Des milliers d'êtres humains meurent chaque année dans la Méditerranée pour avoir tenté de venir survivre en Europe. Le syndicalisme ne peut rester indifférent. En décembre dernier, la CGT a organisé une journée de réflexion et de débats pour mieux agir, ensemble. Analyse et témoignages.
Les chiffres disent l'ampleur d'une tragédie. Et, derrière les chiffres, des drames humains. En vingt ans, quelque 50 000 personnes, femmes, hommes, enfants, ont péri en Méditerranée pour avoir tenté de fuir la guerre ou les dictatures prédatrices et sanglantes, ou la misère imposée… Pour avoir cherché à survivre. Ils étaient encore 5 000 l'an passé à ne pas finir leur traversée vers l'Europe et à laisser leur vie dans ce vaste cimetière qu'est devenue la Mare nostrum. Dans les années quatre-vingt, se souvient Jean-Philippe Chateil, officier de marine marchande et secrétaire de la fédération CGT, la France s'enorgueillissait d'accueillir les « boat people » venus du Vietnam ou du Cambodge. En mer, les marins assuraient tout naturellement leurs missions de sauvetage face aux bateaux en détresse, avec l'aide des autorités officielles. Près de quarante ans plus tard, l'Union européenne (UE) et ses États membres ont remplacé le sauvetage par des gardes-frontières et érigent des murs réels et symboliques contre des « migrants » présentés comme autant de menaces potentielles, économiques, sinon culturelles voire identitaires, et tentent de justifier leur rejet loin des côtes par la « lutte antiterroriste ». Là où les États démissionnent, des associations issues de la société civile, telles que SOS Méditerranée, prennent le relais et assurent le sauvetage de milliers d'êtres humains en détresse en mer. Comment le syndicalisme peut-il rester à l'écart de ces drames ?
Le syndicalisme contre le « chacun pour soi »
« Jusqu'ici, nous nous sommes surtout intéressés aux travailleurs sans-papiers, c'est-à-dire à ceux qui sont déjà arrivés sur le marché du travail. Mais tout montre l'importance et l'urgence des questions de sauvetage et d'accueil des réfugiés », commente Francine Blanche, du pôle « migrants » de la confédération, soulignant que la solidarité est au fondement du syndicalisme. Le 14 décembre dernier, la CGT organisait ainsi à Montreuil, avec des associations telles que SOS Méditerranée, une journée de témoignages et de réflexion sur le sauvetage et l'accueil des migrants.
Ancien secrétaire général de la CGT et représentant des travailleurs au bureau de l'Organisation internationale du travail (OIT), Bernard Thibault s'indigne : certains contestent aux organisations syndicales leur légitimité sur ce dossier. Il faut pourtant mesurer l'ampleur, inédite depuis la Seconde Guerre mondiale, des migrations dans le monde, la conséquence des guerres, de l'exploitation économique de régions entières et de leurs ressources au détriment de leurs populations, et le résultat des bouleversements climatiques. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ce sont plusieurs dizaines de millions de personnes que ces drames ont chassées de leurs foyers. Si l'Europe n'en accueille qu'une part infime, l'Histoire confirme à quel point aucun mur n'empêchera jamais quiconque de tenter de franchir des frontières s'il s'agit de survivre.
Au-delà de la solidarité, Bernard Thibault rappelle ce que les États eux-mêmes affirmaient dès 1944 (peu avant la chute du nazisme, alors que la Seconde Guerre mondiale avait déjà fait des millions de morts) : la conférence générale de l'Organisation internationale du travail, alors réunie à Philadelphie, déclarait que « la pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ». Ne pas l'avoir mesuré, en particulier à l'issue de la crise de 1929, a grandement contribué à la montée des nationalismes, du racisme, du nazisme et à la Seconde Guerre mondiale.
