Les intermittents ne sont plus des OVNI
nvo : Depuis Londres, le premier ministre a lancé une nouvelle offensive, reprise par plusieurs de ses ministres, contre les droits des chômeurs et leur indemnisation. Quelle est votre réaction ?
Denis Gravouil : Manuel Valls s'aligne sur les déclarations de la frange la plus dure du patronat, pour
qui la dernière convention d'assurance chômage aurait dû consacrer beaucoup plus d'économies encore sur le dos des chômeurs. Il le fait depuis Londres où Tony Blair, dans les années 2000, suivi par Schröder en Allemagne, a mis en place des mesures drastiques contre les demandeurs d'emploi.
La CGT a assigné en justice les signataires de l'accord du 22 mars sur l'assurance chômage. Le délibéré du tribunal de grande instance de Paris est attendu pour le 18 novembre. Le premier ministre anticipe-t-il une décision qui nous serait favorable ? S'apprête-t-il à devoir ouvrir de nouvelles négociations dont il saisirait l'occasion pour tenter de durcir à nouveau les conditions d'indemnisation des chômeurs ?
Mathieu Grégoire : Ces déclarations sont d'autant plus inquiétantes quand on voit ce qui se passe dans d'autres pays y compris au sein de l'Europe. En Belgique, par exemple, les chômeurs de longue durée devront désormais effectuer deux demi-journées de travail d'intérêt général par semaine, pour continuer à percevoir leur allocation. Il s'agit d'une mise au travail non pas dans le cadre d'un emploi mais pour avoir droit à une indemnisation. La logique portée par Manuel Valls revient à renvoyer la responsabilité sur les salariés privés d'emploi à qui on demande de rechercher ce qui n'existe pas et que l'on punit de ne pas réussir à le trouver.
Eva Castro : Quand on fait du spectacle vivant, c'est parce que l'on a une vocation. On se forme, on veut travailler, on ne veut même que cela, on souhaite faire notre métier. On est disponible et flexible. Si on ne trouve pas assez de travail, ce n'est pas notre faute. Notre disponibilité, notre flexibilité doivent être payées. C'est très important. Federico Garcia Lorca disait du théâtre qu'il est « un des instruments les plus expressifs, les plus utiles à l'édification d'un pays, le baromètre qui enregistre sa grandeur ou son déclin ». Effectivement, il y a besoin de la culture, du théâtre, du cinéma, du cirque… pour que les êtres humains puissent s'épanouir.
Ces mesures sont présentées comme le moyen pour les chômeurs de garder un lien avec le travail. Qu'en pensez-vous ?
Denis Gravouil : Cela, c'est l'habillage. Il est vrai que les chômeurs qui n'ont plus aucun contact avec le travail ont encore plus de mal à retrouver un boulot. Mais en réalité, ceux qui incitent les gens à prendre n'importe quoi ont pour premier objectif une restructuration du marché du travail marquée par une très forte précarité. C'est bien l'enjeu qui était posé chez nous aussi lors des négociations de mars dernier.
En Allemagne ou au Royaume-Uni, la baisse du taux officiel de chômage s'est accompagnée d'une augmentation énorme et constante du nombre de travailleurs pauvres, selon le principe des vases communicants. La baisse des allocations, leur dégressivité, la réduction de la durée d'indemnisation n'aident pas les chômeurs à retrouver du travail puisque, pour ce faire, il faudrait d'abord créer des emplois.
Mathieu Grégoire : J'ajouterais qu'en envisageant d'introduire une dégressivité des allocations, le premier ministre semble vouloir mettre en cause les « droits rechargeables » créés par la dernière convention d'assurance chômage. Dans deux tiers des cas, ce nouveau dispositif engendre une baisse des indemnités journalières suite à la reprise d'un nouvel emploi et de sa perte, par rapport à la précédente convention. Mais les droits rechargeables ouvrent aussi la voie à une augmentation de la durée de couverture des chômeurs constituant ainsi une assurance qui n'aurait pas été forcément consommée.
Ou en sommes-nous aujourd'hui, après un été marqué par des manifestations nombreuses voire des grèves, un changement de ministre de la Culture ?
