Les punks ont définitivement clos les années 1960 et le rêve afférent d'un monde meilleur, aussi sûrement que la première crise pétrolière en 1973 a mis fin aux Trente Glorieuses. En 1979, en Angleterre, l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher va se traduire par un clash libéral, sous le signe de luttes étouffées. Après la reine, la Dame de fer sera la cible des groupes de rock.
CHRONOLOGIE
Mai 1979
Margaret Thatcher devient premier ministre et lance sa politique libérale.
Mai 1980
Première vague de privatisations avec limitation du droit syndical.
Avril-juin 1982
Victoire du Royaume-Uni sur l'Argentine aux Malouines.
Mars 1984
Début de la grève des mineurs qui durera un an.
Octobre 1986
« Big Bang » avec libéralisation de la City et des marchés.
Juin 1987
Troisième victoire des conservateurs aux législatives.
Octobre 1987
Krach à Wall Street et crise à la City, la privatisation de BP est un échec.
Mars 1990
Émeutes contre la Poll Tax, Thatcher est remplacée par John Major.
Le premier choc pétrolier en 1973 ne s'est fait ressentir que deux ans plus tard, quand la facture pétrolière est venue miner les économies européennes, alors que la musique hésitait entre rock progressif et retour aux sources. L'Angleterre se trouve à la traîne, avec son industrie vieillissante, ses institutions défaillantes, sa monnaie et son commerce extérieur en chute libre, pendant que dans les rues, la colère monte avec des populations excédées de se voir privées d'avenir.
En 1976, histoire de faire table rase du passé, quelques groupes de rock anglais comme le Clash, les Damned ou les Buzzcocks, à la suite des Sex Pistols, inventent leur musique qui donne le la à une nouvelle révolte qui refuse de regarder en arrière et affirme que tout un chacun peut faire de la musique en y mettant des idées, du sien et beaucoup d'énergie. Leur « No Future » signifie qu'il n'existe aucun futur pour personne quand tout est enlisé, hypocrite et géré par des castes et une royauté de pacotille qui vit de ses rentes.
Anarchy in the UK
Ainsi, en 1977, les titres phares des Sex Pistols « God Save the Queen » (« Que Dieu protège la Reine et son régime fasciste ») ou leur « Anarchy in the UK », clamant « Je suis un antéchrist/Et je suis un anarchiste/Je ne sais pas ce que je veux/Mais je sais comment l'avoir » provoquent un véritable choc. Et un immense scandale qui fera florès aux États-Unis comme en France, à porter des discours aussi revendicatifs que ceux des années 1960, mais cette fois marqués par un pessimisme narquois et un cynisme affirmé sur la fin du monde tel qu'il pouvait être rêvé avant eux.
Deux ans plus tard, les conservateurs défont les travaillistes, en prônant un libéralisme à tous crins, suite à l'obtention par le gouvernement précédent d'un prêt de 4 milliards du Fonds monétaire international. Lequel exige en contrepartie une politique déflationniste de compression de la masse monétaire et de réduction des déficits publics, ainsi qu'une amélioration de la productivité des entreprises. Ce sera l'optimisation de ce credo qui gardera Thatcher au pouvoir dix ans en l'appliquant à la lettre et sans état d'âme, pour déréguler la société anglaise par des privatisations et une libéralisation de tous les secteurs de l'économie.
Ghost town
En 1980, après avoir aboli le contrôle des changes, Thatcher lance sa politique de privatisation pour démanteler l'État conçu par les travaillistes et enlever tout pouvoir aux représentants syndicaux, avec adoption d'une loi sur l'emploi limitant le droit syndical (réglementation sur les piquets de grève, le monopole syndical d'embauche et interdiction des grèves de solidarité). En quelques mois, le groupe ska multiethnique les Specials fait un tube, « Ghost town » (« Ville fantôme »), décrivant un Londres déserté par ses habitants : « Pourquoi la jeunesse doit-elle se battre contre elle-même ? Le gouvernement nous laisse sur le carreau. Cet endroit est une ville fantôme. Plus aucun job pour nous. Les gens sont en colère ». Début 1981, des émeutes éclatent dans les villes les plus touchées par le chômage : Brixton, Southall, Manchester… Entre 1979 et 1982, le nombre de chômeurs passe d'un million et demi à plus de trois millions.
L'épisode de la guerre des Malouines, en 1982, fera refleurir le sentiment national anglais et les conservateurs y gagneront un second mandat, non sans que certains s'en offusquent, comme le chanteur Elvis Costello avec son titre « Shipbuilding » qui évoque des constructions navales en stand by pour cause de guerre ou encore le groupe anarchiste Crass qui fait le décompte des morts de la guerre en posant spécifiquement la question au premier ministre britannique : « How Does It Feel To Be The Mother Of A Thousand Dead » (« Quel effet cela fait-il d'être la mère d'un millier de morts ? »).
