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Économie

Les entreprises sous emprise de la finance

24 octobre 2024 | Mise à jour le 24 octobre 2024
Par | Photo(s) : © Jérôme Leblois / AFP
Les entreprises sous emprise de la finance

L'industrie pharmaceutique, qui bénéficie d'aides aux entreprises massives, est une des plus rentables. Ce qui n'empêche pas Sanofi de se débarasser de pans entiers de ses activités depuis plusieurs années.

Les cinquante dernières années ont été marquées par un retour en force du capital parmi les parties prenantes des entreprises. Ce mouvement de financiarisation, associé à une obsession croissante pour les profits et la réduction des coûts, a chamboulé en profondeur les organisations du travail. Cette enquête est à retrouver dans le numéro 11 du trimestriel la Vie Ouvrière consacré à l’entreprise.

Cela fait vingt et un ans qu'en octobre le mouvement patronal Ethic célèbre en grande pompe la Fête des entreprises. « J'aime ma boîte ! » proclame le slogan de l'événement, que les salariés sont invités à reprendre en cœur sur leur lieu de travail. L'objectif du raout est de « reconnaître son entreprise avant tout comme un lieu de vie, d'échanges, de création et de convivialité » et de « délivrer un message positif ». Comme si une opération de com de quelques heures suffisait à redonner de l'entrain aux salariés, sans doute jugés trop prompts, le reste de l'année, à dénigrer leur « boîte ». C'est méconnaître l'ampleur des crises que traverse le travail en France. Le problème n'est pas que les salariés se détournent des entreprises, ni même du monde professionnel. « Ces dernières années, le patronat aime parler d'une crise de l'engagement, mais l'idée qu'il y aurait une “grande démission” est démentie par les statistiques », y compris depuis la crise sanitaire, rappelle Maëlezig Bigi, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). En revanche, prévient-elle, « l'engagement des salariés se heurte à des conditions de travail très mauvaises et qui se dégradent encore ».

Les études françaises et européennes l'attestent année après année : les Français sont plus nombreux que leurs voisins allemands, néerlandais ou danois à être victimes de stress et d'épuisement, à subir des contraintes physiques et psychiques, mais aussi des discriminations dans leur entreprise. Le sentiment d'appartenir à un collectif de travail pourrait aider à supporter ces conditions, mais les Français sont moins nombreux que la moyenne de leurs homologues européens à trouver de l'aide ou du soutien au sein de leur « boîte ». Ils sont également moins souvent consultés sur les objectifs et peuvent rarement influer sur les décisions qui les concernent, signe d'un management à la française vertical et rigide. « D'un côté, le législateur pose de plus en plus l'entreprise comme le niveau adéquat de discussion sur les conditions de travail, quitte à y élaborer des normes moins protectrices que la loi. De l'autre, on réduit les espaces et le temps pour en discuter, comme le montre la suppression des CHSCT (comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, NDLR), et on oublie de se demander comment les risques professionnels sont construits et accentués par l'organisation du travail », relève Maëlezig Bigi, coautrice de Travailler au xxie siècle. Des salariés en quête de reconnaissance (Robert Laffont, 2015). Le rapport des Français aux entreprises est donc moins l'histoire d'un amour contrarié qu'un phénomène social profond, aux dimensions multiples.

 

L'entreprise érigée en modèle

Si l'on trouve des traces de structures entrepreneuriales dès l'Antiquité, c'est autour du xvie siècle, avec la multiplication des échanges et les progrès techniques, que de premières formes d'entreprises émergent aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni. La révolution industrielle, à la fin du xixe siècle, généralise le modèle des sociétés par actions, qui limite la responsabilité des investisseurs. Avec les préceptes des ingénieurs Frederick Taylor et Henri Fayol, ou de l'industriel Henry Ford, les entreprises deviennent le terrain d'application de l'organisation scientifique du travail.

Un bon siècle plus tard, l'Insee recense en France, dans les secteurs marchands non agricoles et non financiers, 4,5 millions d'entreprises, qui sont devenues un maillon essentiel du système productif. Ce nombre renvoie à des réalités diverses. Il y a les géantes, souvent filiales de multinationales devenues surpuissantes : moins de 300 sociétés concentrent ainsi un tiers du chiffre d'affaires et de la valeur ajoutée produite en France, ainsi que 28 % des emplois. Viennent s'ajouter 6 600 entreprises de taille intermédiaire (ETI), 158 600 petites et moyennes (PME) et plus de 4,3 millions de micro-entreprises. On trouve parmi elles les artisans, les commerces, les services à la personne et aux entreprises, mais aussi les micro-entrepreneurs, sous un régime fiscal et comptable spécifique qui concerne jusqu'à 1,2 million de personnes. Ces dernières décennies, l'incitation à l'entrepreneuriat a fait l'objet d'innombrables politiques publiques.

