Suicides chez France Télécom : renvoi en correctionnel
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L'enquête de France Inter a fait grand bruit le week-end dernier. Le scandale chez Sanofi était sur toutes les ondes, dans tous les médias. C'est que les recherches journalistiques sont d'envergure et les nombreux témoignages éloquents. Sanofi, le leader mondial de l'industrie pharmaceutique pratiquerait depuis plusieurs années le « forced ranking » selon l'expression anglaise, ou sous-notation forcée. En clair, la direction de l'entreprise imposerait à des managers de remplir des quotas prédéfinis de salariés sous-évalués, quels que soient leurs résultats ou leur investissement afin de les décourager et de les éconduire discrètement en évitant la case licenciement qui n'a pas bonne presse. La pratique de disqualification arbitraire est courante aux États-Unis où elle a été inventée. Elle reste à ce jour heureusement illégale en France. Quant à l'éthique, au cynisme, à la souffrance qu'elle génère chez ceux qui sont amenés à la pratiquer et sur ceux qui la subissent… Un exemple supplémentaire à l'heure de la dérive managériale qui frappe les entreprises.
L'enquête a duré plusieurs mois et repose sur des témoignages anonymes de nombreux manageurs de Sanofi. « Ces cadres sont très attachés à leur entreprise, ne sont pas syndiqués et n'ont pas l'habitude de contester les consignes de leur hiérarchie. Après avoir longtemps hésité, ils ont décidé de parler sous le sceau de l'anonymat pour dénoncer une pratique qu'ils estiment injuste », précise d'emblée Laetitia Saavedra, journaliste à la direction des enquêtes de Radio France.
Dès novembre 2015, des cadres supérieurs très « corporate » ou fidèles à l'entreprise reçoivent, via leur manager, des demandes de quotas formulées par la direction. Dans un mail, Erik Verrijssen, le directeur de l'informatique Monde de Sanofi, demande à ses collaborateurs directs d'identifier 10 % de salariés non performants. « Mon manager me dit : “Benoît, il faut limiter les salariés très bien notés à entre 15 et 20 % et atteindre le chiffre de 10 % de salariés médiocres”, raconte un cadre. J'ai toujours répondu aux objectifs de mon patron. Alors, je demande aux managers de mon équipe de placer 10 % de leurs collaborateurs dans la catégorie des salariés peu performants. » Benoît comprend qu'il est lui-même obligé de s'exécuter : « On a dû identifier une dizaine de salariés. Mais pour ça, clairement, on a sous-évalué des collaborateurs qui ne le méritaient pas, et qui auraient mérité d'être dans la catégorie des collaborateurs à niveau. Il a fallu trouver des prétextes idiots et tendancieux, par exemple sur “leur résistance au changement”, sur leur “manque d'adhésion aux valeurs de l'entreprise”. » C'est peu ou prou le sujet du film Corporate de Nicolas Silhol, sorti le 5 avril dernier (voir notre enquête dans la NVO de mai 2017 sur les nouveaux modes de management).
Côté direction, le directeur des ressources humaines de Sanofi France, François de Font-Réaulx, reconnaît des « anomalies », mais les qualifie d'exceptionnelles. Ce seraient des erreurs isolées et non pas une pratique courante, contrairement à ce que tendent à prouver les témoignages en série et les nombreux documents à l'appui. Ils déroulent la logique qui prévaut, entre des directives assénées par les plus hautes sphères de la direction et une certaine adaptation des ressources humaines qui tentent de « se couvrir » en précisant à ces managers dans un guide que « le seul quota à atteindre concerne 20 % de salariés excellents ». Sauf que, quelques lignes plus bas, on peut lire, documents à l'appui, que « 10 % de salariés non performants est un chiffre acceptable ».
« Ce qui se fait aujourd'hui chez Sanofi, c'est ce qui est possible avec ce qu'on a appelé le “Wall Street management”, un management qui est réduit au vecteur de cash pour l'actionnaire, quelles que soient les conséquences sociales, mais aussi les gâchis économiques, explique Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l'Ugict-CGT. Sanofi a multiplié les PSE après avoir obtenu des aides publiques importantes sous des formes diverses. Alors évidemment ça fait désordre, et finalement les actionnaires trouvent que ça leur coûte encore trop cher. » Du coup, « ils veulent se séparer de leurs salariés à moindre coût en les incitant à des départs volontaires. C'est une méthode scandaleuse et au-delà, illégale. Nous avons affaire à un patronat délinquant ». Et de conclure : « Tout cela produit une très grande souffrance au travail : à la fois pour les évaluateurs soumis au dilemme se soumettre ou se démettre et qui voient leur intégrité et leur probité remise en question, ce qui est extrêmement violent, et pour les évalués, évidemment, car ils sont sans solution. On joue en quelque sorte à la roulette russe avec eux. » (Voir vidéo.)