Aujourd'hui, se replier sur le « chacun chez soi » relève d'autant plus de l'illusion dangereuse que, à l'échelle internationale, le patronat utilise ces migrations pour déstabiliser le droit du travail et mettre les salariés en concurrence. Bernard Thibault le remarque également : d'un côté les migrations augmentent et, de l'autre, le travail des enfants, la surexploitation des femmes, l'esclavage lui-même, croissent également. Le travail forcé et celui des enfants génèrent pourtant plusieurs milliards de dollars de profit chaque année pour ceux qui les exploitent…
D'où plusieurs conventions de l'OIT sur les droits des migrants et des travailleurs migrants. Celle de 1949 d'abord, peu de temps après la fin de la guerre, stipule que leur traitement ne saurait être inférieur à celui des ressortissants du pays concerné. En termes de protection sociale par exemple, ce que l'Europe continue d'ignorer superbement, en particulier pour les travailleurs détachés. Celle de 1975 (la n° 143) ensuite, plus complète – et que la France n'a toujours pas ratifiée –, prône une vision humaniste des flux migratoires, l'égalité de traitement et la liberté syndicale pour les travailleurs d'où qu'ils viennent, souligne que ceux qui sont illégalement employés ne peuvent être tenus pour responsables de leur situation et plaide en faveur de sanctions contre les employeurs et réseaux qui exploitent une main-d'œuvre ainsi soumise à la clandestinité. Bernard Thibault remarque cependant qu'en ce domaine, l'UE prétend pouvoir contourner le droit international. En ce domaine, et pourquoi pas dans d'autres demain…
Engagés contre le racisme
Ceux qui tirent profit de cette concurrence internationale organisée du tous contre tous, où des vies humaines sont en jeu, ont tout intérêt à diviser les victimes de leurs politiques : les bas salaires contre les privés d'emploi, les salariés du privé contre ceux de la fonction publique, les citoyens d'un pays contre les travailleurs migrants et contre les réfugiés. Les extrêmes droites européennes en font leur fonds de commerce.
SOS Méditerranée et l’Aquarius au secours des réfugiés
Mais le racisme et les idées toxiques qui l'accompagnent imprègnent pour une part la société, le salariat, sans épargner certains militants syndicaux eux-mêmes. Plusieurs participants au débat en témoignent : lorsque, dans le Pas-de-Calais par exemple, la présence massive de réfugiés et la nécessité de sécuriser des installations, portuaires ou autres, servent de prétexte à la non-installation d'entreprises ou à la suspension de certains emplois, il semble plus facile de désigner les réfugiés comme responsables. Pourtant, la connaissance entre les uns et les autres, les relations humaines qui en découlent, contribuent à déconstruire les a priori, à nourrir des solidarités du quotidien. Comme c'est le cas à Calais, ou à la frontière franco-italienne…
Un tri dans les centres d'hébergement d'urgence Gérard Collomb, ministre de l'Intérieur, a publié le 12 décembre 2017 une directive qui fait fi des principes d'inconditionnalité d'accueil dans les centres d'hébergement d'urgence et de l'exercice de leur métier par les travailleurs sociaux : il entend y envoyer des équipes mobiles pour y distinguer les réfugiés des autres migrants afin d'accroître le renvoi des sans-papiers dans leur pays d'origine. Le gouvernement prétend également faire adopter une nouvelle loi cette année durcissant les conditions d'accueil, accroissant la durée de rétention des migrants dits irréguliers, limitant leurs possibilités de recours. Plusieurs centaines d'Afghans ont déjà été renvoyés dans leur pays en guerre. Tandis que les citoyens acteurs de la solidarité passent, eux, devant les tribunaux…
Quand l'éthique est menacée
Mais plusieurs professionnels en témoignent aussi, avec émotion : c'est parfois l'éthique personnelle et professionnelle des salariés qui se heurte aux ordres reçus. Ainsi, les salariés des ports et docks de Dunkerque en charge de la sécurité auxquels les autorités demandent d'en dégager des migrants décident de refuser, lors d'une assemblée générale, car de telles activités de police n'entrent pas dans leurs compétences. C'est le cas de policiers, également. Ou de cheminots qui voient des contrôles aboutir à des arrestations. Ou de routiers qui découvrent de jeunes mineurs tentant de s'échapper dans leurs camions, voire d'autres qui découvrent des corps sur les bas-côtés des autoroutes ou happés dans le tunnel sous la Manche… Ou de douaniers, sommés de renvoyer des canots loin des côtes.
