« Considérer le numérique comme un bien commun ? », entretien avec Pierre Musso
Un point sur l’enjeu numérique avec Pierre Musso, philosophe de formation, professeur des sciences de l’information et de la communication. Lire la suite
Révolution informationnelle » ou « numérique », voire « digitale » dans la novlangue managériale anglicisée. Quel que soit le nom qui lui est donné, cette mutation technologique bouleverse autant nos conditions de vie que l'ensemble des secteurs d'activité. Outre les smartphones regorgeant d'applications, notre environnement compte désormais des plateformes internet donnant accès à une multitude de services, des imprimantes 3D, de la robotique…
Et ce ne sont que les prémices de l'intelligence artificielle (IA), un concept et des techniques aussi fascinants par ses potentiels bénéfices en termes de qualité de vie, qu'effrayants par ses conséquences sur nos emplois et plus largement sur la société.
Depuis 2012 la Commission européenne enquête régulièrement sur les attitudes des Européens « face à l'impact de la numérisation et de l'automatisation sur la vie quotidienne ». Selon cet Eurobaromètre, les citoyens du Vieux Continent estimaient, en 2017, que « les technologies numériques les plus récentes ont un impact positif » sur l'économie (75 %), leur qualité de vie (67 %) et la société, mais ils étaient 72 % à juger que les robots « volent les emplois » et autant à penser que « l'utilisation des robots et de l'intelligence artificielle va supprimer plus d'emplois qu'elle ne va en créer ».
Certes, la peur de voir la technique remplacer les travailleurs est ancestrale, mais elle a été ravivée par l'irruption du travail ubérisé, facilité par le statut de micro-entrepreneur qui permet d'effacer, en apparence, celui de salarié. Ces dernières années, plusieurs études ont affirmé que le numérique et la robotique menaceraient jusqu'à plus de la moitié des emplois, entraînant pauvreté et disparition de la classe moyenne. Pour autant, des techno-optimistes prédisent que le temps libéré par les robots pourra être consacré aux loisirs.
Avec L'Avenir du travail, son rapport sur les Perspectives de l'emploi 2019 publié le 25 avril dernier, l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) s'efforce de nuancer ces scénarios : si elle « n'envisage pas un avenir sans emploi » ni même ubérisé, elle estime que « 14 % des emplois existants pourraient disparaître au cours des 15 à 20 prochaines années » (16,4 % en France) et que « 32 % devraient changer radicalement » (32,8 % en France).
Un « défi » face auquel elle demande aux gouvernements d'adopter des « politiques efficaces », faute de quoi « de nombreux individus, notamment les moins qualifiés, resteront en retrait du monde du travail ».
« La CGT considère qu'il n'y a pas de déterminisme technologique, martèle Jean-Luc Molins, secrétaire national de l'Ugict-CGT et animateur du groupe de travail sur le numérique, le numérique sera ce qu'on en fera. » Pour l'heure, la plupart des dirigeants d'entreprises n'y voient qu'un moyen de booster la productivité au détriment des conditions de vie et de travail des salariés. Ils le déploient sur les rails du vieux système productif issu du taylorisme et qui se caractérise par la déshumanisation du travail et la captation d'une grande partie de la valeur produite par les détenteurs du capital.
Or, aujourd'hui, les moyens de pousser le système à son paroxysme existent : la chasse aux temps morts, érigée en modèle de management depuis trente ans, peut être optimisée grâce à des logiciels de contrôle du temps de travail. Ils pressurent autant le chauffeur Uber et le livreur Deliveroo que le salarié de l'entrepôt Amazon ou du drive de l'hypermarché. Sous une forme plus sournoise, la même logique est à l'œuvre avec les salariés hyperconnectés qui ne perçoivent ni le surplus de travail qu'engendre le fait de répondre à leurs mails le soir, le week-end ou en vacances, ni qu'il s'agit de travail gratuit.
Quant au secteur du numérique, il recèle de nouvelles problématiques comme la dissimulation de microtravail. Indispensable à l'IA et externalisé, celui-ci consiste en microtâches exécutées à domicile par des personnes payées quelques centimes pièce (indexer des vidéos pour des plateformes, enregistrer la même phrase que l'enceinte connectée reconnaîtra en toutes circonstances, etc.) C'est le crowdworking ou travail des foules. Mais la grande nouveauté, c'est que ces entreprises ne tirent pas la plus grande partie de leur valeur de leur activité visible (transport de passagers, réseau social…) mais des données de connexions récoltées auprès de leurs utilisateurs, c'est-à-dire du travail invisible qu'est la production de données.
L'État n'est pas plus vertueux que les entreprises : il table sur le numérique pour atteindre ses objectifs de croissance et de baisse de la dépense publique. En attendant que les résultats économiques ruissellent sur le PIB national, il espère engranger des gains de productivité dans la fonction publique. C'est ainsi que peut se résumer sa réforme Action publique 2022, ordinateurs, applications et autres plateformes devant se substituer à nombre de fonctionnaires dont les postes vont être supprimés.
