«La neutralité n’est pas une posture philosophique, mais un principe d’action»
Fondé en 1863, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est présent à Gaza depuis 1967. Aux premières heures de l'attaque déclenchée par le Hamas en Israël, ses membres se sont portés au secours de la population, dans des conditions difficiles, comme nous l'a expliqué Lucile Marbeau, sa porte-parole. Nous l'avons aussi interrogée sur la place du droit international humanitaire, codifié, il y a un siècle et demi, par le même CICR. Cet entretien est à retrouver dans la Vie Ouvrière #8
Au cours de la trêve dans les combats entre Israël et le Hamas observée du 24 au 30 novembre, 105 otages ont été libérés. À chaque remise de prisonniers, une équipe du Comité international de la Croix-Rouge était là. Quel rôle jouez-vous exactement dans ces opérations ?
Le CICR est une organisation neutre et impartiale : sa mission est de fournir protection et assistance aux victimes de conflits armés, où qu'elles soient. En ce qui concerne les libérations, nous ne participons pas aux discussions politiques, nous ne décidons pas de qui va être libéré, quand, comment, ce n'est pas notre rôle. Nous intervenons, une fois les parties arrivées à un accord, pour transporter les otages depuis un point de rendez-vous jusqu'à la liberté. Le CICR a une expertise, développée ces dernières décennies, dans des conflits comme en Colombie, où nous avons facilité la libération de plus d'un millier d'otages retenus par les Forces armées révolutionnaires (Farc) et d'autres groupes armés, ou, plus récemment, au Soudan et au Yémen, avec l'échange de plusieurs milliers de prisonniers de guerre avec l'Arabie saoudite.
Comment êtes-vous organisés à Gaza ?
Nous sommes présents sur zone depuis 1967. Nos équipes opérationnelles connaissent les autorités avec lesquelles elles sont amenées à discuter. Dès le 7 octobre, nous avons rappelé que la prise d'otages est interdite par le droit international humanitaire. C'est pourquoi les Israéliens détenus par le Hamas devaient tous être libérés et, en attendant, nous souhaitions les visiter pour connaître leur état de santé, savoir s'ils avaient des besoins spécifiques et transmettre des nouvelles aux familles en Israël, à Paris et ailleurs. Nous avons engagé des discussions avec le Hamas à Gaza, mais aussi au Qatar, avec Ismaël Haniyeh, le chef du bureau politique de l'organisation.
L'aide entrait au compte-gouttes (elle était bloquée à Rafah, en Égypte), et l'accès devenait de plus en plus compliqué, avec de nombreuses routes détruites. À partir du 7 novembre, après plusieurs incidents de sécurité, nous n'avons plus eu accès au nord de Gaza, où se trouvaient les populations civiles les plus vulnérables. Partout dans la bande, nos équipes étaient presque impuissantes face à l'ampleur des besoins : manque de nourriture, de matériel médical pour traiter les brûlures graves ou encore de produits anesthésiants pour pratiquer des amputations. Nos collègues n'avaient jamais vu un tel afflux de blessés. Outre les blessés graves, il y avait aussi les civils qui s'étaient réfugiés dans les hôpitaux, les considérant comme des sanctuaires. La seule centrale électrique ne fonctionne plus et le manque de carburant ne permet pas d'alimenter tous les générateurs, vitaux notamment pour les hôpitaux. Sans électricité, les centrales de désalinisation ne peuvent pas non plus fonctionner. Sans eau potable, les risques de développement de maladies (choléra, dysenterie, hépatite A…) sont démultipliés. La moitié de la population de Gaza a moins de 18 ans. Or, les enfants sont particulièrement vulnérables en cas de consommation d'eau impure ; les bébés, en particulier, peuvent mourir de diarrhée.
Parmi les 130 personnes qui composent vos équipes à Gaza, il y a un certain nombre de Palestiniens. Comment vivent-ils la situation ?
Difficilement, comme vous pouvez l'imaginer. Ils doivent assumer leur travail d'humanitaire dans des conditions extrêmement précaires et gérer l'inquiétude pour leur propre sécurité et celle de leur famille. Je pense à un chirurgien de l'équipe mobile : une partie de sa famille a succombé dans une attaque ; le lendemain, il était de retour au bloc opératoire, à l'hôpital européen de Gaza. Nous avons malheureusement eu également à déplorer des morts du côté du Croissant rouge palestinien et du Magen David Adom [Étoile rouge de David, branche israélienne de la Croix-Rouge, créée en 1930, NDLR].
Comment se passe le travail entre organisations non gouvernementales ?
Une coordination se met en place avec Médecins sans frontières, Médecins du monde et d'autres. Nous étions tous démunis au bout d'un mois. La bande de Gaza, c'est plus de 2,3 millions d'habitants. Après quelques semaines, il y avait 1,5 million de déplacés du nord vers le sud, déjà densément peuplé et visé, lui aussi, par des attaques. Les Gazaouis ont le sentiment horrible de ne pouvoir se retrouver en sécurité nulle part.
N'est-ce pas difficile de se faire entendre quand on a face à face un État et une organisation qui n'ont qu'une obsession, éradiquer l'autre ?
