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ÉLECTIONS

« Les prud’hommes révèlent 
l’état de tension au travail »

11 décembre 2014 | Mise à jour le 5 avril 2017
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« Les prud’hommes révèlent 
l’état de tension au travail »

La journaliste Véronique Brocard a suivi les audiences du conseil des prud'hommes 
de Paris pendant deux ans. Elle présente dans son livre, Au cœur des prud'hommes », les petites 
et grandes affaires qui opposent salariés et employeurs.

nvo : D'où est venue l'idée d'écrire ce livre ?

Véronique Brocard : Je suis allée aux conseils des prud'hommes parce que j'ai été convoquée comme témoin dans l'affaire de Didier Porte contre Radio France. À l'époque, j'étais chargée de la rubrique « radio » au magazine Télérama. J'étais bien au courant de cette affaire et on m'avait demandé de témoigner. Cela m'a donné l'occasion de découvrir les prud'hommes, une juridiction que je ne connaissais absolument pas. Pourtant, à Libération, je m'occupais pas mal de justice… Et là, j'ai découvert une justice tout à fait particulière, étrange, sans apparat, pauvre. J'ai cherché à mieux la connaître et ça m'a donné envie de la raconter.

 

Comment avez-vous procédé ?

Pendant deux ans, un jour par semaine, je suis allée assister aux audiences des conseils des prud'hommes. Je les suivais au hasard, dans les différentes sections, soit à l'encadrement, au commerce, à l'industrie, à l'agriculture, ou dans celle des affaires diverses où sont jugées toutes les affaires qui ne correspondent à aucune des cases précédentes. En fonction de mon humeur ou de l'agitation dans les couloirs, je m'asseyais et j'écoutais du fond d'une salle des conseils des prud'hommes de Paris, rue Louis Blanc, dans le dixième arrondissement.

C'est le plus important de France, celui qui règle 10 % des contentieux, c'est-à-dire environ 20 000 des 200 000 saisines déposées chaque année dans le pays. Parfois, j'ai raconté les histoires de plaignants, parfois celles de syndicalistes qui les défendent et à qui j'ai demandé de m'expliquer l'évolution du monde du travail qu'ils percevaient de leur place. Le président des prud'hommes et des juges m'ont également donné leur sentiment. J'ai essayé de raconter le fonctionnement de cette juridiction et notamment celui, central, du départage.

 

Dans votre entrée en matière, au-delà de l'aspect historique 
de naissance de cette instance 
de justice sociale, vous expliquez son caractère paritaire…

Oui. C'est quelque chose qu'on ne connaît pas du tout. La justice est rendue à parts égales par quatre juges, dont deux sont issus du collège des employeurs et deux autres issus du collège des salariés, élus par tous. Et c'est important car on reproche souvent aux conseils de prud'hommes de toujours donner raison aux salariés. C'est vrai, mais parce que c'est mécaniquement vrai. Les gens viennent aux prud'hommes parce que leur contrat de travail ou l'attitude de leur patron fait qu'ils se sentent lésés, ou qu'ils demandent réparation.

Quand les salariés décident de faire appel aux prud'hommes, c'est en général pour de bonnes raisons. De fait, les prud'hom­mes leur donnent raison à 70 %. Tous ne gagnent donc pas. Mais il faut savoir que les décisions se prennent à trois contre un. Soit un juge du collège des employeurs s'efface en faveur de celui des salariés, soit le contraire. Cela veut dire que dans toutes les décisions par les conseils des prud'hommes, il y a forcément un juge issu du collège des employeurs.

 

Parmi les histoires que vous racontez, certaines sont assez emblématiques. Il y a notamment cette salariée, qui après une tentative de suicide dans le cadre de harcèlement moral, 
est déboutée et accusée d'incompétence.

C'est vrai. Il est très risqué de poursuivre son employeur devant les prud'hommes pour harcèlement moral. On perd presque à tous les coups. Le harcèlement moral est difficile à définir. Cette salariée a vécu une situation de souffrance au travail reconnue et fait une tentative de suicide liée à son travail également reconnue. Mais de cette réalité établie, l'employeur défend une autre interprétation selon laquelle la charge de travail de la salariée ayant évolué avec son changement de fonction, c'est de son fait qu'elle n'a pas su la gérer. Les mêmes faits, deux visions.