Pour une solidarité européenne
Pour la plupart des États européens cependant, il ne s'agit pas seulement de « chacun pour soi », mais aussi de politiques visant à empêcher ceux qui accueillent des réfugiés de le faire, au nom d'un curieux intérêt européen commun. Comme le remarque Marco Cilento, de la Confédération syndicale européenne, il est urgent d'intervenir en faveur d'une solidarité entre États pour l'accueil des réfugiés et des migrants, qu'ils arrivent sur les côtes grecques ou italiennes, et de remettre en cause les politiques migratoires de l'UE (voir encadré p. 12). Les syndicats, eux, travaillent ensemble notamment grâce au réseau syndical européen sur le sujet, ou encore, comme l'explique Naima Hamami, secrétaire générale adjointe de l'UGTT tunisienne, au Réseau syndical de la migration méditerranéenne et subsaharienne (RSMMS).
Quand l'UE sous-traite sa politique migratoire La Turquie, le Liban et la Jordanie sont trois des pays qui ont accueilli le plus de réfugiés, notamment venus de Syrie. L'Union européenne, elle, entend distinguer ceux qui fuient les guerres et les persécutions et ont droit à l'asile – que plusieurs gouvernements veulent pourtant limiter – des réfugiés économiques ou climatiques. Et L'UE sous-traite. Elle a conclu en mars 2016 un accord avec la Turquie, qui vise à réduire la migration vers l'Europe. Ainsi, les premiers migrants dits « irréguliers » ont été renvoyés de Grèce vers la Turquie en avril 2016. L'Europe s'engage en contrepartie à accueillir au maximum 72 000 Syriens réfugiés en Turquie, laquelle doit prendre toutes les mesures pour empêcher de nouvelles routes de migration vers l'UE. L'UE forme également des gardes-côtes libyens pour empêcher l'arrivée de migrants sur le sol européen depuis ce pays. Les conditions d'esclavage auxquelles ceux-ci sont réduits dans la Libye toujours livrée à la guerre et au chaos, les enlèvements, les viols de masse et les assassinats ont cependant amené l'UE à en accueillir… quelques dizaines ou centaines.
Agir, ensemble
Pour la CGT, il est donc crucial de faire connaître les drames vécus par ces réfugiés qui fuient l'impossible et qui, pour espérer un avenir, sont confrontés aux risques les plus graves. La CGT et ses organisations interviennent avec ceux qui sont déjà sur le sol européen, qu'il s'agisse des travailleurs sans papiers en vue de leur régularisation, ou bien de l'accès de réfugiés dans les centres de vacances de comités d'entreprises comme autant de lieux d'hébergement, comme le fait, par exemple, la fédération mines et énergie au sein des CCAS. Il s'agit aussi d'aider les salariés à faire respecter le droit international et le droit humanitaire lorsque des ordres y contreviennent. Au-delà, c'est bien de sauvetage de ceux qui prennent la route de l'exil et de politique migratoire qu'il s'agit.
Pour Patricia Tejas, responsable du dossier à la CGT, l'intervention syndicale « est possible et indispensable » en France mais aussi sur le plan international, « en renforçant nos liens de coopération et de lutte avec les syndicats du monde » et « en pesant dans les instances internationales » et sur le plan européen, « en forçant l'Union européenne à reconnaître et appliquer les conventions de l'OIT et en dénonçant » les accords de sous-traitance des flux migratoires à « des pays tiers ».
Un travail à mener, comme le souligne Francine Blanche, avec d'autres organisations syndicales de part et d'autre de la Méditerranée et avec les associations. Deux questions sont particulièrement d'actualité, souligne-t-elle : la fin du règlement de Dublin, lequel contraint les demandeurs d'asile à déposer leur demande dans le premier pays de l'UE traversé, et la fin du traité du Touquet, qui fixe les conditions de la sous-traitance à la France du contrôle de la frontière britannique. Il s'agit d'intervenir pour des politiques migratoires en Europe et en France enfin dignes des valeurs humaines élémentaires.