Margaret on the Guillotine
En mars 1984, Thatcher décide de fermer vingt mines de charbon et de licencier 21 000 mineurs, déclenchant la grève la plus dure de son mandat. Un an après, les grévistes reprendront le travail sans y avoir rien gagné. Les syndicats y perdront la quasi-totalité de leur influence (les trade unions perdent quelque 5 millions de syndiqués entre 1979 et 1990). Les grévistes auront durant tout ce temps été soutenus par le Red Wedge, un groupe d'artistes qui aura levé des fonds et organisé des concerts de charité pour les grévistes, avec Paul Weller et Billy Bragg.Même le Pink Floyd qui se demandera, très ironique sur « The Post War Dream », s'il existe un après à la guerre en ces temps troublés.
La période 1986-1988 est aussi marquée par un ensemble de mesures facilitant les activités internationales de la City et par des privatisations massives : avec 29 entreprises représentant 800 000 salariés, de British Petroleum à British Telecom et British Steel. Restructurées et assainies par l'État, elles sont une affaire pour les acquéreurs, quand en plus leur vente amortit le déficit public.
« NO FUTURE » : AUCUN FUTUR N'EXISTE QUAND TOUT
EST ENLISÉ, HYPOCRITE, GÉRÉ PAR DES CASTES ET UNE ROYAUTÉ DE PACOTILLE
En 1987, le krach de Wall Street fera perdre un quart de sa valeur au marché boursier international. Simultanément, le nombre de fonctionnaires diminue et les dépenses publiques sont comprimées, surtout les budgets dédiés au logement, aux transports et au service de santé. Et là, c'en est trop, la riposte culturelle est à la mesure des pertes subies : Elvis Costello avec « Tramp the Dirt Down », sur le mode « qu'elle dégage vite fait cette pourriture » ou Morrissey qui s'attire les foudres de la justice avec « Margaret on the Guillotine » (« Les gens bien ont fait ce rêve merveilleux : Margaret sur la guillotine. Parce que des gens comme vous me fatiguent vraiment. Quand allez-vous mourir ? »)
London Calling
L'année 1990 sera fatale à Margaret Thatcher. L'instauration de la Poll Tax, nouveau système de fiscalité locale très inégalitaire instituant un impôt foncier égal pour tous, lui enlèvera finalement le soutien de son parti et fera de John Major le nouveau résident du 10 Downing Street.
En dix ans, la structure de l'emploi se sera fortement modifiée avec la poursuite du déclin industriel et la montée des emplois précaires dans les services. De nombreuses personnes se seront retirées du marché du travail, faute de perspectives.
Le recul des politiques sociales et l'allégement de la fiscalité sur les hauts revenus auront accru les inégalités sociales. Les inégalités régionales, elles aussi, se seront aggravées, les vieux bassins miniers et industriels étant particulièrement touchés. En mars 1990, des émeutes éclatent contre la Poll Tax, Thatcher est remplacée par John Major. L'année suivante, le groupe The Clash sort un coffret de trois albums, Clash on Broadway, reprenant quasiment l'ensemble de leurs morceaux, dont l'emblématique « London Calling »…
BIOGRAPHIE
L'énergie de la rage
Né en 1956, John Lydon, alias Johnny Rotten, a été élevé dans le quartier ouvrier de Finsbury Park, conglomérat de logements sociaux vétustes, au nord de Londres. Là où les coupures d'électricité sont monnaie courante à la fin des années 1960 et où les poubelles attirent les rats. Il attrape une méningite à 7 ans, à jouer dans les flaques d'eau et, lui qui savait lire et écrire à 4 ans, mettra quatre années à s'en remettre, sortant de l'hôpital en ne reconnaissant même pas ses parents. Son éducation populaire dans des classes de cancre l'amène à dévorer la bibliothèque de quartier pour comprendre le monde et ses activités extrascolaires, parrainées par l'Église, lui donnent un goût de la révolte qui ne le quittera plus. À 18 ans, il intègre les Sex Pistols, antéchrist incarné et anarchiste déboulonnant la royauté, il s'avère un redoutable parolier. Il y fustige l'hypocrisie anglaise et devient le héraut d'un mouvement qui fait table rase du passé, en témoignant d'un monde sans avenir. S'apercevant qu'il est figé dans une posture, il quitte le groupe et va monter PIL (Public Image Limited), un autre, plus avant-gardiste, qui va jouer de tous les registres musicaux jusqu'à aujourd'hui. Entre-temps, il aura fait l'acteur dans des reality shows, animé une émission sur les animaux sauvages et joué dans une production avortée de Jesus Christ Superstar. Ses mémoires témoignent, sur le ton pincé qui est le sien, avec une bonne dose d'ironie, d'un homme très attachant, aussi malin qu'irritant et insatiable lanceur de bons mots.
La rage est mon énergie,
de John Lydon, éditions du Seuil,
304 p., 25 euros.