que les inégalités se cumulent et que derrière des moyennes concernant les jeunes, se cachent des difficultés colossales. Le taux de chômage des jeunes non diplômés est de 50 %. Donc, on parle beaucoup de l'insécurité au sens des violences, mais on peut aussi parler d'insécurité sociale. Il y a une insécurité sociale des milieux populaires, des gens peu diplômés, d'une partie des classes moyennes qui ont peur de ne plus avoir de boulot et peur du déclassement, sans être les plus pauvres des plus pauvres. Et cette peur du lendemain crée un rejet du politique.

Le discours méritocratique a le vent en poupe. A-t-il une influence sur la perception des inégalités et la façon dont on les aborde ?
Oui, c'est certain. La conception libérale que Macron porte, c'est l'égalité des chances entre des individus nés égaux entre eux. Autrement dit, le système est bon et il faut améliorer les chances entre individus. Du coup, l'instrument de mesure majeur, c'est le mérite des gens. Moi je suis d'accord avec ça ! C'est préférable au tirage au sort, par exemple. Et je pense que certaines inégalités sont justes, comme le fait qu'un petit jeune qui entre dans une entreprise gagne moins que celui qui a 50 ans. Après, je partage l'avis de ­François Dubet [sociologue] : « Le mérite est une fiction nécessaire. » On sait très bien qu'on en a besoin, parce que l'effort n'est pas une mauvaise caractéristique individuelle – c'est quand même mieux que la naissance. Par contre, c'est bien une fiction, parce qu'on naît dans des milieux sociaux différents, avec des atouts différents. Donc, il faut garder la notion de mérite tout en ayant connaissance de ses limites. Autre point, une fois qu'on aura une société d'égalité des chances, la question est de savoir : des chances de quoi et pour quoi faire ? Cela peut être dans une société où c'est la compétition à mort. Ou dans une société où on a la même égalité des chances parce qu'on a aplati des hiérarchies. C'est là où le discours de Macron sur les premiers de cordée ne fonctionne pas parce qu'on sait bien que dans nos vies, beaucoup d'autres choses comptent. Les gens n'ont pas toujours envie d'être le premier. C'est bien d'être le premier de cordée, de montrer l'exemple de gens qui ont des beaux parcours, mais c'est très loin de suffire. L'égalité des chances, c'est l'égalité à portée limitée. Car, après, il faut se poser la question du système des inégalités hiérarchiques au niveau global ou, comme on le dit parfois, l'inégalité des places. Autrement dit, la question de la façon dont se structure la société. Et il existe des modèles très différents avec plus ou moins d'égalité des chances et d'égalité des places.

De quels modèles s'agit-il ? Et quelles réformes faudrait-il mener en France pour lutter efficacement contre les inégalités ?
Le modèle type de l'égalité des chances, c'est le modèle scandinave où il y a peu de hiérarchie sociale. C'est donc beaucoup plus facile de monter dans cette hiérarchie. À l'opposé, c'est le mythe américain du self-made-man où tout le monde est censé réussir mais où il y a une très forte inégalité des places. Entre deux, il existe de nombreux modèles. La France est en quelque sorte un modèle intermédiaire, mais aussi un peu hypocrite parce que le diplôme y joue un rôle important. Ce qu'il faudrait faire, c'est réfléchir à la manière dont on pense le système globalement et pas seulement l'égalité des chances. Premier point, il faut réfléchir à réformer le système scolaire. Non pas avec des dispositifs, mais en changeant la manière dont on fait l'école. Deuxième point : réformer dans l'entreprise le poids qui est donné à ceux qui travaillent par rapport au capital, pour que d'autres décisions soient prises, etc. Et la question extrêmement importante, c'est le droit à l'échec et celle de la deuxième, troisième, quatrième… chance. Car la formation des personnes joue un rôle énorme. C'est la question de la formation professionnelle tout au long de la vie et, à ce sujet, on est très en retard dans notre pays.

Pour autant, le modèle social français est très redistributif, plus performant que bien d'autres pour lutter contre la pauvreté et les inégalités de revenus…
Oui, bien sûr. Parce que contrairement à ce que prétend toute une partie de la gauche, on a un modèle de protection sociale – on prélève beaucoup aux gens mais on redistribue l'argent – et des services publics efficaces. Alors évidemment, il faut les critiquer – et nous y passons notre temps à l'Observatoire des inégalités – mais il ne faut pas oublier qu'à la base, on a un bon modèle social. Il faut porter la critique sociale, la critique de notre modèle, pour l'améliorer, mais tout en faisant attention à ne pas servir l'objectif inverse, à savoir donner du grain à moudre à ceux qui disent qu'il ne fonctionne pas, qu'il coûte trop cher et qu'il faut privatiser tout cela. Ce n'est pas facile et cela demande de rester nuancé, mais je continue à dire que notre système prend en charge la pauvreté bien mieux que dans beaucoup d'autres pays et qu'il en va de même pour la santé. Toutefois, il est par exemple impossible de dire cela du système scolaire. Il est plus inégalitaire qu'ailleurs avec une partie des formations qui sont très élitistes et des enfants de diplômés qui coûtent plus cher à la société que les enfants de non-diplômés parce qu'ils vont plus longtemps à l'école.