SOS Méditerranée : l'engagement de la société civile En plus de 150 opérations en mer, l'Aquarius, le bateau de sauvetage affrété par de l'association SOS Méditerranée a sauvé en moins de deux ans près de 26 000 personnes. En 2013-2014, explique Fabienne Lassale, l'une des responsables de l'association, alors que les naufrages en mer sont de plus en plus médiatisés, l'Italie lance l'opération Mare Nostrum : 150 000 personnes seront ainsi secourues. Mais l'Italie est seule à faire face, concrètement et financièrement. L'opération cesse. Des citoyens décident de s'engager. SOS Méditerranée est créée. En juin 2015, une souscription citoyenne est lancée, qui permet de récolter en six semaines 275 000 euros et d'affréter l'Aquarius. Aujourd'hui, SOS fonctionne comme un réseau d'associations de France, d'Allemagne d'Italie et de Suisse. Le bateau compte un équipage, une équipe de sauveteurs et une équipe médicale. Cela lui revient à… 11 000 euros par jour, principalement collectés au sein des sociétés civiles. En dépit des difficultés, notamment au large des côtes libyennes, SOS Méditerranée entend poursuivre sa mission vitale face à la faillite des États. Parmi les êtres humains sauvés, de plus en plus de jeunes, de mineurs isolés, de femmes, dont de nombreuses femmes enceintes : plusieurs bébés sont nés sur l'Aquarius.
Témoignages
Secours en mer : une obligation
Jean Philippe Chateil, officier retraité de la marine marchande, secrétaire général de la fédération CGT des officiers de marine marchande
Officier de la marine marchande retraité depuis 2009, Jean-Philippe Chateil cumule 32 années de navigation à son compteur. Il est l'un des initiateurs et organisateurs de la journée d'échange du 14 décembre. Zoom arrière sur une autre période de migration massive, celle des années 1980 et des « boat people », où des milliers de Vietnamiens quittaient leur pays pour chercher asile ailleurs. À l'époque, « il n'y avait aucune interdiction d'assistance en mer, nous appliquions tous la tradition maritime de porter secours à toute personne en détresse en mer et chaque jour, nous sauvions des centaines de vies humaines sans qu'aucun ordre ne nous enjoigne de “tourner la tête” ».
Aujourd'hui, d'où qu'ils soient issus, les migrants fuient la guerre, la misère ou la famine, les crises écologiques… « Dans les années 1980, tous les navires en mer de Chine portaient assistance à tout migrant en détresse, témoigne Jean-Philippe. Aujourd'hui, en Méditerranée, on entend si peu parler de navires de commerce ayant récupéré des migrants que l'on doit s'interroger sur des ordres éventuels qui auraient pu être donnés aux officiers ou aux équipages. » Face à ce drame aux portes de l'Europe qui s'érige en forteresse, Jean-Philippe Chateil souhaite raviver l'esprit des années « boat people » ; et faire pression sur l'État français pour qu'il prenne enfin ses responsabilités face à cette tragédie humanitaire.
