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SANTÉ

Ces fonds privés qui s’engraissent sur la Sécurité sociale

6 septembre 2024 | Mise à jour le 6 septembre 2024
Par | Photo(s) : © Alain Apaydin / ABACA
Ces fonds privés qui s’engraissent sur la Sécurité sociale

Centres de santé, radiologie, médecine de ville : les acteurs financiers ne cachent plus leur appétit pour le secteur des soins. Leur course aux profits représente un réel danger pour la santé publique. Cette enquête signée Nathalie Rose est à retrouver dans le trimestriel La Vie Ouvrière.

Factures pour des couronnes dentaires jamais posées ou des bridges inutiles, facturations multiples, actes infondés, délabrement de dents saines… En avril 2024, l'Assurance maladie a déconventionné 10 centres dentaires du groupe Nobel Santé + pour leurs pratiques frauduleuses. Montant de l'escroquerie : 2,9 millions d'euros. à l'été 2023, ce sont 13 centres du réseau ophtalmologique et dentaire Alliance Vision qui ont été épinglés pour 21 millions d'euros de malversations similaires. On jette souvent la pierre aux assurés, mais, en 2023, plus de 70 % du préjudice financier subi par l'Assurance maladie émane de fraudes commises par les professionnels de santé. à eux seuls, les centres de santé ont représenté 58 millions d'euros de fraudes en 2023 contre 7 millions en 2022. Un énorme bond de 730 % ! « Alertés par des patients, d'anciens salariés ou via des atypies dans les remontées de données à la caisse, les enquêteurs de la Sécu font des investigations, contrôles médicaux à l'appui. Mais cela prend du temps », explique Fabien Badinier, directeur adjoint chargé du contrôle et de la lutte contre la fraude à la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam).

Cauchemar low cost

Les premières vérifications pour Nobel Santé +ont été lancées il y a deux ans. Le déconventionnement, lui, n'est possible que depuis 2022. Les remboursements des soins pour les patients chutent alors brutalement à quelques euros. Ces centres qui utilisent la carte Vitale des patients comme une carte bancaire préfèrent dès lors mettre la clé sous la porte. Ce ne serait que le début. D'autres officines de ce genre seraient dans le viseur de la Sécu. « Il y a eu une explosion de ces centres depuis une dizaine d'années et des dérapages accrus sont constatés ces dernières années », s'alarme Fabien Badinier.

Pour lutter contre les déserts médicaux, le législateur a assoupli la réglementation en 2009 : l'autorisation préalable de l'agence régionale de santé (ARS) est supprimée par la loi HPST (hôpital, patients, santé, territoires), ou loi Bachelot. à côté des centres de santé mutualistes ou communaux présents de longue date – et qui jouent un rôle social majeur –, des acteurs peu scrupuleux s'engouffrent dans la brèche et ouvrent des réseaux dentaires ou ophtalmologiques à tout-va pour en faire de véritables machines à cash. Des dérives financières qui ont gravement affecté la santé des patients, comme l'a montré un premier scandale retentissant, celui de Dentexia, en 2015. Surfacturations, soins inachevés, mutilations et complications, endettement : la chaîne de centres dentaires low cost, qui a fait près de 4 000 victimes, cumule 2 000 plaintes au pénal.

« Tout cela est un effet de la financiarisation de la santé, réagit Bernard Jomier, médecin et sénateur de Paris (groupe socialiste, écologiste et républicain).

La hausse des fraudes, destinée à accroître la rentabilité et rémunérer des actionnaires, s'avère difficilement compatible avec l'efficience des soins. Les ressources de la Sécu sont détournées au détriment de tous. » Bernard Jomier, médecin et sénateur de Paris

Ce généraliste est corapporteur d'une mission au Sénat sur la financiarisation du système de santé, autrement dit le risque que des acteurs extérieurs au système de soins y investissent afin d'en tirer une plus-value. Ses conclusions sont attendues, à l'été, notamment par le ministère de la Santé. Et pour cause.

 

L'appât du gain

La loi Khattabi de mai 2023 a rétabli le dépôt d'un dossier de demande d'agrément pour les centres de santé qui veulent ouvrir une activité dentaire, ophtalmologique ou orthoptique, ce qui devrait compliquer la tâche des aigrefins. Mais un autre visage de la financiarisarion, distinct de ces manigances, inquiète davantage encore : la prise en main par les investisseurs financiers.

