2037 : le monde (du travail) selon Lola…
Science-fiction ? Peut-être, mais les think tank patronaux en rêvent déjà. Pour preuve, la session « Travail » du ProspectiveTalk2037 organisée le 29 juin dernier par le Club Open Prospective (Orange) et Futuribles. Raout au cours duquel Sergine Dupuy, cheffe d'entreprise et start-uppeuse membre de l'Observatoire de l'ubérisation, a fait part de sa vision prospective à travers une œuvre de fiction, « Lola, 33 ans en 2037 », qu'elle a elle-même imaginée. Accrochez bien vos ceintures, pour ce plongeon dans les arcanes du travail de demain…
Nous sommes en 2037 et Lola vient d'avoir 33 ans. Jeune et brillante ingénieure codeuse issue de la mouvance féministe « Les maths, c'est chic » de 2022, Lola s'est affirmée « reine du soft » dans cette filière autrefois préemptée par les hommes. Après de longues et belles études, Lola a trouvé un job dans la florissante Parisienne Valley où elle se rend chaque jour en électroslider. Lola est une optimiste, cool et sans angoisse, qui ne vit pas dans la peur d'être sans cesse dépassée par le surgissement d'une innovation technologique. Fille de son époque, rodée à la culture des soft skills, Lola a une croyance indéfectible dans son meilleur atout : son adaptabilité. Il faut dire qu'en 2037, tous les efforts de formation sont désormais entièrement consacrés à une discipline indispensable à la survie des individus : leur capacité d'adaptation à toute rupture technologique qui, lorsqu'elle surgit, rend illico obsolètes les compétences antérieurement acquises. Matière de référence, enseignée à l'école de l'État dès le plus jeune âge, l'adaptabilité a été érigée au rang de quasi-religion dans tout parcours de formation.
Robot, mon collègue…
Alors qu'elle s'était préparée à programmer des « bots » (robots), la reine du soft n'a jamais pu exercer ses talents de codeuse. Et pour cause : ainsi que le prophétisait le magazine Wired dès 2017, sous le titre The end of code (La fin du codage), ce sont aujourd'hui les robots qui codent. Qu'à cela ne tienne pour Lola qui, elle, sait s'adapter. Au lieu de programmer les robots, Lola en assure la maintenance. « Je les répare, les élève, les soigne, les bichonne. »
Comble de la modernité, elle est invitée par son entreprise à les emmener chez elle pour les familiariser avec les modes de vie des humains afin qu'ils acquièrent une sensibilité et, à terme, cette spécificité qui fait de chacun un être unique : la créativité. Telles sont les ambitions de l'entreprise au sein de laquelle Lola a choisi de s'engager. Car oui, en 2037, les entreprises ne recrutent plus des salariés, mais s'associent à des talents qui promettent en retour d'atteindre des objectifs communs fixés avec elles.
Le vieux contrat de travail a été supplanté par la lettre d'engagement, plus moderne et plus simple, qui fixe les conditions de travail et les objectifs. Le salaire est pour moitié indexé sur la performance – cela responsabilise – d'autant que la notion de temps de travail n'est plus d'actualité en 2037, remplacée, elle aussi, par le Saint-Graal des critères : l'efficacité. L'avantage, pour Lola, c'est la liberté d'organiser son travail. Pas totale, certes, « il faut bien de temps à autre participer à quelques réunions physiques ou holographiques », mais cela laisse à Lola la liberté de « performer » en fonction de ses aléas personnels, puisque dorénavant seule l'atteinte de l'objectif compte.
Autres grands marqueurs de progrès obtenus en 2037, les charges et différentes taxes qui, autrefois, entravaient l'initiative d'entreprendre ont été réduites à néant pour faire place à un système social et fiscal unique. Le CDI n'est plus qu'un lointain souvenir qui a d'ailleurs entraîné le déclin de ce qu'on appelait jadis « les syndicats ». Lola a de vagues souvenirs de son grand-père qui employait des mots comme « cotisations sociales », « salariés » ou encore « prud'hommes » sans bien savoir à quoi cela correspondait. « Cela semblait en tout cas bien compliqué au XXe siècle », estime Lola. Heureusement, désormais on ne parle plus que de « talents » pour évoquer ceux qui collaborent à la bonne marche de l'entreprise. Celles-ci, d'ailleurs, rayonnent dans absolument tous les échelons d'une société enfin libérée des entraves de jadis, en particulier de celles pernicieusement posées par les administrations, à l'instar de l'Urssaf, qui n'ont pas résisté à la plateformisation de l'économie et de l'État.
