Quel État gère ?
Plus d’une centaine d’organisations associatives et syndicales ont publié, mi-décembre, un appel commun pour dénoncer la pérennisation, voire la constitutionnalisation de... Lire la suite
Nadia Doghramadjian : La crainte de la Ligue des droits de l'Homme (LDH) est que ces lois remettent complètement en cause les garanties fondamentales des citoyens. Nous sommes dans un État de droit, avec une Constitution, c'est-à-dire la loi fondamentale qui garantit droits et libertés. Or, vouloir constitutionnaliser la déchéance de nationalité et l'état d'urgence, c'est les mettre au même niveau de la hiérarchie des normes juridiques qui régissent le pays ; alors que nous disposons déjà de tous les moyens pour régler ce type de problèmes.
Notre inquiétude majeure concernant l'état d'urgence, c'est que cela touche au principe de séparation des trois pouvoirs qui fondent les démocraties, avec la remise en cause de l'indépendance de la justice et des juges, puisque c'est au préfet, qui n'est pas indépendant du gouvernement, qu'on va donner ce pouvoir. De même, on nous parle de contrôle a posteriori, mais qui sera effectué par le juge administratif, qui n'est pas non plus indépendant.
Quant à la déchéance de la nationalité pour les binationaux, cela signifie que les citoyens ne sont a priori pas égaux, bien que toute personne ait pourtant droit à une nationalité. Sans compter que tout cela ne sert à rien, car déchoir un terroriste de sa nationalité ne va pas le dissuader. Ou alors, c'est une mesure de vengeance de l'État qui punit a posteriori le mauvais citoyen
Pascal Joly : L'état d'urgence a pour conséquence de créer un climat particulièrement anxiogène au sein de la capitale, plus encore qu'en province.
Et le gouvernement profite à l'évidence d'un « effet d'aubaine » pour faire passer des mesures régressives et antisociales. Il y a à mon avis un lien très clair entre la volonté acharnée de prolonger et de constitutionnaliser l'état d'urgence et les projets politiques en cours, comme on le voit avec la loi El Khomri. Car un climat anxiogène où tout le monde suspecte tout le monde est un puissant facteur de division dans le monde du travail, qui ne favorise pas les mobilisations, surtout quand l'état dispose de moyens répressifs exceptionnels pour entraver, voire mater une résistance sociale.
Et je pense que le gouvernement savait déjà, avant les attentats, ce qu'il voulait faire avec cette loi Travail et qu'elle a fait partie des éléments de sa ré exion sur la constitutionnalisation de l'état d'urgence, qui n'est en fait que la pointe de l'iceberg, un arbre qui cache la forêt.
N.D. : Pour revenir à l'instrumentalisation de l'état d'urgence, les premiers assignés à résidence ont été les militants écologistes autour de la 21 COP qu'on ne peut pas soupçonner de terrorisme : ou alors il faut revoir la définition de terroriste : ce qui montre bien qu'on utilise l'état d'urgence pour se débarrasser de ceux qui « gênent ».
Céline Verzeletti : Le pire c'est que, quand on commence à rogner sur les libertés, on n'y gagne pas en contrepartie plus de sécurité, c'est tout l'inverse. Au lendemain des attentats, l'état d'urgence se justi ait, mais au-delà, c'est contre-productif parce que cela peut même produire de l'insécurité.
Quand on fabrique plus d'injustice, qu'on stigmatise des catégories de personnes, cela peut alimenter encore plus d'exclusion, exacerber les tensions et au final, cela peut produire encore plus de violences. Il est loin d'être prouvé que moins de libertés signi e plus de sécurité. Cet argument-là : dont on a très peu débattu : il faut le mettre en avant.
N.D. : On a d'ailleurs tendance à amalgamer sécurité et sûreté. C'est Sarkozy qui a commencé à dire que la première des libertés, c'était la sécurité, en faisant référence à la déclaration de 1789. Sauf que, dans cette déclaration, le terme de sûreté voulait dire aussi ne pas dépendre de l'arbitraire d'état. Et c'est important, parce qu'on se retrouve à perdre les libertés qui permettent de vivre démocratiquement. Sans compter qu'il y a déjà eu trente-six lois contre le terrorisme depuis le début des années 1980.
C. V. : Autant de lois liberticides qui n'ont pas fait reculer le terrorisme et n'ont donc pas apporté plus de sécurité. Mais jamais on ne fait le bilan de ces lois.