Denis Gravouil : On poursuit un combat qui ne veut pas être une lutte des seuls intermittents du spectacle. Même si ces derniers sont plus visibles, c'est un combat pour les droits de tous les demandeurs d'emploi, les six sur dix qui ne sont pas indemnisés, toutes celles et tous ceux qui vont être concernés par des baisses d'allocations…
Nous luttons notamment avec les intérimaires, grâce à l'USI-CGT, avec les chômeurs grâce aux comités de privés d'emploi. Il se trouve que sur les intermittents (annexes VIII et X), le gouvernement a pris des mesures pour amoindrir les effets de la convention chômage en ce qui concerne le différé d'indemnisation. Une mission a été confiée à un trio de personnalités et nous avons accepté de participer à la consultation lancée, avec la volonté que nos propositions soient enfin prises en compte. Mais nous ne sommes pas dupes.
Nous savons que cela sera difficile. Voilà pourquoi nous voulons placer ces discussions sous la vigilance de toutes celles et tous ceux qui sont concernés, c'est-à-dire l'ensemble des demandeurs d'emplois. La lutte a aussi obligé le gouvernement à stopper le massacre du budget de la culture. Certes, il est abusif de parler de « sanctuarisation ». Ce gel demeure insuffisant puisqu'il exclut certains opérateurs comme l'audiovisuel public ou l'Opéra de Paris et ne revient pas sur les baisses drastiques du budget mises en œuvre ces deux dernières années. Pour autant, le gouvernement s'apprêtait à annoncer une baisse de 20 % du budget de la culture sur les trois prochaines années. La lutte des intermittents l'a obligé à prendre des mesures qui auront des effets sur l'emploi.
« ON EST BEL ET BIEN DANS UNE LUTTE POUR LES PRÉCAIRES,
POUR
LES CHÔMEURS, POUR TOUS CEUX QUI
SONT CORVÉABLES À MERCI,
DÉMUNIS, FLEXIBLES. » EVA CASTRO
Mathieu Grégoire : Pour ce qui est la concertation menée par la mission sur l'intermittence, on est dans une phase où chaque organisation expose son point de vue. L'issue de ce processus est encore très indéterminée. Tout dépendra de ce qui se passera à l'intérieur mais aussi des rapports de force qui s'exprimeront à l'extérieur. Si ce mouvement perdure de manière forte et déterminée, les résultats ne seront évidemment pas les mêmes que si les intermittents rentrent chez eux.
Eva Castro : On est bel et bien dans une lutte pour les précaires, pour les chômeurs et pour tous ceux qui, dans notre société, sont corvéables à merci, démunis, flexibles. Et il n'y a pas que les intermittents qui sont dans cette situation.
Les intermittents du spectacle continuent d'être présentés comme des privilégiés, voire des profiteurs. Qu'en est-il ?
Mathieu Grégoire : En matière d'assurance chômage, il y a des règles spécifiques pour les intermittents du spectacle comme pour d'autres catégories telles que les dockers, les personnels navigants de cabines, les bûcherons, les journalistes et d'autres professions. Elles tiennent compte de la discontinuité de l'emploi.
Un examen des revenus perçus par les intermittents montre que ces derniers ne sont pas des privilégiés dans le sens où ils ne bénéficient pas d'allocations supérieures à celles des autres chômeurs. Il y a même des règles spécifiques parfois plus dures pour eux comme l'éligibilité qui requiert 507 heures en 10 mois pour les techniciens et 10,5 mois pour les artistes, alors que, dans le régime général, le seuil est à 610 heures en 28 mois. Mais surtout, si les intermittents étaient par le passé des exceptions, des sortes d'Ovni du salariat, la situation est aujourd'hui toute autre. L'intermittence se généralise. On compte désormais 1,7 million de chômeurs (catégories B et C) en activité réduite. Ce sont des salariés qui, à un moment donné, ont été au chômage et dans l'emploi, de fait intermittents.
