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Libertés publiques

Fichage : la tentation du contrôle

27 janvier 2021 | Mise à jour le 25 janvier 2021
Par | Photo(s) : AdobeStock
Fichage : la tentation du contrôle

Le choix gouvernemental d’étendre le champ des fichiers des services de renseignements s'inscrit dans le contexte de nouvelles lois sécuritaires dénoncées comme liberticides par les défenseurs des droits. La tentation n'est pas nouvelle. Internet permet aujourd'hui de nouvelles pratiques de surveillance, à plus grande échelle.

Début décembre, le gouvernement a décidé de trois nouveaux décrets, qui élargissent le champ des données collectées par les fichiers de police, notamment aux opinions politiques, syndicales, religieuses, aux orientations sexuelles ou aux antécédents psychiatriques et psychologiques.

Dénoncés par plusieurs organisations syndicales et associatives (CGT, FO, Sud-Solidaires, FSU, Unef, Syndicat des avocats de France, syndicat de la magistrature et Gisti ont déposé un recours au Conseil d'état, d'autres organisations sont aussi mobilisées, comme la Ligue des droits de l'Homme, la section française de l'Observatoire international des prisons, la Quadrature du net le SNJ…), ces décrets constituent une nouvelle atteinte aux libertés individuelles et collectives, permettant une surveillance de masse, avec une présomption de culpabilité contraire aux droits fondamentaux pour celles et ceux qui seraient fichés.

Comme le souligne Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la CGT, ils portent en particulier atteinte au droit syndical, « l'assimilant à un risque pour la sécurité du pays, rendant aussi possibles de nouvelles discriminations professionnelles ».

Ces décrets s'inscrivent dans un contexte de durcissement des lois sécuritaires et de répression des mouvements sociaux. Ainsi du nouveau schéma de maintien de l'ordre, de la proposition de loi dite de « sécurité globale » – dont plusieurs articles portent atteinte aux libertés ou au droit d'informer sur les pratiques policières – ou encore du projet de loi « contre le séparatisme » rebaptisé « projet de loi confortant les principes républicains ».

« Il s'agit aussi de la prolongation de l'état d'urgence mis en place en 2015 à la suite des attentats terroristes », souligne Céline Verzeletti. « Ce qui était présenté comme des mesures d'exception perdure et devient le droit commun. Il en est de même de la prolongation de l'état d'urgence sanitaire. » En jeu, la volonté d'étouffer toute contestation d'une politique libérale et de ses conséquences sociales…

Des populations mises en fiches pour le pire

La volonté de ficher les populations ou des catégories ciblées n'est pas nouvelle. Dès le début du XIXe siècle, le « livret ouvrier » permet de surveiller les déplacements des classes populaires. D'autres documents obligatoires cibleront ceux que l'on nommera les « gens du voyage ». À la fin du XIXe, c'est pour faciliter le travail de la police qu'Alphonse Bertillon introduit les bases de ce qui deviendra la police scientifique en développant le fichage biométrique. En 1904, le fichage politique et religieux mis en place dans l'armée par le ministère de la Guerre devient un scandale politique national.

Comme le montre le travail d'historiens tels que Gérard Noiriel (L'identification. Genèse d'un travail d'État, Belin, Paris, 2007), il s'agit pour les gouvernants de mieux identifier individus et populations, mais aussi de surveiller, le cas échéant de stigmatiser certaines catégories, et de réprimer.

Une répression qui peut aller très loin. En France, en septembre 1940, les autorités allemandes imposent le recensement des Juifs. Le mois suivant, le gouvernement de Vichy rend obligatoire la « carte d'identité de Français » à partir de 16 ans. Elle portera un signe distinctif pour les Juifs. André Tulard, haut fonctionnaire dans la police, auteur de longue date d'un fichage des communistes, crée de même un fichier des Juifs qui sera transmis à la Gestapo Paris.

Son fichier servira notamment à la rafle du Vel d'Hiv de juillet 1942. André Tulard, lui, bénéficiera après guerre de l'impunité… Le régime nazi tirera aussi parti des prémices de l'informatique moderne en utilisant les machines à carte perforées Hollerith d'IBM, pour mieux recenser la population et en particulier les Juifs, et organiser la déportation (Edwin Black, IBM et l'Holocauste, Robert Laffont, 2001).

