Mineurs de charbon du Nord ou des Cévennes, ouvriers du fer de Lorraine, paysans du Bassin parisien… De 1946 à 1948, de milliers de travailleurs polonais rejoignent la terre de leurs aïeux à l'appel de Varsovie. Avec le soutien de la CGT. Retour sur une page méconnue de notre histoire sociale.
Départ de la gare de Douai en 1947 © Gabriela Nawrot-Południak
Avec l'ex-URSS, la Pologne est le pays qui a le plus souffert de la Seconde Guerre mondiale : une population décimée (six millions de morts), des campagnes dévastées, des villes détruites (Varsovie…). Dès l'été 1944, pour faire face aux défis du redressement national, l'État polonais fait appel à ses ressortissants disséminés à travers l'Europe. Un appel entendu dans l'Hexagone, et notamment dans le Nord-Pas-de-Calais où a émigré, dans les années 1920, une population fuyant la misère d'une Pologne aux mains des grands propriétaires fonciers. En 1936, vivent alors dans le Nord et le Pas-de-Calais quelque 150 000 Polonais. À la Libération, ils seront les fers de lance d'une gigantesque œuvre de reconstruction mais aussi de repeuplement. La mission de ces nouveaux « appelés » ? Relancer l'activité charbonnière dans la Basse-Silésie, territoire nouvellement gagné par la Pologne après le découpage de Yalta et de Potsdam (1945) et terre très riche en charbon.
Dans le bassin minier du Nord, on constate, dès l'été 1945, des départs spontanés d'une main-d'œuvre appréciée pour ses aptitudes professionnelles (employés à l'abattage du charbon, les Polonais constituent encore 20 % des effectifs des Houillères). Un mouvement qui inquiète les autorités françaises engagées dans la bataille de la production. Aussi plutôt que de subir des départs qui paraissent inéluctables, l'État français se résout à faciliter la tâche à la Pologne, en les organisant mais de façon à « éviter de provoquer des perturbations dans l'effort de production ». Et à condition que la Pologne lui livre du charbon, ce « pain de l'industrie ». Quatre accords portant sur la période 1946-1948 précisent les modalités de rapatriement de 40 000 Polonais de France, travailleurs de l'industrie (principalement minière et métallurgique) et de l'agriculture, accompagnés de leurs proches. Aux rapatriés, des conditions de retour particulièrement avantageuses (voyage payé, possibilité de partir en famille avec ses meubles, assurance d'un logement et d'un travail sur place !) sont proposées.
Les sections polonaises de la CGT aux avant-postes
Cette politique bénéficie du soutien non seulement du Conseil national des Polonais en France (RNP), qui regroupe des associations (OPO, Grunwald…) fidèles à Varsovie, mais aussi du Parti communiste français et de la CGT. Au faîte de sa puissance, la CGT mineurs du Nord–Pas-de-Calais, qui revendique l'adhésion de 20 000 Polonais (pour 95 000 adhérents), joue donc le jeu. Même si l'un de ses dirigeants, Léon Delfosse, consentira que ce fut « un drame, dans les conditions économiques de la France à l'époque, et pour nous-mêmes, d'organiser le départ assez massif de mineurs polonais vers la Pologne ».
Sur le terrain, ses militants déploient une intense activité en faveur des retours. Au ministère du Travail, des représentants de la CGT siègent au sein de la commission mixte en charge de l'organisation de ces retours. Les sections polonaises de la CGT restent néanmoins mobilisées dans le cadre de la bataille du charbon. Ainsi, en janvier 1946, celle d'Avion, près de Lens, prend « la résolution d'accroître la production houillère ». Même attention à ne pas froisser le pays hôte du côté des autorités polonaises. Quelques mois plus tard, Thomas Pietka, consul général de Pologne en France, demande « aux mineurs polonais de travailler sans relâche et jusqu'au dernier moment pour la renaissance française ».
Les motivations des candidats au départ sont variées. Membres de l'antenne française du Parti ouvrier polonais (PPR) au pouvoir en Pologne, les militants communistes ne cachent pas leur sympathie pour le nouveau régime. L'état d'insécurité permanent dans lequel ont été plongés les travailleurs polonais de 1931 à 1936 et la (courte) embellie du Front populaire incitent également une frange moins convaincue de la communauté à quitter la France pour éviter de revivre cette « période noire ». À l'époque, victimes d'une IIIe République sans scrupules, 140 000 Polonais (soit un sur quatre) avaient été renvoyés dans des conditions souvent dramatiques ! On repart enfin pour des raisons patriotiques, sentimentales (« Finir ses jours au pays ») ou purement matérielles (gérer un bien). Les conditions nouvelles offertes par la Pologne populaire décident aussi des personnes guidées par des perspectives de promotion sociale même si jamais les autorités polonaises n'ont fait état d'un « paradis sur terre au-delà de l'Oder ». Au contraire, en septembre 1947, l'ambassadeur de Pologne en France met « les rapatriés en garde contre les difficultés qu'ils pourraient éprouver à se réadapter dans leur pays après de nombreuses années passées en France ».