Un tiers de ceux qui sont au RSA travaillent. On est donc sorti de quelque chose qui était binaire – soit on était pleinement dans l'emploi, soit pleinement au chômage – pour se retrouver dans une zone grise, pour des millions de salariés. Certaines de nos manières de réfléchir sont, du même coup, devenues obsolètes.
On voit bien à quoi correspond la notion de salaire de remplacement lorsque la situation est noire ou blanche. Mais dès lors que l'emploi est discontinu, avec éventuellement une flexibilité inférieure à un mois, la notion devient extrêmement abstraite. Que s'agit-il de remplacer ? Le combat des intermittents et de tout ce segment de salariés aujourd'hui dans la flexibilité pose la question d'une continuité de droits, de droits nouveaux.
Aujourd'hui, on dénombre quelque 7 millions de chômeurs. Qui peut croire que l'on va créer autant de CDI demain ? L'enjeu, c'est un statut plus adapté à des salariés qui sont, de fait, dans l'emploi flexible. On ne peut leur renvoyer qu'avec le plein-emploi, ils auront des droits. Sans doute faut-il des droits ici et maintenant. Le jour où les salariés à l'emploi discontinu auront des droits et un salaire digne, le jour où l'assurance chômage servira réellement à assurer des ressources de remplacement aux chômeurs sans servir de béquilles du marché du travail, les salariés à l'emploi stable n'auront plus sur la tête l'épée de Damoclès que constituent la précarité de l'emploi, la flexibilité. C'est un enjeu qui concerne tout le salariat dans ses intérêts les plus immédiats.
Denis Gravouil : Le revenu de remplacement fait référence au fait que tout le monde a droit à l'emploi. Le droit au travail est un droit fondamental. Ce n'est bien sûr pas la conception du patronat qui estime être le seul à octroyer le travail, les salariés devant, quant à eux, faire preuve de gentillesse pour avoir un emploi. Il nous faut effectivement ouvrir les yeux sur le fait que le plein-emploi n'est pas pour demain. Ce qui n'empêche pas la lutte pour une autre politique de l'emploi.
C'est le sens de la proposition que la CGT portait dans les négociations de la convention d'assurance chômage, de faire payer la précarité aux employeurs qui en sont les principaux responsables. Ils préfèrent, en effet, avoir recours à l'intérim ou aux CDD qui leur permettent de ne pas rémunérer l'ancienneté et plus globalement le travail réel, tout en maintenant la pression sur ceux qui sont dans un emploi dit « stable ».
C'est un phénomène que l'on retrouve y compris dans la fonction publique. La sécurité sociale professionnelle que défend la CGT peut paraître abstraite. Mais c'est quelque chose de très concret quand on la construit brique par brique. On peut, par exemple, imaginer des droits attachés à la personne et garantis collectivement, y compris en dehors du contrat de travail. Dans nos professions, n'a-t-on pas mis sur pied un régime de prévoyance qui nous assure une couverture en cas d'invalidité ou de décès, même si l'on n'est pas sous contrat de travail lorsque arrive l'accident de la vie ?
Eva Castro : L'intermittent, c'est quelqu'un qui, parfois, a un contrat d'une durée d'un jour. Entre deux contrats, il passe son temps à chercher du travail. Il peut nous arriver d'accepter des conditions de travail et de salaires qui sont de l'ordre du n'importe quoi parce qu'il nous faut les heures nécessaires pour bénéficier de l'ouverture de droits.
Beaucoup d'entre nous sont dans des situations terribles entre deux contrats. Sans compter que les répétitions ne sont pas toujours payées, pas plus que le travail de mémorisation des textes en cas de reprises, d'entraînement physique ou d'entretien. Un comédien n'arrive pas comme cela sur le plateau. Son travail ne se limite pas à l'heure de représentation. Il y a tout un travail en amont que le public ne voit pas mais sans lequel on ne peut faire notre métier.
Cet été, de nombreux spectacles à Avignon, mais aussi dans d'autres festivals, n'ont pas été présentés. Comment décide-t-on d'annuler une représentation ?