N.D. : Et concernant la déchéance de nationalité, comme pour le changement de la procédure pénale, on entend des discours politiques de ceux qui nous gouvernent conduisant davantage à diviser la société qu'à faire société ; puisqu'on série les méchants : qui ont tous un physique ou une couleur de peau particulière : et les autres.
C. V. : Les choses sont pensées, oui. Ensuite, il y a des effets d'aubaine, comme le dit Pascal Joly, qui permettent aux gouvernements d'aller plus vite, plus loin. Je vois, moi, une cohérence entre toutes les réformes de la dernière décennie : de fortes régressions sociales, d'une part, et dans le même temps, des lois qui attaquent les libertés, notamment collectives.
« Les cibles prioritaires sont ceux qui pourraient jouer le rôle de contre-pouvoir. »
Céline Verzelletti
Je pense qu'on continue de nous imposer des politiques de plus en plus libérales : et ce n'est pas nouveau : mais que pour ce faire, il faut à présent abaisser autant que possible le niveau de riposte qu'il peut y avoir en face, pour empêcher les individus de s'organiser collectivement, de débattre ou d'intervenir dans la société pour se mêler de ce qui les regarde.
D'ailleurs, les cibles prioritaires sont ceux qui pourraient jouer le rôle de contre-pouvoir, comme certaines organisations syndicales, certains partis politiques, certaines associations qu'on affaiblit en diminuant leurs dotations. Tout cela, je le relie au rapport avec nos institutions européennes ; où l'on voit bien que les décisions sont prises en des lieux de plus en plus éloignés du citoyen et par des personnes non élues, pour que les citoyens n'aient plus de prise sur ces décisions.
Et dans toutes les réformes en cours, quel qu'en soit le sujet, il y a toujours une part de remise en cause de la démocratie et de la participation du citoyen à la prise des décisions. Je pense que nos gouvernements successifs craignent le soulèvement populaire, parce qu'ils voient bien qu'il y a de plus en plus de misère, de précarité, d'exclusion et ils veulent, je pense, contenir tout cela pour ne plus avoir d'opposition. Et surtout, pour qu'il n'y ait plus de politique non plus.
Voilà quand même des années qu'on nous explique que gauche ou droite, c'est la même chose, qu'il n'y a pas le choix, qu'économiquement il n'y a qu'une seule solution et que, si on veut se sortir de la crise, cela ne relève pas de choix politiques, mais de décisions qui s'imposent à nous sans qu'elles ne souffrent le débat, comme par exemple baisser le coût du travail, etc.
« Les réformes territoriales et de l'État portent atteinte à la citoyenneté. »
Pascal Joly
P.J. : Derrière tout cela, il y a un projet de société, et qui vient de loin, mais dont la mise en œuvre s'accélère brutalement. Ce projet vise à garantir la plus grande rentabilité possible des capitaux. Tout ce qui se met en place aujourd'hui répond point par point à ce type d'orientation politique.
Ensuite, il y a, ou pas, des opportunités d'en accélérer la mise en œuvre et cela passe par des lois liberticides. Mais bien avoir en tête que ces lois sont pensées bien en amont. Il n'y a qu'à voir la loi sur le renseignement ou, plus récemment, la loi Rebsamen qui, sur le seul plan social, est une sacrée amputation des droits des organisations syndicales et des salariés dans l'entreprise. Autre illustration criante : les réformes territoriales et de l'état, qui por- tent une atteinte sans aucun précédent à la citoyenneté, parce qu'elles éloignent les citoyens des lieux de décision et, mieux encore, elles privent les élus de proximité de leur pouvoir d'agir.
N.D. : Je dirais même d'un état ultra-autoritaire. Un État où les citoyens sont petit à petit dépossédés du peu de pouvoir qu'ils pouvaient avoir puisque, pour rappel, le summum de la citoyenneté, pour une large majorité, c'est de glisser un bulletin dans une urne tous les cinq ans. Mais à cela s'ajoute aujourd'hui une sorte de démission du politique, pour que les gens pensent qu'il n'y a plus rien à faire, et qu'ils se résignent à accepter ce qu'en réalité, on leur impose.
« Il faut sans relâche contribuer à la prise de conscience et agir avec ses moyens. »
Nadia Doghramadjian
C.V. : Mais ce qu'on voit là, avec la contestation de la loi El Khomri et la très forte mobilisation de la jeunesse et du mouvement social, c'est que les choses commencent à changer.
P.J. : L'enjeu est toujours le même : assurer la survie d'un système de production à bout de souffle. Sauf qu'à ce stade de crise de ce système capitaliste, sa survie n'est aujourd'hui plus compatible avec la démocratie, au point qu'il y a comme une obligation de remise en cause de la démocratie par les gouvernements successifs, de droite comme de gauche.