« Nous avons combattu le système d'évaluation de la performance mis en place depuis 5 ou 6 ans et nous avons gagné un peu de temps et quelques modifications de la part de la direction, précise Thierry Bodin, coordonnateur CGT chez Sanofi. Mais il est clair que la direction incite les cadres supérieurs à noter les salariés de façon à ce qu'un certain nombre d'entre eux soient classés dans les mauvais éléments. Il s'agit clairement de noter le comportement, notamment de ceux qui n'accompagnent pas le changement, des contestataires, des syndicalistes, de ceux qui osent l'ouvrir. » Et de préciser tout même que les chiffres des sous-évalués se situent chez Sanofi France entre 7 et 8 %. « Le ranking forcé, s'il est avéré, va de pair avec la stratégie d'économie du groupe : plan d'économie de 1,5 milliard d'euros, pression sur les salariés, augmentation de la charge de travail, de la productivité, volonté de se séparer de ceux qui constitueraient un obstacle au corporate, licenciements individuels… » Autre fait marquant : celui de la liste noire de près de 200 salariés à licencier, dont 77 en France que s'est procuré le syndicat FO et que la direction de Sanofi s'est engagé à détruire.
Dénoncer, informer, construire des mobilisations pour instaurer un rapport de force afin de s'opposer à différents PSE ou accompagner des salariés aux prud'hommes, etc. La CGT n'a pas ménagé sa peine sur le terrain, « mais c'est difficile d'agir contre de telles pratiques, car quand les salariés sont confrontés à cela, on le sait au dernier moment », explique Thierry Bodin, qui pourrait envisager une action en justice sur ce dossier.
Elle n'en fait pas mystère. Et commence même par là. Quand on interroge Pascale Joffre-Malamas, élue CGT au CHSCT du site Sanofi-Aventis de Vitry-sur-Seine (94), sur l'évolution des modes de management et la bataille contre la souffrance au travail chez le géant de la pharmacie, l'analyse est critique : « La direction fait volontairement la sourde oreille, mais certains syndicalistes sont aussi peu réceptifs par inertie, méconnaissance ou découragement… La psychologie du travail est une problématique complexe et difficile à manier, mais on peut se former. Si on ajoute la difficulté d'avoir un interlocuteur en capacité d'agir réellement sur les politiques de management menées… Pour autant, hors de question de sombrer dans le découragement, pourtant tentant dans un contexte de rapport de force défavorable : nous manquons de relais et les forces syndicales perdent parfois de leur combativité pour marteler qu'on peut faire autrement. Mais on n'a pas le choix, il faut continuer, les collègues en ont besoin et il y a des solutions. »
« Il faut s'occuper de la santé du travail pour améliorer la santé des salariés au travail », prône la syndicaliste, formée depuis plusieurs années au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) dans le cursus « Psychologue du travail » de la Clinique de l'activité, avec pour professeurs Yves Clot et Christophe Dejours, respectivement titulaire de la chaire de psychologie du travail du Cnam et psychanalyste-psychiatre. Avant de développer : « Évaluations individualisées des performances, politique d'isolement généralisée… On est de plus en plus seul face à son travail. Et quand on se retrouve trop souvent devant des tâches qu'on n'arrive pas à faire pour une raison ou une autre, ça fragilise, ça met en danger. On perd le sens de ce qu'on fait, l'utilité et la satisfaction du travail bien fait. On se retrouve en situation de décompenser, de tomber malade. L'un des moyens de lutter contre cette tendance est de revenir à la dimension collective du travail. On a besoin, les uns et les autres, d'augmenter son panel de solutions, d'outils. Le Cnam met en avant le fait d'avoir des “espaces de délibération”, de vrais moments d'échange où les professionnels, entre pairs, se retrouvent pour discuter de leur travail, alerter ou le faire progresser. Or, les réunions dites “de travail” sont des réunions dédiées à la coordination, aux procédures, à l'organisation des informations descendantes… On ne parle quasiment pas du travail sur le fond. »
Mais, pour Thierry Bodin, coordinateur CGT du groupe Sanofi, « cela va à l'encontre de la stratégie de la direction qui ne reconnaît pas les collectifs de travail, qui les craint, même, au regard de ce qu'ils peuvent contester au sein de l'entreprise. À partir de là, ils préfèrent être contre- productifs en termes d'efficacité, plutôt que de faciliter l'expression des salariés et qu'ils se regroupent ». Face à cela, le syndicalisme a, naturellement, tout son rôle à jouer.
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