Il faut attendre 1974 pour que la population s'intéresse à nouveau aux dangers du fichage. Le 21 mars, Philippe Boucher titre un article dans Le Monde « Safari ou la chasse aux Français ». Il révèle le projet gouvernemental Safari (acronyme de Système Automatisé pour les Fichiers Administratifs et Répertoires des Individus) qui vise à utiliser les identifiants de la Sécurité sociale de chaque citoyen et à interconnecter tous les fichiers de l'administration dans une source unique.

Face au tollé, le Premier ministre Pierre Messmer retire le projet. La loi relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés est adoptée en janvier 1978. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) est créée qui doit veiller à ce que « l'informatique ne porte atteinte ni à l'identité humaine, ni aux droits de l'Homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques ».

Pour autant, d'autres fichiers sont constitués, à finalité policière ou non. C'est le cas d'Edvige (Exploitation documentaire et valorisation de l'information générale) créé par le gouvernement de Nicolas Sarkozy en juillet 2008, visant à ficher des personnes dès l'âge de treize ans ou des organisations « susceptibles [sic] de porter atteinte à l'ordre public ». Les protestations massives organisées par les organisations de défense des droits humains ou syndicales (comme la CGT) ont contraint le gouvernement à retirer le décret instituant ce fichier. Mais il en recyclera le contenu dans d'autres décrets l'année suivante.

Ces dernières années se sont multipliés les fichiers de police. On en dénombrait 36 en 2007, 58 deux ans plus tard, plus d'une centaine aujourd'hui.

à cela s'ajoute de façon illégale des fichages de salariés et/ou de militants syndicaux dans certaines entreprises qui, lorsqu'ils sont connus, conduisent à de fortes mobilisations et à des actions en justice.

Le marché lucratif des courtiers en données

Smartphones, ordinateurs, tablettes, objets connectés : des achats aux commentaires postés sur les réseaux sociaux, le fichage des comportements et profils de plus en plus précis des citoyens-consommateurs est devenu un marché considérable. « L'industrie numérique prospère grâce à un principe presque enfantin : extraire les données personnelles et vendre aux annonceurs des prédictions sur le comportement des utilisateurs. Mais, pour que les profits croissent, le pronostic doit se changer en certitude. Pour cela, il ne suffit plus de prévoir : il s'agit désormais de modifier à grande échelle les conduites humaines », écrit la sociologue américaine Shoshana Zuboff dans un article du Monde diplomatique de 2019 intitulé « Un capitalisme de surveillance ».

Dans son livre à la trace, enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance (À la trace – Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance, Premier Parallèle, 2020, 271 pages, 18 euros), Olivier Tesquet, journaliste à Télérama, met en lumière la soumission à ce contrôle et comment celui-ci nourrit le modèle économique des plateformes et un nouveau métier : courtiers en données.

Avec des conséquences politiques potentielles de grande ampleur. Ainsi de la fuite de données de quelque 87 millions d'utilisateurs de Facebook que la société Cambridge Analytica (CA) a recueillies dès 2014. Elles auraient servi à la fois à la campagne de Donald Trump à la présidentielle de 2016 et à celle du Brexit au Royaume-Uni. Si CA a déclaré faillite, une autre société, Emerdata, lui a succédé. En 2013, c'est sur l'ampleur de la surveillance mondiale organisée par les services secrets américains qu'alerte Edward Snowden.

« La révélation d'un système de surveillance est toujours un aveu de sa propre faiblesse », rappelle Olivier Tesquet. La collecte de données permet aussi le contrôle social. Ainsi du système de « crédit social » que met en place le gouvernement chinois sur la base de données comportementales des individus fournies par un système de surveillance de masse.

En France, comme le souligne Céline Verzeletti, « le gouvernement a bien vu qu'en dépit du contexte sanitaire, sa politique sécuritaire suscite d'importantes mobilisations citoyennes. Il n'a pas les coudées aussi franches qu'il voudrait le croire, ce qui ne l'empêche pas de persister ». Le Conseil d'état a rejeté le 4 janvier le recours collectif en urgence contre ces décrets. Un recours sur le fond doit être examiné. Mais, ajoute Céline Verzeletti, « la bataille pour le respect des libertés démocratiques, si elle se joue en partie sur le terrain du droit, doit aussi être menée par l'ensemble des citoyennes et des citoyens. »

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