Vers la Silésie
Dans le Nord, à partir du 15 mai 1946 et jusqu'à décembre 1948, au départ des gares de Lens, Bruay-en-Artois, Arras, Douai et Valenciennes, les convois se succèdent. Les mineurs sont principalement acheminés vers les bassins houillers de Silésie à Bytom, Gliwice, Sosnowiec, Walbrzych ou encore Zabrze. Dans des villes dont les Allemands ont été chassés, ces Francuzy cultivent volontiers leur francité. Cette aristocratie ouvrière instruite et professionnellement aguerrie se heurte parfois à l'hostilité de compatriotes en provenance des campagnes surpeuplées du centre du pays ou des territoires de l'est ; ces derniers les soupçonnant de sympathies pour le régime prosoviétique en place.
Découverte de la Pologne, 1948Jacques Estager, éditions Nord Avril, 12 euros.
Rapatrié en 1947, Félix Juskowiak, alors âgé de 24 ans, appréhende sa nouvelle situation avec satisfaction : « Là-bas, le système social était performant. Le syndicat exerçait un réel contrôle sur la vie sociale. Tout le monde avait droit aux vacances dans des centres de repos très nombreux. Nous ne manquions pas de produits de première nécessité contrairement à ce qui pouvait être dit, ici en France. » L'adaptation a cependant pu sembler difficile à ceux qui « pensaient s'installer dans une sorte de paradis sur terre, oasis de douceur dans une Europe exsangue et dévastée par la guerre. Ceux-là ont connu des déceptions. Ils ont trouvé en Pologne le chaos, les ruines, les dévastations », estime Jacques Estager, journaliste et auteur de l'ouvrage Découverte de la Pologne, 1948, qui traite de ce sujet sensible.
Un mineur sur six !
Ces retours se sont surtout heurtés à l'opposition de la deuxième génération d'immigrés. Ceux qui, nés en France ou qui y sont venus jeunes, manifestent le plus souvent le souci de rester dans le pays qui les a vus grandir. Un pas décisif est franchi lorsque la puissante Église catholique convie, en avril 1949, ses fidèles à se considérer « non plus comme des émigrés appelés à retourner en Pologne, mais comme des Polonais de France ayant choisi de rester dans le pays qui les a accueillis ». Cette année-là, dans un contexte de regain de tensions avec la Pologne, la France refuse de reconduire les accords de rapatriements. La Pologne, à sa seule initiative désormais, continue pendant quelques mois à envisager des retours collectifs.
Au total, 62 000 Polonais de France, dont 6 000 mineurs du Nord-Pas-de-Calais (soit un sur six), auront gagné la Pologne… Ils seront les bâtisseurs d'une Pologne qu'ils rêvent populaire.
Portrait : le « galibot » devenu ingénieur
À l'instar de Thomas Pietka, ancien ouvrier du Valenciennois, devenu préfet de la région de Walbrzych, des rapatriés entament de brillants parcours au sein de l'administration, des organisations politiques ou syndicales, ou au service des collectivités locales. C'est le cas de Mieczyslaw Skarbek, apprenti devenu ingénieur.
© Jacques Kmieciak
Fils d'un émigré fuyant la Pologne et la misère, Mieczyslaw Skarbek débute une carrière de houilleur comme galibot (apprenti mineur) à la fosse 5 d'Auchel dans le Pas-de-Calais. Il a 14 ans en 1943. Son destin semble tout tracé. Le sort en décide pourtant autrement. Militant CGT du bassin minier, son père décide de répondre à l'appel de la Pologne. Nous sommes le 22 août 1946. Mieczyslaw et sa famille s'élancent en train de Douai (Nord). Un voyage de sept jours à travers l'Allemagne occupée et la Tchécoslovaquie. Destination ? Walbrzych, le poumon industriel de la Basse-Silésie.