L'entreprise n'est pas qu'un objet économique, c'est une culture qui se diffuse dans tous les espaces de la société. Érigée en modèle, elle serait synonyme d'audace et de modernité, en opposition aux administrations, caricaturées comme sclérosées et anachroniques. C'est oublier que les entreprises bénéficient en parallèle d'une explosion des aides publiques.

Un autre mouvement de fond a chamboulé les sociétés depuis une cinquantaine d'années : leur financiarisation. À partir de la fin des années 1970, à la sortie des deux chocs pétroliers qui signent la fin des Trente Glorieuses, les fonds de pension américains se mettent à placer les cotisations de leurs épargnants sur les marchés. « Ce mouvement se répand partout dans le monde, car les prêteurs augmentent les crédits envers les entreprises qui offrent le meilleur rendement », décrit Pierre-Yves Gomez, économiste et professeur de gestion à l'école de management de Lyon. De nouvelles formes de raisonnement guident la stratégie des investisseurs. « Un industriel des années 1950 utilisait des outils comptables traditionnels pour savoir où investir, dans des secteurs qu'il connaissait : l'automobile, la sidérurgie, les assurances, illustre Pierre François, sociologue, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du capitalisme contemporain. La financiarisation induit des métriques de plus en plus abstraites, communes à différents secteurs pour les comparer entre eux. On ne se pose plus la question de savoir si un investissement peut rapporter de l'argent, mais s'il ne peut pas rapporter encore plus que d'autres qu'il ferait ailleurs. On ne raisonne pas seulement sur l'argent gagné l'année prochaine, mais sur la rentabilité escomptée à l'avenir, en actualisant les flux de revenus futurs. »

Les rapports entre capital et travail se trouvent bouleversés. « La financiarisation peut se décrire comme un retour en force du capital parmi les parties prenantes des entreprises, explique Pierre François. Les acteurs financiers, les investisseurs institutionnels, éventuellement les fonds spéculatifs, récupèrent plus de valeur et prennent plus de poids dans les décisions stratégiques. » Finie, l'ère du modèle managérial où « le dirigeant fixait le cap de l'entreprise et où l'actionnaire était rémunéré en fonction des bénéfices », souligne Pierre-Yves Gomez. Ce dernier « devient le créancier principal, il exige a priori son attente de résultat et un niveau de croissance, et dès lors, exerce un pouvoir considérable ». L'économiste y voit une « pathologie du capitalisme, car les impératifs financiers imposent leurs objectifs à l'économie physique de la production ». Dans un rapport rédigé pour le Bureau international du travail (BIT), l'économiste Olivier Favereau décrit un changement de paradigme : « On peut [formuler] l'hypothèse que l'alliance typique du fordisme (ou des Trente Glorieuses) entre directions et salariés (au détriment des actionnaires ?), s'est rompue au profit d'une nouvelle alliance directions-actionnaires : au détriment des salariés ? »

 

Les profits avant tout

En France, la financiarisation au sens propre ne contamine pas tout le tissu économique. « Elle concerne un petit nombre d'entreprises et un très grand nombre de salariés : les plus grosses entreprises cotées, beaucoup d'entreprises financières ou industrielles traditionnelles, en général de très grande taille, et fortement internationalisées, recense le sociologue Pierre François. Au contraire, les PME du commerce, ou du bâtiment, deux secteurs non négligeables, sont davantage à l'abri de ces logiques, de même que le tiers secteur et le médico-social. » L'obsession pour les profits, la quête de rentabilité et la mise en concurrence essaiment toutefois au-delà. Olivier Favereau, toujours pour le BIT, observe au cours de la période de financiarisation des entreprises une « domination normative de la finance, sur tous les plans : intellectuel, institutionnel et culturel ». D'après l'économiste, « un management-type s'est généralisé, qui a dissous les protections collectives du travail salarié, pour lui substituer une autonomie trompeuse, régulée par les nombres et instaurant une société individualiste de défiance généralisée ».