« LA DÉMARCHE DE CONCILIATION ENTRE L'EMPLOYEUR 
ET LE SALARIÉ
DEVAIT ÊTRE 
LA RÈGLE ET ELLE DEVIENT L'EXCEPTION »

Le harcèlement moral est reconnu par la loi, la souffrance au travail est de plus en plus prise en compte, malgré ça aux prud'hommes, ces affaires sont très peu reconnues parce qu'elles sont difficiles à motiver en droit. Marie Pezé, psychanalyste et auteure de plusieurs ouvrages sur la souffrance au travail, déconseille de porter ces affaires devant les prud'hommes. En résumé, elle recommande de poursuivre à l'aide d'autres articles du Code du travail car il y en a suffisamment pour arriver aux mêmes conclusions et gagner. Sinon, c'est la double peine : l'employeur refuse de reconnaître le harcèlement et la justice le nie également…

 

D'autres cas sont touchants car 
sous des aspects insignifiants, 
ils revendiquent un droit à la dignité, à une reconnaissance…

C'est le problème de cette masse de salariés immigrés ou d'origine étrangère qui sont mal informés, qui ne sont pas en mesure de pouvoir lire et de bien comprendre leur contrat de travail. Il est très facile d'utiliser cette faiblesse pour les licencier. Un représentant syndical de la CGT, souvent présent aux prud'hommes de Paris, m'a raconté que ces salariés gagnent rarement car quand ils arrivent, il est trop tard, ils ont des dossiers incomplets et ils sont isolés.

 

Pour le coup, d'autres salariés 
se regroupent sans forcément plus de succès. C'est le cas du passage que vous intitulez « La bataille du rail » ?

C'est un morceau d'histoire de France. Il s'agit d'un millier de cheminots d'origine marocaine qui poursuivent la SNCF pour discrimination salariale. À la fin des années 1960, la SNCF est allée chercher ces personnes au Maroc en leur promettant un travail de cheminot en France. Arrivés sur place, ils ont le travail mais pas le statut, dont on leur explique qu'il est uniquement accessible aux ressortissants français. Or, si sur leur contrat de travail figure effectivement le statut de « cheminot », ils n'ont jamais bénéficié de ses avantages : déroulement de carrière moins favorable, accès refusé aux examens, refus de prise en compte de l'ancienneté, accès refusé à la caisse de prévoyance des cheminots, impossibilité de départ à la retraite à 55 ans, prestations sociales nettement inférieures.
La SNCF répond qu'elle en a aidé certains, qui évidemment sont devenus français et qui ont donc pu accéder à ce statut de cheminot, mais même ceux-là n'ont eu une reconnaissance de l'ancienneté de leur carrière qu'au moment de l'obtention de leur nationalité.

Cette affaire est toujours en cours et révèle un symptôme de l'état de notre société et de la tension sociale autour du travail très manifeste aux prud'hommes : quand les prud'hommes sont devant un cas pareil, les deux conseillers salariés et les deux conseillers employeurs n'arrivent pas à s'entendre. Chacun tient ses positions, personne ne fait un pas vers l'autre. Tout ce qui ouvre un champ politique du type les travailleurs immigrés, les travailleurs sans papiers, les discriminations, est renvoyé en départage. C'est-à-dire qu'on demande à un juge professionnel assisté d'un représentant de chaque collège de revoir l'affaire et de trancher. Il y en a au moins pour trois ans.

 

Le recours croissant au départage est un symptôme révélateur…

Oui. Au départ, le départage aux prud'hommes, c'était une exception, mais il augmente d'année en année. À Paris, 20 % des affaires vont en départage. Les juges des collèges salariés et employeurs n'arrivent plus à s'entendre, c'est la question du social, du politique de l'éthique qui est en jeu. C'est symptomatique des tensions qui traversent le monde du travail. Les deux parties défendent, de plus en plus, des conceptions opposées du travail et du rapport au travail.

Cette proportion se retrouve aussi dans la démarche de conciliation entre l'employeur et le salarié, qui devait être la règle et qui devient une exception. 80 % des démarches de conciliation échouent. Il y a de moins en moins d'entente entre les employeurs et les salariés, comme il y a de moins en moins d'entente entre les juges. Les rapports se tendent dans le travail et les rapports se tendent également dans la justice du travail.

Au cœur des prud'hommes de Véronique Brocard, éditions Stock, 18 euros.