Sauver des vies
Antoine Lefebvre, capitaine de navires de transport de passagers, membre de SOS Méditerranée
C'était en 2016, année inaugurale pour l'Aquarius. SOS Méditerranée venait d'acquérir son navire grâce à une opération de financement participatif. Volontaire bénévole sur deux missions de sauvetage en mer, Antoine Lefebvre désirait agir concrètement : « Je ne pouvais plus rester les bras croisés sans rien faire devant la détresse humaine. » Il a passé quatre mois à bord de l'Aquarius. Deux en été et deux autres en hiver, les plus marquants : « Avec des vagues qui atteignent jusqu'à 1,50 mètre, on s'attend à moins de migrants, c'est tout le contraire. […] Ils préfèrent mourir en mer plutôt que de “vivre” en Libye. »
Quand, au large des côtes, l'Aquarius a reçu les coordonnées GPS de bateaux en détresse, Antoine, jumelles vissées sur les yeux, scrute l'eau pour détecter la moindre embarcation sur la ligne d'horizon. « Si on ne les voit pas, ce sont 150 personnes qui meurent, voire bien davantage selon l'embarcation. » Quand l'Aquarius repère le bateau, rien n'est gagné pour autant. Pour les canots pneumatiques, « il faut d'abord distinguer leur couleur (les blancs sont plus costauds que les gris), ce qui nous permet d'adapter notre action au type d'opération nécessaire ». Les sauvetages d'embarcations en bois (souvent de plusieurs centaines de passagers) sont délicats, car il y a un pont supérieur, un pont inférieur et parfois des gens accroupis : les risques sont énormes. D'abord, vérifier l'état de l'embarcation. Ensuite, calmer les gens qui, à la vue de l'Aquarius, sautent de joie ou paniquent et finissent en mer, sans gilet de sauvetage : « Alors, très vite, le courant disperse les corps. » Puis tout un travail, notamment médical, s'engage sur le navire de sauvetage.
De retour en France, Antoine se dit prêt à repartir : « J'ai appris des choses sur notre humanité : que des gens se battent, quelles que soient les difficultés, et qu'ils transforment le monde. »
Défendre l'éthique professionnelle et le droit
Manuela Dona, secrétaire générale du syndicat national des douanes CGT
La politique migratoire du gouvernement percute de plein fouet l'éthique professionnelle et personnelle des salariés de plusieurs professions. C'est particulièrement le cas dans les douanes, comme l'explique Manuela Dona, secrétaire générale du syndicat national des douanes CGT. L'administration des douanes (DGDDI), qui dépend de Bercy, compte quelque 16 500 professionnels, dont environ 600 marins. Parmi leurs missions : le contrôle de légalité des pêches, la protection des mers et du littoral, notamment en cas de pollution maritime, la lutte contre la fraude, et le sauvetage en mer. Pourtant, explique Manuela Dona, l'administration a jugé bon de leur attribuer de nouvelles missions, qui les ont particulièrement heurtés, dans le cadre de la participation de la France à l'agence européenne Frontex, laquelle a pour objectif officiel d'améliorer la gestion intégrée des frontières extérieures de l'Union européenne (UE). Or, Frontex participe à hauteur d'environ 75 % au financement de nouveaux équipements douaniers français (un patrouilleur, une vedette garde-côtes et un avion). En contrepartie, la douane française doit à l'agence soixante jours par an au minimum.
Grèce, premier succès
Dans ce cadre, à la suite de l'accord entre l'UE et la Turquie, la DGDDI a appelé 60 à 80 douaniers français à se porter volontaires pour une mission en Grèce de « réadmission de migrants vers la Turquie », à la seule condition de parler des rudiments d'anglais et de savoir manier les méthodes coercitives. Une demande « humainement et politiquement indigne », pour la CGT. Les pressions du syndicat, son intervention auprès de la Commission des droits de l'homme et une action coordonnée avec la fédération des finances et les syndicats grecs ont été un succès : la DGDDI a dû abandonner cette « mission ».
Contrôle versus sauvetage
« Frontex n'en est pas restée pas là, explique Manuela. La France s'est engagée à participer à un “vivier” de Frontex pour intervenir dans les cinq jours “à la demande d'un État soumis à une très forte pression migratoire ou […] si un État […] n'a pas pris les mesures nécessaires à la gestion de ses frontières*”. »
Qui plus est, souligne la douanière, l'administration entend justifier ces interventions par la nécessité de lutter contre le terrorisme, « assimilant honteusement migrants et terroristes potentiels ».
Et en mer, plus que du sauvetage, c'est du « contrôle » que sont censés réaliser les douaniers, raconte Manuela avec émotion : des réfugiés en détresse recueillis sur les bateaux mais devant rester sur le pont, des équipes médicales absentes des navires (pour que la France n'ait pas l'obligation de les accueillir), des migrants décédés rejetés à la mer en dépit des recherches des familles et de leur deuil dès lors impossibles… Serait-ce cela, les nouvelles missions de douaniers ? Pour la CGT, comment l'accepter ?