La taille et le périmètre des entreprises changent aussi. Des géants internationaux se construisent par le jeu des fusions-acquisitions pour capter le maximum de crédits, au détriment des grandes entreprises nationales. Leur structure se complexifie. La multiplication des filiales et des montages financiers brouille la cartographie des décideurs. Une partie des entreprises se recentrent sur leur cœur de métier et s'allègent d'une partie de leurs actifs, en délocalisant ou en externalisant. « Elles n'hésitent pas à recomposer régulièrement leur périmètre et leurs frontières dans une logique de modularité, résume Pierre François. L'entreprise devient comme une maison en Lego dont on peut facilement détacher des blocs. »

Les années 1980 marquent également une rupture dans la façon dont les entreprises perçoivent le travail. « La période de l'après-guerre est marquée par le fordisme : si le travail contribue à la croissance, il voit sa rémunération augmenter à travers la hausse des salaires », retrace Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences Po. Mais à partir des années 1980, « la concurrence globalisée et la menace pour le capital de s'en aller obligent les pays à trouver différents ajustements. Avec l'idée que, pour croître et s'en sortir, il faut vendre aux autres ». Aux États-Unis et au Royaume-Uni, la finance devient bel et bien le moteur de l'économie. L'Allemagne, elle, sort du lot par un capitalisme familial qui privilégie la qualité dans quelques secteurs-clés. Les pays scandinaves investissent dans l'éducation et la formation pour briller par l'innovation. En France, en revanche, « les entreprises comme les pouvoirs publics construisent un diagnostic commun qui domine jusqu'à aujourd'hui l'ensemble des politiques économiques : si les capitalistes ne trouvent pas chez nous de rentabilité suffisante, c'est que les salariés coûtent trop cher », pointe Bruno Palier. Résultat, « le travail n'est plus vu comme un facteur de production, mais comme un coût ».

Ce postulat partagé par les élites économiques et politiques amène les entreprises françaises à opérer un choix commun : dégraisser plutôt qu'innover ou monter en gamme.

« Les multinationales françaises délocalisent plus que celles de nos voisins et jusqu'à l'ensemble des chaînes de production, là où l'Allemagne conserve les activités à plus forte valeur ajoutée ». Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Science Po.

Elles adoptent aussi massivement la sous-traitance. En 2021, 38 % des entreprises, hors secteurs agricole et financier, y ont eu recours pour un montant de 372 milliards d'euros, d'après une étude de l'Insee sur cette pratique devenue « un mode incontournable d'organisation de la production ». « Pour rester compétitives, tant en matière de coût que de qualité, face à une concurrence accrue, les entreprises ont pu se recentrer progressivement sur leur cœur de métier », écrit l'Institut. En parallèle, la loi facilite le recours à l'intérim, symbole par excellence de la flexibilisation de l'emploi… et de sa précarisation.

 

Une obsession : le coût du travail

Ceux qui travaillent dans les activités externalisées sont en effet les premiers à subir cette pression sur les coûts. « Les salariés des sous-traitants supportent en moyenne plus de contraintes que ceux des donneurs d'ordres en ce qui concerne les rythmes de travail et les horaires, note la Dares. Ils ont un travail plus prescrit et plus contrôlé et déclarent un peu plus souvent que l'ambiance de travail dans l'entreprise n'est pas bonne. » C'est aussi chez les sous-traitants – et notamment dans l'intérim – que les accidents du travail sont les plus nombreux.

L'obsession des entreprises françaises pour le coût du travail les a par ailleurs poussées, ces dernières décennies, à se débarrasser des salariés jugés les moins rentables, à commencer par les seniors, l'une des catégories de la population les plus exposées aux discriminations à l'embauche. Bien qu'il remonte légèrement, le taux d'emploi des 55-64 ans, de 56,9 % en 2022, est encore très inférieur à celui des 25-49 ans (82,5 %) et à la moyenne européenne (62,4 %), d'après la Dares, le service statistiques du ministère du Travail.

Les salariés restés dans leur entreprise en dépit des restructurations subissent de plus une intensification du travail qui n'épargne aucune catégorie socio-professionnelle.

Augmentation des cadences, délais de plus en plus courts pour remplir ses missions à effectif constant, multiplication des tâches et des contraintes parfois contradictoires, et jusqu'au harcèlement moral érigé en méthode de management… Un cocktail délétère qui voit exploser les risques psychosociaux, dont la vague de suicides chez France Télécom, entre 2006 et 2011, signe le paroxysme.

