« J'ai voulu raconter l'émergence d'un fantastique espoir de justice sociale », écrivait Jean Vautrin, en préambule de la bande dessinée Le Cri du peuple. Pour le 150e anniversaire de la Commune, la série culte reparaît en intégrale. Tardi nous parle de ce polar historique devenu l'une des pierres angulaires de son œuvre. Selon lui, la Commune ouvre sur le xxe siècle, dramatique, en particulier celui des « poilus » de la Première Guerre mondiale, qu'il a beaucoup dessinés.
Jaques Tardi
Comment avez-vous découvert la Commune de Paris ? Et par quel détail travaillez-vous sur ce sujet ?
Il y a très longtemps, j'ai regardé un film russe sur la Commune de Paris. Il s'agissait d'un film tourné en décor, à Moscou, qui n'avait rien à voir avec nos rues et avec les costumes tels qu'on les imagine. J'avais trouvé ça très lyrique, mais cela n'allait pas du tout dans le sens de la documentation. Tout cela m'était resté en tête…
Ensuite, Jean Vautrin m'a demandé de faire la couverture de son roman, Le Cri du peuple, et tout cela m'est revenu. C'est ainsi que je lui ai proposé d'adapter son bouquin. Ce qui est intéressant pour moi, c'est cette formidable histoire, cette envie de liberté dans les rues de Paris. Mais n'oublions pas le décor, Paris, les barricades, et ce que l'image peut rendre pour servir ces événements.
Je comprends que vous travaillez, non pas comme un historien, mais comme un dessinateur…
Ma recherche est autant au niveau de l'image qu'au niveau historique. Comme je dessine, je suis obligé de me renseigner. Si on laisse de côté les grands axes et des bâtiments comme l'Hôtel de Ville, qui était déjà en place et qui finira incendié, il ne reste pas grand-chose du Paris de la Commune. J'habite dans le 20e arrondissement, un quartier historique. Je suis à deux pas du Père- Lachaise, de la rue Haxo, de la rue de la Chine, où il s'est passé des choses.
C'est le côté repérage. Si je fais quelque chose qui se passe à Paris dans les années 1950, je vais sur place, je fais des photos. Quand je fais des choses sur la Première Guerre mondiale, c'est pareil. Je vais sur le terrain, parce qu'il est nécessaire de voir à quoi cela ressemble, de s'imprégner de l'ambiance, de s'asseoir au pied d'un arbre et d'imaginer le « poilu » dans sa tranchée.
L'envie avec Le Cri du peuple, c'était de faire une bande dessinée historique ou un polar ?
C'est Eugène Sue ! C'est la tradition du roman-feuilleton qui paraissait dans les journaux, et qui est remplacé par les séries à la télévision aujourd'hui. Il y a le bagnard, des petits voyous, des femmes, des enfants. Tout ce peuple de Paris qui va contribuer à constituer la Commune. Ce peuple qui, après l'humiliation de la guerre de 1870, le premier siège de Paris, ne veut pas rendre ses canons qui sont sur le champ Polonais. Il est bien évident que Thiers ne voulait pas que Paris soit armé, il fait affaire avec les Prussiens. Il ne voulait pas être emmerdé par le peuple…
L'adaptation du roman de Jean Vautrin vous a-t-elle contraint pour imaginer le dessin, les dialogues ?
Si vous racontez froidement l'histoire de la Commune du 18 mars jusqu'à la fin, il y a des ouvrages d'historiens. On n'a pas besoin de l'image. Ce qui m'intéresse, c'est de capter le lecteur avec des personnages et de l'embarquer dans une histoire et dans l'Histoire. L'ambiguïté du roman historique, où l'on va mélanger les personnages fictifs et réels, c'est aussi de faire parler des personnages qui ont existé.
Vous ne savez pas ce qu'ont dit les personnages, mais vous allez être obligé de leur faire tenir des propos qu'ils n'ont pas tenus. Tout ce que dit Jules Vallès [fondateur du journal Le Cri du peuple et élu de la Commune, NDLR], cela vient de Vallès, de L'Insurgé. À un moment donné, il parle d'un voisin de palier qui s'appelle Tardy, avec un Y… Je ne pouvais pas rater ça, mais cela s'est réellement passé. Je suis assez scrupuleux sur ce genre de choses.