En effet, à bas bruit, des fonds privés lorgnent désormais sur des pans entiers de notre système de santé.

La tendance n'est pas nouvelle. Elle s'est installée avec les cliniques, mais restait cantonnée à l'hôpital privé. Aujourd'hui, toute l'offre de soins serait concernée. Solvable, fondé sur la solidarité nationale, le système français dispose de nombreux atouts pour eux. Si certains investisseurs « se contentent » d'un dividende annuel (actionnaires, fonds de pension…), d'autres ne sont guidés que par la revente avec une plus-value, ce qui risque de mettre en péril notre modèle. Si la prise de conscience est là, il est difficile d'avoir une photographie claire de la situation. « Le phénomène de financiarisation est complexe et mal connu », déplore un récent rapport de l'Assurance maladie*, qui y consacre tout un chapitre. Il analyse notamment ce qui s'est passé dans les labos, « illustrant la difficulté à réguler le phénomène ». Depuis 2001, poussé par le gouvernement, qui espérait une baisse des tarifs, le secteur a connu une véritable concentration à coups de rachats massifs. Beaucoup d'affaires ont été vendues par les biologistes et sont ainsi passées sous la coupe des financiers. Conséquence : les laboratoires d'analyses médicales de ville sont aujourd'hui entre les mains de six principaux groupes privés (Biogroup, Cerba, Inovie, Synlab, Unilabs, Eurofins). A eux seuls, ils représenteraient plus de deux tiers des sites et détiennent un fort pouvoir de négociation.

Les pouvoirs publics l'ont découvert, à leur détriment, au moment de la pandémie de Covid. Lorsqu'ils ont voulu discuter du prix des tests de dépistage, ils se sont vu opposer une fin de non-recevoir. La crise sanitaire a bel et bien représenté une véritable manne pour ces groupes privés. Les tests PCR ont fait grimper leur chiffre d'affaires de 85 % en deux ans (2019, 5,14 milliards ; 2021, 9, 41 milliards), rapporte le quotidien Les échos. Leur rentabilité s'est envolée. Conséquence : les premiers investisseurs sont sortis rapidement avec des valorisations historiques. « La déconnexion entre les valeurs de marché des groupes et leur valeur réelle, associée à un taux d'endettement très important, fait craindre le risque d'un éclatement de ce qui s'apparente à une bulle spéculative », avertit l'Assurance maladie.

 

La déontologie méprisée

Cette mainmise pourrait-elle se produire ailleurs ? Démographie oblige, nous sommes à un tournant. à l'approche de la retraite, beaucoup de médecins libéraux mettent leur cabinet en vente, ce qui suscite l'appétit et, peu à peu, l'emprise des financiers, qui offrent des prix d'achats très élevés aux médecins. Une indépendance professionnelle est censée être en place, mais – comme l'exemple des laboratoires l'a illustré – elle s'avère partiellement inefficace. Le sujet est technique. En théorie, il est impossible pour les fonds d'investissement d'entrer dans les sociétés d'exercice libéral (SEL), qui doivent être majoritairement détenues par les médecins. Mais par d'habiles tours de passe-passe juridiques, et des montages de holdings, ils sont parfois parvenus à en prendre le contrôle. Restructurations, économies d'échelle, accélération des cadences, voire fermetures… Ils peuvent alors tirer les ficelles avec, en ligne de mire, un confortable retour sur investissement. Les décisions échappent alors potentiellement au médecin. L'Académie nationale de médecine s'en est alarmée. Dans un communiqué de 2022, elle pointe du doigt l'absence de transparence du montage, avec notamment le fait que les investisseurs n'apparaissent pas dans le capital auquel les sociétés de médecins vont se lier. Plus grave encore, les contrats les assujettissent à un arsenal de clauses sur les modalités de leur exercice, avec des sanctions si les objectifs quantifiés ne sont pas atteints – en nombre et types d'examens, par exemple. On est bien loin des règles déontologiques régissant leur profession.

 

La rentabilité ou la mort

Parce que plus faciles à « industrialiser », certaines activités avec des plateaux techniques comme l'anatomopathologie et la radiologie attirent davantage. Actuellement, 20 % de ce dernier segment, objet de toutes les convoitises, seraient contrôlés par des fonds privés, selon une note de Sciences Po.

« Les acteurs financiers proposent au médecin un prix d'achat trois à quatre fois supérieur à celui du marché. En échange, on lui demande de rester quelques années, mais il est peu à peu dépossédé de tout. Yann Bourgueil, médecin de santé publique et membre de la chaire santé de Sciences Po.

