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crise agricole

« Est-ce qu'on n’est pas en train de déléguer notre alimentation à d’autres régions du monde ? »

19 novembre 2024 | Mise à jour le 19 novembre 2024
Par | Photo(s) : Thibaud MORITZ/AFP
« Est-ce qu'on n’est pas en train de déléguer notre alimentation à d’autres régions du monde ? »

Les agriculteurs manifestent pour s'opposer à l'adoption du Mercosur, l'accord européen de libre-échange. Jonathan Dubrulle, ingénieur doctorant à AgroParisTech, décrypte pour nous les ressorts de ce coup de pression contre le gouvernement mené principalement par la FNSEA.

Les agriculteurs se mobilisent contre l'accord européen de libre-échange du Mercosur qui va être discuté au Parlement européen avec plus de 80 manifestations dans toute la France. Après les mobilisations de cet hiver, quelle est la nature de ce nouveau mouvement de colère du monde agricole mené par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et la Coordination rurale ?

Beaucoup d'agriculteurs sont mobilisés aujourd'hui sur la question de la distorsion de concurrence : en effet, des efforts réels leur sont demandés sur le plan sanitaire et environnemental, et ils ont l'impression que ce traité va permettre des importations de viande aux hormones de la part de pays exportateurs qui pratiquent la déforestation. Mais le mouvement social n'est pas homogène et l'analyse qui est faite du Mercosur n'est pas la même selon les syndicats agricoles. Pour les syndicats progressistes, le Modef et la Confédération paysanne, ce traité se soldera aussi par une mise en concurrence des travailleurs. Une dimension internationaliste qui n'existe pas à la FNSEA.

Le fait qu'Emmanuel Macron ait déclaré que la France ne signerait pas « en l'état » le traité du Mercosur n'a visiblement pas suffi à calmer les craintes des agriculteurs. Cela signifie-t-il qu'il y a d'autres motifs d'inquiétudes derrière cette mobilisation ?

Il y a un abandon de la puissance publique sur les questions agricoles, et cette mobilisation traduit une défiance. Nous sommes dans une ère d'accumulation du capital en agriculture après des années de cogestion entre l'État et les syndicats majoritaires pour nourrir la nation et s'affirmer comme une puissance d'exportation. Les multiples traités de libre-échange ont diminué les marges de manœuvre des États nationaux et créé une concurrence accrue entre nos agriculteurs et le reste du monde. Avec l'impression que l'Europe est en train de brader son agriculture en échange d'une ouverture de son marché au profit des entreprises de Télécom, du BTP ou pour permettre des exportations de voitures vers des pays du Mercosur. L'Allemagne soutient le traité car elle y voit une opportunité pour son industrie automobile. On peut se demander si on n'est pas en train de déléguer notre alimentation à d'autres régions du monde, avec un recul de notre souveraineté alimentaire. Par ailleurs, on observe une accélération du mouvement de « désagricolarisation » avec le développement de la méthanisation, du photovoltaïque au sol sur des terres agricoles, des agro-carburants et des substituts aux protéines animales. Le capital y a un intérêt car cela lui permet de dégager de nouvelles formes de profits.

La décision de Lactalis de réduire de 9% sa collecte d'ici 2023 va aussi dans ce sens ?

C'est une annonce très forte, qui rompt le principe de la collecte, qui assurait aux agriculteurs d'avoir une entreprise ou une coopérative à qui livrer leur lait. Cela traduit une volonté de se reporter vers la production d'autres pays ou vers des substituts végétaux, car les protéines animales offrent des profits très faibles ce qui n'est pas le cas des substituts végétaux. Derrière les discours environnementaux se cachent donc aussi des appétits économiques. La décision de Lactalis montre aussi que le rapport de force est très déséquilibré, avec des producteurs laitiers peu organisés sur le plan économique qui ont du mal à peser face aux distributeurs. En France, on a un très grand nombre de producteurs mais très peu d'acheteurs, avec seulement quatre centrales d'achat qui constituent un « oligopsone » [marché caractérisé par un petit nombre d’acheteurs et de nombreux vendeurs, NDLR].

Les syndicats majoritaires essaient aussi de peser sur le projet de loi d'orientation agricole adopté à l'Assemblée en mai dernier et qui sera examiné au Sénat en janvier, tandis qu'une proposition de loi « visant à libérer la production agricole des contraintes normatives » doit passer en décembre. Il s'agit d'une offensive contre les normes environnementales en vigueur ?

Oui, la FNSEA et la coordination rurale font pression avec ces textes pour détricoter certains garde-fous environnementaux, comme la diversification des assolements et des rotations, ou pour faciliter l'arrachage des haies. C'est, là aussi, à mettre en relation avec le Mercosur : car les contingents de miel, de sucre et de viandes qui pourraient être importés ne seront pas soumis aux mêmes contraintes environnementales. Cela traduit aussi une position très conservatrice de ces syndicats qui souhaitent conserver le modèle agricole actuel malgré les enjeux liés au changement climatique. L'agriculture a non seulement un impact sur l'évolution du climat, mais on voit avec les phénomènes météorologiques qui se multiplient qu'elle y est aussi très exposée. Les agriculteurs ont souffert du trop-plein de pluie cette année. Or, les haies, les fossés et les prairies permanentes constituent tout un système qui joue un rôle essentiel dans la régulation des pluies et leur ruissellement.