Nous ne cessons jamais de dialoguer avec les parties pour leur rappeler, entre autres, qu'elles ont le devoir d'assurer le minimum vital aux populations civiles. Notre objectif en toutes circonstances reste de faire notre travail et de pouvoir aider les gens. Il ne faut pas oublier que, dans une zone de combat, il y a les civils qui veulent partir, ceux qui ne le veulent pas ou ne le peuvent pas (les personnes âgées, en situation de handicap…), il y a les blessés et les malades qui peuvent être transportés, et d'autres qui ne le peuvent pas au risque de mourir. Pour autant, ils restent protégés par le droit international humanitaire.
Les parties sont tenues par des principes qu'on appelle la conduite des hostilités, qui sont des piliers du droit international humanitaire : le principe de distinction entre les civils et les combattants, ainsi qu'entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires ; le principe de proportionnalité, qui interdit de lancer des attaques dont on peut attendre qu'elles causent incidemment des pertes en vies humaines et des dommages qui seraient excessifs par rapport à l'avantage militaire direct attendu ; et, enfin, le principe de précaution, qui impose aux belligérants, lors de la planification d'une attaque comme pendant celle-ci, d'épargner les civils comme les biens civils, en prenant toutes les mesures possibles, par exemple quant aux choix des armes employées. En cas de doute, l'attaque envisagée doit être suspendue ou annulée.
Le principe de neutralité est l'élément cardinal de votre action. Mais il n'est pas toujours très bien compris, notamment par les populations qui subissent des bombardements ou des exactions.
Effectivement. Le premier réflexe des gens – et cela se comprend – est de vouloir qu'une organisation humanitaire soit de leur côté ou de considérer que l'on ne fait pas autant que ce qu'ils pourraient attendre. Encore une fois, le CICR se doit d'être neutre pour pouvoir atteindre toutes les victimes, quelles qu'elles soient, où qu'elles soient. La neutralité n'est pas une posture philosophique, mais un principe d'action. Elle permet de traverser les lignes de front. J'étais en Ukraine, l'année dernière, dans le premier convoi qui tentait de récupérer des civils à Marioupol. Nous avions été en contact avec Moscou et Kiev, nous les avions informés de notre objectif, du nombre de véhicules et de personnes que nous étions, de l'heure de passage. Nous avions demandé la garantie qu'il n'y ait pas de combat à ce moment-là. Après, nous ne sommes pas à l'abri d'une mauvaise surprise.
Comment vous positionnez-vous par rapport aux belligérants ?
Comme dans n'importe quel autre conflit, nos discussions avec le Hamas, les autorités israéliennes et les États susceptibles de peser dans la résolution du conflit sont concentrées autour de nos préoccupations humanitaires. Tous ont un rôle à jouer dans la diplomatie humanitaire et le respect du droit international humanitaire (DIH). Dans un contexte de violence inouïe, comme à Gaza, le DIH est le droit des plus vulnérables, à savoir la population civile, les blessés, les malades dans les hôpitaux, les otages. Dans le monde entier, les armées régulières ou les groupes armés non-étatiques nous concèdent des accès parce qu'ils savent que, derrière, nous ne serons pas dans une dénonciation publique ou « l'instrumentalisation » de nos opérations. Le dialogue est constant, il se fait de façon confidentielle pour essayer d'influencer la conduite des hostilités et de parvenir jusqu'aux personnes qui sont sous contrôle – et auxquelles nous sommes les seuls à pouvoir avoir accès.
Les organisations terroristes sont-elles aussi soumises au DIH ?
Absolument. Comme le DIH est adopté par les États, on pourrait penser qu'eux seuls sont tenus de le respecter, mais les groupes armés non-étatiques, eux aussi, ont l'obligation de s'y conformer. Les exigences et les obligations sont les mêmes pour tous les combattants. Le DIH s'applique indépendamment du motif qui a déclenché une action militaire. Il doit être respecté de manière inconditionnelle, même si, souvent, il peut y avoir des tentatives d'un côté ou de l'autre de le rendre transactionnel. Il est indispensable de bien distinguer le droit international humanitaire du droit de recourir à la force, lequel est réglementé par la Charte des Nations unies. Le DIH est pragmatique : il n'interdit pas la guerre, il a pour seul but d'en fixer la limite. Même si des violations sont toujours constatées, il empêche et continue d'empêcher que de graves violations soient commises. En parallèle de ces actions, le CICR remplit aussi des missions de prévention en temps de paix, avec des formations auprès des forces armées ainsi que de groupes armés non-étatiques pour expliquer le DIH, ses principes, ses règles, son fonctionnement, les obligations du combattant.
Le DIH est né des conventions de Genève. Comment -a-t-il évolué depuis ?