C.V. : Oui mais les choses ne sont pas figées. Tout est fonction du rapport de force qu'il y a en face. Il est vrai qu'il a été très faible jusqu'ici et que si les choses avancent à une telle vitesse, c'est parce que nous n'arrivons plus à nous opposer ni à avancer nos propositions. C'est agrant avec ce projet de loi Travail, où le gouvernement va jusqu'à remettre en cause tout le droit du travail acquis depuis cinquante ans.
Il le fait parce qu'il pense qu'il peut le faire, que peu de résistances se manifesteront. Et quand elles surgissent, il tente de les briser. La répression syndicale à laquelle on assiste en ce moment en est une parfaite illustration : il s'agit d'empêcher ceux qui persistent à s'opposer, à se battre, à s'organiser collectivement, en les réprimant plus fortement. Les Goodyear condamnés à de la prison ferme, c'est pour faire un exemple, en faisant le pari que, dans le cadre de l'état d'urgence, la vague de soutien qui s'est exprimée n'aurait pas lieu.
P.J. : Mais tout cela est toujours masqué derrière un habillage idéologique, qui se résume à deux arguments : soit convaincre l'opinion publique que la régression, c'est pour le bien de tous, ou alors, que ça n’existe pas. Par exemple, l’état d’urgence qui rogne les libertés, c’est pour garantir la sécurité de tous les citoyens.
Autre exemple avec la loi Travail : on abaisse les droits des salariés, mais c'est pour que tout le monde ait un emploi. Bref, on le voit bien, il y a tentative de domination culturelle, mais les événements récents et singulièrement la contestation de la loi Travail, montrent que cette domination n'est pas parachevée. Qu'il y a encore une grande capacité à nous organiser, à résister comme nous le faisons en travaillant avec la LDH dans les collectifs de défense de la citoyenneté tels que « Nous ne céderons pas ».
N.D. : Il faut continuer de remettre en cause ce projet de constitutionnalisation de l'état d'urgence et de la déchéance de nationalité. Continuer d'en débattre, de faire réfléchir, parce que tout le monde n'en est pas encore persuadé, notamment du côté des élus. Il faut sans relâche contribuer à la prise de conscience et, chacun à sa place, agir avec ses moyens.
Par exemple, nous, la LDH avec la FIDH, nous sommes joints à la plainte de cinq personnes qui avaient été assignées à résidence contre le ministre de l'Intérieur. En parallèle à ce type d'action, nous poursuivons notre travail de ré exion sur la démocratie, sur ce qu'elle est aujourd'hui, et sur ce qu'elle doit être demain ; sur les formes d'exercice de la démocratie, le comment vivre dans une démocratie avec des citoyens qui soient pleinement citoyens.
P.J. : La CGT y travaille aussi, et depuis longtemps, avec des propositions pour plus de droits qui renforcent la citoyenneté des salariés dans les entreprises, qu'il faudrait aujourd'hui réactiver.
C.V. : Sur la loi El Khomri, la CGT est très claire : nous en demandons le retrait, mais dans le même temps, on va plus loin avec des propositions pour un nouveau Code du travail du XXIe siècle, qui propose de nouveaux droits. On ne se contente pas du retrait de ce projet de loi, parce qu'on serait à mi-chemin de quelque chose.
On va voir, avec la manifestation du 31 mars, après celle du 9, que les gens se mobilisent malgré l'état d'urgence. Et que cette réponse du tout-sécuritaire n'est faite que pour empêcher de réfléchir au reste, notamment aux causes du terrorisme. D'ailleurs, Valls n'a-t-il pas dit que « expliquer, c'est excuser » ? Cela indique que le gouvernement ne veut plus travailler sur les causes, pour mieux imposer le tout-répressif.
N.D. : Valls me fait penser à ces professeurs qui ne se remettent jamais en cause en considérant que c'est l'élève qui est mauvais. C'est tout le contraire d'un dialogue ; cela veut dire « Je vais vous expliquer que j'ai raison ».
P.J. : C'est précisément ce qui vient de se passer avec la pétition « Loi travail, non merci », où la première réponse du gouvernement a été de dire : vous n'avez pas compris, on va vous la réexpliquer. À nous de lui rétorquer que nous y voyons clair et que nous refusons ce qu'il comptait nous imposer pour notre bien commun.
Propos recueillis par Nathalie Carmeni
Retrouvez cet article dans le cahier URIF de la NVO de mars 2016
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