La pression de devoir s'adapter en temps réel à la demande dans un contexte de concurrence mondialisée généralise des organisations du travail telles que le lean management et autres « juste-à-temps ». Lesquelles s'accompagnent de nouveaux outils de suivi, tels que des tableaux de bord. « Le résultat financier importe plus que le travail réel, qui devient invisible », analyse Pierre-Yves Gomez. Et les salariés se retrouvent de plus en plus seuls. « La logique individualiste des “hauts potentiels” est surestimée au détriment des collectifs, poursuit-il. On fait peser sur le salarié la responsabilité de délivrer un résultat défini par avance, ce qui peut se traduire par plus d'autonomie, mais une autonomie finalement très contrainte par le système de contrôle et de reporting. »

Isolés face à leurs objectifs, les salariés le sont aussi au sens littéral : avec la révolution numérique, l'entreprise se définit de moins en moins comme le lieu unique où le travail se produit. À partir de 2020, la crise sanitaire a accéléré le passage à un télétravail plus ou moins consenti, ou au flex office, nouvelle organisation des espaces « sans bureau fixe » qui permet aux sociétés de rogner sur les frais d'immobilier. Si une grande partie des salariés trouve des avantages au travail à distance, comme une meilleure conciliation avec la vie privée, la bascule s'est souvent faite à marche forcée. D'après l'Observatoire du télétravail réalisé par l'Ugict-CGT en 2023, plus de la moitié des répondants passés au télétravail ne disposent d'aucun dispositif d'évaluation du temps et de leur charge de travail. Le temps personnel se trouve alors colonisé, sans contreparties. Un tiers des salariés déclarent télétravailler en étant malades plutôt que de demander un arrêt à un médecin. Et jusqu'à 19 % des salariés au forfait-jour utilisent le temps gagné sur leurs trajets pour le travail.

En muant sous l'effet de ces révolutions successives, c'est enfin l'entreprise comme lieu de vie et creuset de cohésion sociale qui se transforme. Dans le cadre d'une vaste enquête internationale, le sociologue Olivier Godechot a cherché à savoir si les salariés de niveaux de salaires différents travaillaient encore dans les mêmes entreprises, au contact les uns des autres. « On se pose souvent la question de la cohésion sociale à l'échelle du résidentiel, mais peu à celle du travail, alors que des liens et du vivre-ensemble s'y créent », note-t-il. Or, le chercheur observe que la « mixité » des niveaux de salaires s'est réduite année après année. « En 1993, les membres du top 10 % comptaient seulement 26 % de salariés de la moitié inférieure nationale parmi leurs collègues d'établissement. Cette sous-représentation s'est accentuée au cours des trente dernières années : en 2019, le taux d'exposition des élites à la moitié inférieure des salaires s'élève à seulement 16,5 %, soit près de 10 points de moins. » Autrement dit, « le haut de la hiérarchie travaille de plus en plus dans un entre-soi et se retrouve de moins en moins exposé au bas de la hiérarchie des salaires ».

C'est un effet, là encore, des multiples transformations des entreprises, à commencer par la désindustrialisation. « L'industrie de l'après-guerre était un univers certes très hiérarchisé, mais il y avait dans les usines une coprésence, même si elle n'était pas toujours pacifique, de patrons, d'ingénieurs, de contremaîtres, d'ouvriers, d'employés, souligne Olivier Godechot. Ces lieux se sont réduits au profit d'entreprises de services dits à haute valeur ajoutée (banque, finance) ou à basse valeur ajoutée (commerce, restauration), qui sont très ségréguées. » Les réorganisations provoquées par la financiarisation, dont le recours à la sous-traitance, les délocalisations ou les plans de licenciement, renforcent eux aussi l'entre-soi : les salariés situés en bas de la hiérarchie sont évincés et ceux qui restent se concentrent dans ses plus hauts échelons.

« Le fait, pour les salariés du haut et du bas de la hiérarchie salariale, de se côtoyer au quotidien n'est pas “bon” en soi, juge Olivier Godechot, mais au moins il peut y avoir circulation d'informations et d'opportunités entre eux. La ségrégation de plus en plus forte des entreprises fait que les élites ne sont pas plus confrontées au bas de la hiérarchie salariale au travail que dans leur vie familiale ou résidentielle. » Un accélérateur de leur déconnexion, et in fine des fractures sociales, qui montre que réparer les entreprises et le travail devient plus que jamais un enjeu démocratique.