« Pourquoi mes parents sont revenus ? Pour assurer une meilleure vie à leurs enfants ! Mon père me disait que je n'y travaillerais pas à la mine, mais irais à l'école pour faire un autre métier », se souvient Mieczyslaw. Sur place, ce natif de Meurthe-et-Moselle fait de la maîtrise de la langue polonaise sa priorité. Doué pour les études, il intègre un lycée pédagogique et décroche son diplôme d'instituteur. Dès 1951, il enseigne la chimie, la physique et les mathématiques. Puis il gagne ses galons d'inspecteur pédagogique. Une promotion fulgurante. Plus tard, le POUP (Parti ouvrier unifié polonais) dont il est membre « par conviction » depuis 1952, lui confie la mission de réorganiser l'enseignement à Walbrzych. Mieczyslaw s'y emploie avec succès. Des écoles de vente, de cuisinières ou formant aux métiers de la construction et de la mécanique voient le jour grâce à lui. On lui suggère alors de tenter l'École polytechnique de Wroclaw, la capitale de la Basse-Silésie. Il en sort avec un diplôme d'ingénieur de construction municipale et industrielle. Il a alors 39 ans et œuvre désormais à l'édification de bâtiments dans les mines, du côté de Nowa Ruda notamment. Assez loin de chez lui. Aussi, quand l'opportunité lui est offerte d'intégrer les effectifs d'une usine de porcelaine à Walbrzych, il la saisit. « J'y ai travaillé pendant quinze ans comme directeur de l'investissement. J'ai contribué à sa modernisation », se félicite-t-il. Aujourd'hui, l'usine a disparu. Et un sentiment de gâchis de parcourir Mieczyslaw.
Effacer l'histoire sociale
Dès 1989 et la restauration du capitalisme en Pologne, des dirigeants ont pris des mesures dites de « décommunisation ». Depuis 2015 et le retour au pouvoir du réactionnaire parti Droit et Justice (PIS) de Jaroslaw Kaczynski, cette campagne s'intensifie. L'instrument de cette politique ? L'Institut de la mémoire nationale (IPN) qui prétend revisiter l'histoire du pays dans un sens ultranationaliste et clérical…
Des centaines de rues ou d'équipements publics sont visées. À Walbrzych (Basse-Silésie), la municipalité pourrait débaptiser la rue Rabiega. Responsable des sections polonaises de la CGT dans le Douaisis, Thomas Rabiega s'est illustré lors des grèves du Front populaire. En 1939, son activisme lui vaut d'être interné au camp du Vernet (Ariège) comme « indésirable ». À la Libération, il regagne la Pologne et prend la direction du syndicat des mineurs de Walbrzych où une rue porte son nom depuis le début des années 1950. Sa débaptisation provoque de multiples réactions dans le Nord-Pas-de-Calais où, comme l'écrit Raymond Frackowiak, le dirigeant de la CGT mineurs, au maire de Walbrzych, Thomas Rabiega a « œuvré à l'amélioration des conditions de vie et de travail des mineurs polonais ». Ici son nom « symbolise l'amitié franco-polonaise ».
À Sosnowiec (Haute-Silésie), c'est un rond-point du nom de Gierek qui est dans le collimateur des autorités. Mineur à Leforest (Pas-de-Calais), militant de la CGT Unitaire, Edward Gierek a été expulsé en août 1934 suite à une grève au fond d'un puits. Bien des années plus tard, en 1970, il accédera à la tête de l'État polonais. Il demeure très populaire en Silésie. Le 19 juin 2017 à Sosnowiec, un rassemblement était organisé par la gauche polonaise pour protester contre cette mesure…
Walbrzych, mémoire vivante
© Collection privée Bogdan Krol
À Walbrzych, les rapatriés, pour la plupart octogénaires aujourd'hui, et leurs descendants continuent de cultiver l'amour de la France. Il y a une dizaine d'années, Walbrzych comptait encore plusieurs associations (dont une chorale) qui travaillait à consolider des liens d'amitié avec l'Hexagone. Aujourd'hui seule subsiste l'Association d'amitié franco-polonaise présidée par Marie-Madeleine Skarbek. Celle-ci a conservé de la famille en Normandie où elle se rend fréquemment. Son association s'attelle à faire connaître le pays de Molière, la variété de ses régions, ses traditions tant culinaires que musicales. La culture du vin sera ainsi au menu d'un prochain exposé. Au programme aussi, des rencontres hebdomadaires où l'on entretient son français, mais aussi les incontournables repas dansants à raison de quatre par an. Les orchestres y font la part belle au répertoire francophone !
Parmi les dates festives incontournables : le 8 mars, Journée de lutte des femmes, ou encore le 14 juillet. Tous les ans, fête nationale oblige, des fleurs sont déposées au pied du monument érigé à Walbrzych en hommage au général de Gaulle.