… Entreprise, mon amie
Ce grand tournant de la plateformisation s'est produit en 2022 avec la révolte des entreprises qui ont fait la grève de l'emploi. Deux mois de bataille auront suffi pour faire capituler le gouvernement qui a alors engagé une réelle promotion de l'entreprenariat et de l'innovation sous ce mot d'ordre : « Tous entrepreneurs en France ! » S'en est suivi l'explosion des plateformes de troisième génération et, dans leur sillage, ce qu'on appelait autrefois « l'ubérisation » s'est imposée en modèle économique de référence. Un modèle ultra-flexible auquel chacun a la possibilité, voire la responsabilité, de s'adapter.
Car à cette époque, bien sûr, tous les individus n'étaient pas encore dotés du même capital cognitif, ni des mêmes soft skills. Certains, peu qualifiés, sont d'ailleurs restés sur le carreau, faute de faculté d'adaptation. Pour autant, ils n'ont pas été abandonnés par l'entreprise. En contrepartie de l'allégement spectaculaire de charges, l'État leur a attribué des missions sociales, sortes de versions modernisées de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) des années 2017. Ce qu'on appelle, en 2037, le « sens sociétal de l'entreprise », ou encore, « l'ubérisation bienveillante ». Entre formation, aide à la personne, aménagement du territoire, assistance aux personnes âgées, réinsertion… les entreprises peuvent librement choisir d'investir dans leur cause de prédilection. Celle de Lola a opté pour l'adaptation à la robotisation. Un choix qu'elle trouve juste et utile et qui n'est pas étranger à son engagement. Ce qui ne l'empêche pas d'être impliquée dans d'autres activités d'utilité sociale et économique après son travail officiel. Car bien sûr, quand Lola, qui n'est pas un robot, se révèle parfois moins performante, elle est moins payée, voire priée d'aller s'engager ailleurs. Ce n'est donc pas un, mais trois jobs qu'elle cumule, avec la quasi totale liberté de s'organiser. Et ça, c'est « trop cool », comme dit encore sa mère.
Le cauchemar, c'est maintenantSergine Dupuy est la fondatrice et la dirigeante de BeeBoss, une entreprise qui se définit comme « la plateforme collaborative de services de proximité entre talents et entreprises ». C'est elle qui a développé le personnage de Lola, si adaptable, si flexible, si… parfaite. Néanmoins, « toutes les caissières d'hier ne pourront pas être transformées en ingénieures », a concédé, lucide, Sergine Dupuy à ses auditeurs lors de la présentation de sa fiction en juin.
Les « inadaptables », qui ne sauraient constituer un frein à la croissance, se verront concéder des missions d'intérêt général par un État « bienveillant », notamment dans les services à la personne, là où les entreprises n'auront pas souhaité investir. « Voilà en quoi consisteront les amortisseurs sociaux en 2037 ; voilà les solutions alternatives permettant à chacun de monnayer son temps libre en proposant des services à valeur ajoutée et à coût réduit », se réjouit Sergine Dupuy.
Pour aussi moderne et disruptif qu'il paraisse, le monde de Lola ne semble pas avoir convaincu les auditeurs du ProspectiveTalk2037. L'échelle de projection est-elle trop éloignée pour paraître réaliste ? Ou, au contraire, la travailleuse virtuelle « Lola 2037 » ressemble-t-elle déjà trop au monde selon Macron ? Un projet de société ultra-libéral dont les premiers effets pourraient se manifester dès cette année, alors qu'une majorité de salariés et de travailleurs le rejettent massivement.