Tel le consommateur auquel le numérique donne les moyens de s'auto-exploiter chaque fois qu'il accomplit gratuitement une tâche qui était auparavant salariée (payer des achats ou faire des retraits à des caisses ou guichets automatiques), le citoyen va devoir coproduire le service auquel il a droit (déclaration d'impôt en ligne, obtention d'une carte grise…). Le 16 janvier dernier, le Défenseur des droits a cependant alerté sur les risques d'inégalités d'accès aux services publics liés à la dématérialisation des démarches administratives.
En cause : la fracture numérique qui est territoriale, générationnelle, culturelle et sociale, mais aussi le « risque de transfert de charge vers les associations et le risque de basculement vers le secteur privé et payant. D'ailleurs, note Jean-Luc Molins, actuellement les écrivains publics débordent d'activité et des tas d'associations se montent pour faire de la médiation numérique. » Et d'alerter sur un autre risque potentiel : celui de « l'accaparement des données publiques par des acteurs du privé ».
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La promptitude de nos chefs d'entreprise à intensifier le travail et capter la richesse produite (avec le soutien de l'État) comporte au moins un danger pour le pays : celui de manquer un virage technologique de plus. Pour l'éviter, ils devront se résoudre à investir massivement, à la fois dans la modernisation de leurs machines et dans la formation des salariés.
Ainsi l'OCDE qui, dans le même rapport, « recommande aux pays de se concentrer sur quatre axes : la protection du travail, la protection sociale, l'apprentissage et le dialogue social », pointe les mauvais résultats de la France en matière de formation professionnelle. La révolution numérique place en effet la connaissance et la qualité de l'intervention humaine au cœur des processus de production.
Or, comment s'impliquer dans son travail et s'adapter aux évolutions rapides de son emploi, se montrer créatif et innover en étant mal formé, sous-payé, précarisé ou tenu à l'écart des discussions concernant son propre travail ? Depuis plusieurs années, la CGT travaille sur les questions que soulèvent les transformations du monde du travail.
Elle défend notamment l'idée d'un nouveau statut du travail salarié (NSTS) comprenant des droits attachés à la personne et transférables d'une entreprise à l'autre (qualification, salaire, ancienneté, formation, protection sociale, etc.), afin de sécuriser le salarié entre deux emplois et lui faciliter, par exemple, la reprise d'une formation.
Plus largement, le Code du travail du XXIe siècle que propose la CGT intègre toutes les nouvelles formes d'emploi, notamment celles liées au numérique, afin de garantir les conditions d'un travail décent à l'ensemble des travailleurs qui concourent à la chaîne de production de valeur. « Pour qu'il ait du sens, le progrès technologique doit s'accompagner de progrès social » résume Jean-Luc Mollins.
Concernant la très épineuse question de la captation des données, des intellectuels et des associations spécialisées, comme la Quadrature du Net, réfléchissent à des propositions qui s'inscrivent dans des mouvements de pensée tels que le développement du « coopératisme » (systèmes de propriété et de gestion collectives des algorithmes entre plateformes) et des « communs » (la gestion des données numériques serait assurée par ceux qui les produisent ou les utilisent en dehors de tout système de propriété).
Le scénario d'une société profondément inégalitaire où la richesse créée se concentre au sommet de l'entreprise et se transfère difficilement vers des emplois raréfiés et mal payés, comme chez Amazon et autres Google, n'est donc pas inéluctable. En matière de services publics, des « complémentarités inédites » entre technologies et travail humain pourraient permettre d'inventer de nouveaux services répondant à des besoins sociaux et dans les entreprises.
« Une partie des gains de productivité pourraient servir à réduire le temps de travail, rendre le travail plus intéressant et plus valorisant avec une augmentation du niveau de qualification et des augmentations de salaire… détaille Jean-Luc Molins. Il faut travailler sur ces pistes-là, mais ça ne viendra pas tout seul car il s'agit de combattre la logique libérale ! », prévient‑il.
Numériques ou pas, les moyens pour y parvenir restent inchangés : la syndicalisation pour établir le rapport de force, des négociations à tous les niveaux en vue d'accords d'entreprises ou de nouvelles réglementations européennes, voire la voie judiciaire pour requalifier le statut de certaines formes d'emplois (crowdworkers, travailleurs des plateformes…). Chez Orange, l'accord sur le numérique a notamment permis de « mettre en débat la question des gains de productivité, rappelle Jean-Luc Molins, et en France, on a accompli le tour de force de gagner une négociation obligatoire sur le droit à la déconnexion et son inscription au Code du travail. »
Et le syndicaliste d'ajouter que « la prochaine étape sera de travailler sur les risques psychosociaux en lien avec l'intensification du travail et la façon dont le numérique est actuellement utilisé dans les entreprises ».
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