* Source Douane infos n° 395 de décembre 2017.
Un enjeu humain, syndical et de société
Grégory Glorian, secrétaire de la CGT du Pas-de-Calais
Dans la pratique de l'accueil des migrants, Grégory Glorian est en première ligne. Secrétaire de la CGT du Pas-de-Calais, il a côtoyé les migrants de Sangatte et de la tristement célèbre « jungle », depuis leur mise en place jusqu'à leur démantèlement successif. Les deux pieds ancrés le réel calaisien, Grégory est convaincu de la nécessité, pour les syndicats, de se mêler de ce sujet « très difficile et délicat, y compris pour nombre de nos militants CGT ».
« Les populations qui arrivent à Calais dans l'espoir de rejoindre l'Angleterre ont beaucoup évolué : au départ, des diplômés très qualifiés – médecins, avocats, ingénieurs… –, aujourd'hui, principalement des gens très jeunes, sans qualification et que les autorités publiques ne cessent de chasser dès leur arrivée en gare. Pourtant, autour des migrants, est née une économie locale, légale et illégale, qui profite essentiellement à ceux qui vous expliquent qu'il faut les chasser ». Pour Grégory Glorian, les questions migratoires représentent un enjeu syndical. Il s'agit de peser sur cette question qui est avant tout humaine, mais jamais dissociée de celle du travail. Sans négliger la dimension éminemment politique de l'accueil des migrants. « Ne pas mener ce combat humain, cela contribue à banaliser les discours racistes de l'extrême droite qui, à force, risquent d'être entendus. À nous de communiquer, d'expliquer, de convaincre, d'aider aux rencontres et aux liens ».
Montrer l'indicible
L'exil, les frontières sont rarement loin du travail du photojournaliste et romancier Patrick Bard. Au carrefour de ces thèmes, les photos de Patrick Bard pour l'association SOS Méditerranée ont été exposées dans le patio de la CGT lors de la journée de mobilisation autour des migrants, le 14 décembre 2017. « J'ai contacté SOS Méditerranée à l'été 2015. Je voulais continuer ce sujet commencé 28 ans plus tôt avec les boat people vietnamiens, avec une question : y a-t-il eu une évolution ? SOS Méditerranée était alors toute jeune. En février 2016, je suis allé en Allemagne pour embarquer à bord de l'Aquarius, direction Marseille puis Lampedusa… »
Patrick Bard constate que ce qui a changé n'est pas l'exil, la migration, les réfugiés, mais « l'accueil qui n'est plus le même ». Et aussi qu'une très forte majorité de ceux qui partent souhaitent retourner dans leur pays. « On ne quitte pas, par exemple, la Libye pour un voyage initiatique, mais pour troquer une mort certaine contre un mince espoir de survie. On part parce qu'on est forcé de partir. Pour sauver sa vie ou tenter d'aider sa famille… Comme l'a dit Bertrand Badie lors de la soirée SOS Méditerranée à l'Institut du monde arabe, les frontières ont été inventées au XIVe siècle et le fait qu'aujourd'hui environ 3 % de la population mondiale les franchissent est un apport, un enrichissement et non une menace. Mes photos ne sont pas pour ceux qui se sentent déjà concernés, mais pour atteindre ceux qui ne sont pas convaincus. Lorsque je photographie, je sais déjà si je montrerai ou pas l'image, car il faut qu'elle fasse réagir, prendre conscience. »
À lire : Les naufragés de l'enfer. SOS Méditerranée titre ainsi son livre de témoignages recueillis sur l'Aquarius. Cet ouvrage de l'association, qui sauve des vies humaines « sur la route migratoire la plus mortelle au monde, en mer Méditerranée, au large de la Libye », aide à mieux cerner l'ampleur d'une tragédie d'aujourd'hui.