Eva Castro : C'est une décision très difficile à prendre. Faire un spectacle requiert un énorme investissement humain et matériel. Beaucoup de compagnies s'endettent pour aller à Avignon, par exemple. Ce festival, c'est la rencontre d'un public, c'est la rencontre des programmateurs, de la presse. Dire non, ne pas jouer un spectacle, ça va à contresens de ce que l'on fait. Notre première arme, c'est notre métier, c'est le spectacle.
Sur un plateau, je défends des choses qu'il est pour moi important de défendre. Ne pas le faire, c'est terrible. Décider de ne pas dire ce que je veux dire sur un plateau, me coûte beaucoup en tant que comédienne, en tant qu'être humain, être social, être politique. Mais quand, en dépit de tout cela, on décide d'annuler un spectacle, c'est pour montrer que le danger est énorme. Par cet acte, on signifie que monter sur scène aujourd'hui fera qu'on ne pourra plus le faire dans quelques mois.
C'est en pensant à demain que l'on sacrifie aujourd'hui des choses importantes. On le fait aussi pour le public, pour qu'il puisse continuer à voir beaucoup de spectacles de genres différents, dans le cadre d'une offre culturelle diversifiée et non pas standard, « vendable » car sans réelle exigence.
Denis Gravouil : C'est à chaque fois très difficile de faire grève, y compris parce que les intermittents sont aussi face à un employeur. Même quand celui-ci est d'accord sur les grandes idées que nous défendons, une grève a un impact économique. Mais notre action ne se résume pas à la grève. Elle a pris, cet été notamment, bien d'autres formes, comme les prises de paroles avant chaque spectacle.
On a le sentiment d'avoir ainsi convaincu le public, ce qui a fait très mal aux décisionnaires politiques qui viennent nous dire que tout va bien ou qu'il faut être raisonnables. Les ministres ont été faits « personæ non gratæ » dans les spectacles, pour leur rappeler qu'on ne peut apporter son soutien aux intermittents avant d'être au pouvoir et agréer ensuite la nouvelle convention assurance chômage.
Mathieu Grégoire c Les sociologues ont tendance à considérer que, lorsque l'emploi est précaire, les mobilisations sont improbables.
Les intermittents montrent que la grève est évidemment quelque chose d'important, un moyen extrêmement fort de faire réfléchir. Mais ils font aussi preuve d'imagination dans les formes d'action et dans l'entretien d'un rapport de force qui dure. Ils sont capables ainsi de demeurer un problème pour le gouvernement et de rester à la Une des médias. Cela me semble pouvoir faire réfléchir les autres salariés.
Eva Castro : J'ai trouvé très important de pouvoir discuter avec le public avant ou après les représentations et de lui permettre ainsi de découvrir la réalité et les spécificités de nos métiers. De la même façon, les rencontres interprofessionnelles qui se sont tenues dans cette lutte contre la convention d'assurance chômage ont permis des découvertes mutuelles très utiles.
Qu'attendez-vous des prochaines réunions dont la mission sur l'intermittence vient de publier le calendrier ?
Denis Gravouil : Nous avons enfin un calendrier comme nous le demandions, mais nous avons perdu beaucoup de temps pour travailler en particulier sur le chiffrage de nos propositions. On ne lâchera pas le morceau tant qu'elles n'auront pas été prises en compte. Le gouvernement a été obligé de nous entendre, maintenant nous avons bien l'intention de maintenir un rapport de force, avec des actions unitaires dans des formes diverses, pour ne pas seulement bousculer le gouvernement mais pour gagner des droits.
Mathieu Grégoire : Le trio de missionnés a mis sur pied un groupe d'experts dont je fais partie, chargé pour l'instant d'établir des chiffrages qui ne seraient contestés par personne. En clair, il s'agit de se mettre d'accord sur des constats quant aux coûts qu'aurait la mise en œuvre des différentes options avancées. Les chiffrages auraient pu être confiés à des organismes indépendants, comme cela a été envisagé, mais c'est finalement à l'Unedic que la tâche a été confiée. Cela suscite une certaine défiance chez des organisations dont la CGT quant aux expertises qui pourront être produites. J'estime que cela exigerait de la part de l'Unedic une transparence dont les conditions ne sont, pour l'instant, pas réunies.
Voir aussi : Intermittent, précaire à temps plein