Son évolution a suivi les guerres modernes. Il est né du traumatisme d'un homme, Henri Dunant, futur fondateur de la Croix-Rouge. Il était présent à Solferino lors de la bataille qui opposait les armées française et sarde aux forces autrichiennes. Il a été horrifié par la façon dont étaient traités les soldats blessés ou malades. Rien n'était vraiment fait pour les secourir, des femmes faisaient ce qu'elles pouvaient pour soigner les blessés. Le CICR a été créé quatre ans plus tard, en 1863. La toute première convention de Genève a été rédigée en 1864. Elle s'appliquait aux blessés et aux malades des armées, et elle a aussi créé l'emblème de la Croix-Rouge pour protéger les -victimes et ceux qui leur portent secours sur les champs de bataille. La deuxième reprend la même idée, mais appliquée à la guerre maritime. La troisième convention, en 1929, est relative à la protection des prisonniers de guerre. Avec la Seconde Guerre mondiale, notamment la Shoah et les bombardements massifs de villes, le rapport s'est totalement inversé entre le nombre de victimes civiles et celui des combattants. Les États, avec le CICR, ont alors décidé de réviser les trois premières conventions et de créer la quatrième, qui vise à protéger les civils. Les deux protocoles additionnels élaborés en 1977 introduisent une série de dispositions strictes limitant, voire interdisant certains moyens et méthodes de guerre.
Dans les heures qui ont suivi l'attaque du 7 octobre, une polémique est née autour de la notion de crime de guerre pour qualifier le massacre orchestré par le Hamas. Le CICR peut-il être amené à témoigner sur des cas de violation du droit ?
Les crimes de guerre relèvent d'un processus judiciaire, qui est du ressort d'un tribunal national, ou de juridictions internationales habilitées également à juger les génocides et les crimes contre l'humanité. Des tribunaux ad hoc et d'autres tribunaux internationaux peuvent aussi être mis en place après un conflit : Nuremberg, en 1945 ; le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), en 1993 ; le tribunal d'Arusha, en Tanzanie, en 1994, pour statuer sur les massacres commis au Rwanda. En 1998 a été instituée la Cour pénale internationale. Elle exerce sa compétence quand un État ne peut ou ne veut pas engager de poursuites. La CPI a été portée par un certain nombre d'organisations, dont le CICR. Pour autant, le CICR bénéficie d'une immunité de témoignage devant la CPI comme devant d'autres juridictions pénales. Ses délégués ne peuvent pas être appelés à témoigner, et ce n'est pas leur rôle. Lorsqu'un délégué constate une violation, nous en parlons directement à la partie concernée pour faire en sorte que les violations cessent. Ce n'est pas que nous ne voulons pas que justice soit faite, mais nous devons pouvoir dialoguer avec les parties adverses pour continuer à remplir notre mandat humanitaire.
Votre action s'achève-t-elle au moment de la fin des hostilités ?
Non. Il y a d'autres dossiers à traiter, entre autres celui des personnes portées disparues. Le CICR est souvent amené à remplir un rôle de conseil pour favoriser l'échange d'informations destiné à localiser des charniers, par exemple, ou suivre la piste de détenus quand on ignore ce qu'ils sont devenus. Le droit des familles de savoir est un droit fondamental, inscrit dans les textes.
Les conflits en cours au Proche-Orient, en Ukraine, au Soudan, au Yémen ou encore au Haut-Karabagh révèlent-ils des lacunes dans le droit international humanitaire ?
Tout est dit si l'on pose pour principe qu'il faut épargner les civils ou les infrastructures civiles. Mais nous devons toujours améliorer la mise en œuvre et le respect du droit. Actuellement, nous mettons à jour les conventions de Genève de 1949 pour mieux expliquer la finalité du texte et éclairer sur les formes de conflictualité modernes. Par exemple, par rapport à la mise au point d'armes nouvelles, nos juristes travaillent sur la responsabilité des fabricants, la manière dont la machine va opérer une distinction entre un civil et un combattant et se situer dans le cadre du DIH. Des réflexions identiques sont menées sur l'intelligence artificielle ou sur la responsabilité les hackers.
À quoi tient la réussite de vos actions ?
Chaque conflit a sa logique, son contexte. Pour pouvoir débloquer des situations et nous permettre d'accéder aux victimes, la diplomatie humanitaire implique une analyse particulière de l'écosystème, une connaissance fine de la psychologie, des rapports d'influence, de la culture de chaque pays. Des collègues ont, par exemple, travaillé sur des ponts entre le droit coranique et le DIH, ainsi que sur le bouddhisme, plus récemment. Pour pouvoir invoquer un droit universel, il faut pouvoir se réunir autour de notions communes. Sur le terrain, nos équipes travaillent toujours en binôme. Il y a nécessairement un ressortissant du pays, pour la connaissance des codes, des coutumes… Sachant que ce dernier peut être vulnérable, subir des pressions sur sa famille ou sa propre personne, les données sensibles, comme les visites en détention, sont conduites par des internationaux.
Observez-vous des tendances nouvelles dans la manière de mener les guerres ?
Nous en voyons une se dessiner, qui nous inquiète particulièrement : les villes deviennent de plus en plus des champs de bataille. Les conséquences sont encore plus catastrophiques pour les populations et les infrastructures civiles. Le principe de distinction est plus compliqué à respecter, a fortiori dans des zones densément peuplées, comme Gaza ou Alep, en Syrie. Les populations n'ont pas toujours les moyens de fuir et il se peut que des combattants se mêlent aux habitants dans des bâtiments civils.