On a l'impression que l'épisode qui vous touche le plus est la Semaine sanglante, la répression de l'utopie de la Commune matée par les troupes de Thiers. Ces combats me rappellent les affrontements de la Première Guerre mondiale, que vous avez maintes fois dessinés…
Je peux comprendre ce qu'il y a dans la tête d'un flic ou d'un général qui va faire fusiller ses hommes, qui est un salopard, et qui suit un protocole pour faire régner l'ordre et la discipline. Mais j'ai quand même du mal. Je ne me vois pas à un poste de commandement. Je m'identifie beaucoup plus « au pauvre type ». Celui qui est en bas de l'échelle, qui subit une situation qu'il n'a pas voulue, qu'il ne maîtrise pas, et qui cherche à se tirer du merdier. C'est cela, pour moi, le poilu.
Il peut aussi être mû par une envie de bloquer l'envahisseur et de se battre. Se battre pour son pays, cela veut dire se battre pour sa famille, son bétail, et pas se battre pour préserver l'argent des riches, parce que c'est cela qui est mis sur la table. On est là à se faire trouer la peau pour le bien de gens privilégiés, qui pactisent bien souvent avec l'ennemi. Ce sont les ennemis du peuple, des pauvres gens auxquels je m'identifie.
En 2013, vous avez refusé la Légion d'honneur. Est-ce que cela entre aussi dans votre parti pris pour le peuple, votre penchant naturel en faveur des gens de la rue contre ceux de pouvoir ?
Vous avez dû le sentir, j'ai un côté anar. La Légion d'honneur, je n'en ai strictement rien à foutre. Napoléon lui-même disait que c'était un hochet qu'il avait créé pour faire plaisir à ses généraux. Je ne marche pas dans des combines officielles. D'autant plus qu'à cette époque-là, on allait célébrer le centenaire de la Première Guerre mondiale. Je devais faire une espèce de fresque, comme un panorama qui la raconte. L'idée avait été acceptée, j'avoue que la performance m'intéressait…
C'est à ce moment-là qu'ils ont voulu me refiler la Légion d'honneur. J'ai dit : « Bon, allez on arrête tout ! Puisque c'est comme ça, je suis pris, c'est un piège. Il n'y aura pas de panorama, il n'y aura rien du tout ! » J'avais l'impression d'être manipulé. Mais je n'en sais pas plus, je n'ai pas interrogé la ministre de la Culture de l'époque [la socialiste Aurélie Filippetti, NDLR]… Non, non, les médailles, ce n'est pas mon truc. Mon père avait eu la croix de guerre et des médailles militaires, il les avait montées en porte-clés. C'est vous dire le respect qu'on peut avoir pour ce genre de choses.
Le premier tome du Cri du peuple a été publié il y a bientôt vingt ans. En quoi la Commune résonne-t-elle encore avec notre époque ? Vous allez me parler des Gilets jaunes ?
J'y pense, oui !
C'est un peu tôt pour savoir s'il y a un lien. Le lien, c'est pour le moment celui du ras-le-bol, de la révolte. Il y en a marre des abus des gens qui sont au pouvoir, qui nous emmerdent, qui nous dictent des mesures qu'ils ne respectent pas eux-mêmes. Je ne parle pas des mesures sanitaires les plus récentes. Mais sur le Covid-19, on a quand même vu défiler un tas d'incompétents, de menteurs qui, les yeux dans les yeux, débitent des sornettes – par exemple cette histoire des masques –, et qui sont toujours en place aujourd'hui.
Ils n'ont absolument aucun regret, pas la moindre honte. Ils sont là pour toucher leur paye. Ils ne sont pas là pour votre bien, ni pour le mien, alors qu'ils sont censés être responsables de notre sécurité et de notre santé. Tout cela m'écœure profondément. Peut-être que le temps des communards reviendra. Moi, je l'espère !
À retrouverDans la NVO de mars 2021, un dossier spécial sur la Commune de Paris à l’occasion de son 150
e anniversaire.
À suivre, à partir de la semaine prochaine, une bibliographie détaillée sur la Commune.