Ils font la même chose avec plusieurs cabinets, restructurent pour réaliser des économies d'échelle, et rationalisent l'offre de soins, détaille encore Yann Bourgueil. » Qu'on ne se leurre pas : en échange de ce prix d'achat exorbitant, la rentabilité devra être au rendez-vous, le but étant de revendre, quelques années plus tard, en encaissant une plus-value. En radiologie, la financiarisation consiste à mettre en place une organisation « optimale » de la pratique, décrypte Philippe Pradel, chirurgien. « Il suffit de se concentrer sur l'imagerie plus rémunératrice comme l'IRM et le scanner, en délaissant certains actes, comme l'échographie ou les biopsies de la thyroïde ou du sein, qui sont pourtant fondamentales dans la prise en charge des patients, détaille le président de la commission médicale d'établissement du Médipôle de Savoie. Peu à peu, dans ces organisations financiarisées (qui ne concernent pas notre établissement), les médecins peuvent se voir imposer une augmentation des cadences. Ils ne devront plus, par exemple, interpréter 20 IRM dans une journée, mais 30. Pour cela, on recrutera non plus un radiologue mais un manipulateur radio pour gagner en cadence. Ils pourraient même se voir imposer d'analyser les images à distance, sans perdre de temps à examiner ou expliquer les résultats aux patients. Ce serait une gestion de la santé à travers un tableur Excel, déshumanisée. » Au placard, l'indépendance et l'autonomie des médecins, place au retour sur investissement !

Pour éveiller les esprits de ses pairs, Paul-Gydéon Ritvo a cofondé Corail (Collectif pour une radiologie indépendante et libre). « La biologie craque parce que les actionnaires ne savent plus où trouver des marges. Nous avons le sentiment que, pour eux, la santé représente une marchandise comme une autre. Mais que va-t-il se passer si ça n'est plus rentable ? Vont-ils fermer les labos comme on ferme de simples sandwicheries ? » Cercle vicieux : la discipline est aujourd'hui délaissée par les jeunes médecins.

 

On ne prête qu'aux riches

Dégradation ou réduction de l'accès à l'offre de soins, menace de flambée des prix : pour les patients, les dangers sont réels. « L'arrivée des fonds de pension montre qu'il y a péril en la demeure, souffle Gérard Raymond, président de France Assos Santé. Le risque est d'avoir un système à plusieurs vitesses, en fonction de l'épaisseur du portefeuille du patient. C'est une remise en cause de l'accès aux soins de qualité pour tous. » Il n'est pas le seul à tirer la sonnette d'alarme. « On a vu les dérives de ces mouvements de rachat par de gros acteurs financiers pour les maisons de retraite avec le scandale Orpea. Cela doit nous alerter », insiste le médecin de santé publique Michel Naiditch, qui appelle l'état à réagir.

Les fonds de pension sont sur tous les fronts. Il y a deux ans, le groupe Ramsay a voulu racheter des centres de la Croix-Rouge, « non pas parce que c'était intéressant financièrement, mais dans une logique de verticalisation, pour envoyer les patients dans leurs cliniques faire des actes rémunérateurs », relève Olivier Milleron, cardiologue hospitalier et membre du Collectif inter-hôpitaux. Un avis partagé par Arnaud Chiche, anesthésiste-réanimateur et président du collectif Santé en danger : « Les financiers s'intéressent à la médecine de ville, car c'est un mode de recrutement de la patientèle. »

Il est encore possible de stopper l'hémorragie. Le 10 juillet 2023, le Conseil d'état confirmait la radiation, par l'Ordre national des vétérinaires, de quatre établissements. Une décision qui pourrait, si elle était transposée à la médecine, stopper cette financiarisation. Mais la tâche est loin d'être aisée face à l'agilité juridique des groupes d'investissement. C'est beaucoup pour l'Ordre national des médecins, qui préfère s'en remettre à l'état. Dans un communiqué déplorant les dérives actuelles, où des financiers orientent l'activité dans les cabinets « avec la lucrativité pour seule finalité, au détriment de la santé publique », il appelle le législateur à endiguer le phénomène « avant qu'il ne devienne irréversible ». Bernard Jomier le résume avec cette question fondamentale : « Les cotisations sociales des Français ont-elles vocation à payer les retraites d'Australiens ou d'Américains ? »