Des mots pour travailler la langue et les rapports sociaux
Le langage, son détournement, la propagande qu’il sert sont des enjeux idéologiques pour modifier le sens, modéliser et formater les pensées. Lire la suite
Le travail, son contenu, sa finalité, et son organisation sont au cœur de conflits d'intérêts qui opposent les travailleurs et travailleuses aux employeurs. La façon dont il s'exerce est déterminante, puisqu'il en découlera aliénation ou émancipation, souffrance ou fierté.
Nous ne devons pas sous-estimer la puissance du langage. Il est porteur de références, d'images, de représentations qui ne sont pas neutres. En nous imposant leur langage, les thèses patronales et les politiques néolibérales assurent et légitiment leur domination, et dissimulent leur nocivité pour celles et ceux qui travaillent.Reflet de ces antagonismes, le langage sur le lieu de travail n'est pas neutre. Les mots utilisés véhiculent des idées, ils organisent une représentation du monde et de la réalité vécue, individuellement et collectivement. Le langage permet donc l'échange et le vivre ensemble au travail. Mais il est aussi un enjeu de domination et de rapports de force.
Pour se dégager de cette domination et réaliser les conditions de leur émancipation, ces dernières et derniers doivent intervenir sur le travail réel, pour se le réapproprier. Cela ne peut se faire qu'en mettant des mots sur le travail, pour le comprendre, mais aussi pour en démasquer l’exploitation, en dévoilant le sens profond du discours patronal qui vise à dissimuler celle-ci.
Partager des mots sur le travail, entre travailleurs et travailleuses, pour pouvoir se rassembler et rendre possible sa transformation, afin qu'il puisse répondre aux besoins sociaux et non aux seuls intérêts financiers, c’est le sens de cette rubrique. L’objectif est d'aider les lecteurs de la NVO à se forger leur propre opinion sur le langage utilisé dans le monde du travail. « Le bal des mots dits » proposera chaque mois à la réflexion des lecteurs un mot employé couramment, par les employeurs mais aussi parfois par les travailleurs eux-mêmes, un mot qui peut modifier la perception du travail, voire sa finalité.
«Au secours, on veut simplifier mon travail ! », aurait pu s'écrier Franz Schubert s'il avait eu connaissance d'une célèbre histoire drôle dans laquelle un DRH, dépêché par son patron à un concert de La symphonie inachevée, lui en fait ainsi le compte rendu :
« Les quatre joueurs de hautbois demeurent inactifs pendant de longues périodes. Il faut donc réduire leur nombre et répartir leur travail sur l’ensemble de la symphonie de manière à diminuer les pointes d’inactivité. La répétition par les cors du passage déjà exécuté par les cordes ne présente aucune nécessité. Si tous les passages redondants de ce type étaient éliminés, on pourrait réduire la durée du concert de deux heures à vingt minutes. » Et, le DRH d'égrener une demi-douzaine de conseils tous frappés au coin du « bon sens ».
Réduire une symphonie à vingt minutes au lieu de deux heures, cela ne vous évoque rien ? Est-ce qu'on ne pourrait pas aussi supprimer la moitié de La recherche du temps perdu et de ses 2 509 pages ? Y a-t-il trop de notes dans les œuvres de Mozart ?
Les processus de création – et le travail en est un, et non des moindres, puisqu'il est partagé par l'ensemble de la fratrie humaine –, font appel à ce que nous avons en nous de plus complexe et de plus raffiné : notre cerveau mais aussi tout notre corps y participent, anticipant, perfectionnant, partageant, disputant, façonnant les outils adéquats, et remettant notre ouvrage cent fois sur le métier.
La simplification de l'activité de travail par la méthode « lean » a conduit à la standardisation, comme si nous étions tous interchangeables ! Comme par hasard, c'est au droit du travail qu'il semble urgent de s'attaquer, alors que le Code civil compte 3 078 pages et le Code pénal 3 420. Les gestionnaires qui font autorité ne tarissent pas de mots durs dès qu'il s'agit de parler du travail : carcan des règlements, coût du travail, charges sociales, lourdeur des procédures… Il faut alléger, dépoussiérer, libérer, rendre lisible, lever les obstacles, changer de logiciel, en un mot : simplifier. Ceux qui ne seraient pas d'accord sont considérés comme des rétrogrades crispés sur leurs acquis.
Admirons le subtil tour de passe-passe par lequel on a réussi à remplacer des termes à connotation négative – appauvrir, réduire, diminuer, rentabilise – par un autre, tout auréolé des attraits du bon sens et de la modernité : simplifier.
Moralité : méfions-nous du bon sens, il nous entraîne souvent dans la mauvaise direction !
Tribune parue dans la NVO n°3551, septembre 2016.
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