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FONCTION PUBLIQUE

« Le cliché du fonctionnaire à l'abri, au chaud, est une fake news. »

24 janvier 2025 | Mise à jour le 24 janvier 2025
Par | Photo(s) : DR
« Le cliché du fonctionnaire à l'abri, au chaud, est une fake news. »

Entretien avec Willy Pelletier, sociologue à l'université de Picardie et co-auteur de l'ouvrage « La Haine des fonctionnaires ». Un article extrait de la Vie Ouvrière.

VO : Dans l'ouvrage coécrit avec la sociologue Julie Gervais et l'historienne Claire Lemercier, vous expliquez que la stigmatisation des fonctionnaires s'appuie sur des « calomnies » qui n'ont rien à voir avec le réel. Pouvez-vous revenir sur ces idées reçues ?

Willy Pelletier : Le livre montre combien les idées toutes faites à l’endroit des fonctionnaires sont toutes fausses. Ces derniers temps, les fonctionnaires sont (encore une fois) dans le viseur de la noblesse managériale public-privé qui gouverne l’État, avec le projet d'allonger le délai de carence d'un à trois jours en cas d'arrêt maladie pour lutter contre l'absentéisme. Le sous-entendu de cette mesure, c'est que les fonctionnaires sont paresseux, fainéants, tire-au-flanc par rapport aux salariés du privé. Je considère que ce sous-entendu est une obscénité, je pèse mes mots. Car, pour une large part, les fonctionnaires sont des ouvrières et ouvriers, des forestiers, des égoutiers, des aides-soignantes, etc. avec des charges d'effort, des peines, très loin de l'indolence. Pensons aux agents des routes qui nous permettent de circuler, aux infirmières qui nous soignent, aux secrétaires de mairie qui résolvent mille problèmes enchevêtrés. On peut aussi citer les 600 000 agents d’entretien. Le cliché du fonctionnaire à l’abri, au chaud, est une fake news.

Le terme d’absentéisme est une honte, il rend les salariés coupables d’être malades alors que les fonctionnaires sont tombés malades en nous servant. On sait en plus que les fonctionnaires sont exposés à des flux de population nettement plus importants que les salariés du privé, d’où leur exposition à des risques infectieux. Et enfin, car on ne recrute pas dans la fonction publique, l'âge moyen des fonctionnaires est plus élevé que dans le privé : 50 ans pour un fonctionnaire sur trois en 2023 contre une quarantaine d’années dans le privé.

« Le fonctionnaire n’existe pas », dites-vous. On a plutôt affaire à « des fonctionnaires » qui sont issus de recrutements, de parcours scolaires et de milieux familiaux très différents.

Tout à fait. C’est pourquoi le ministre, qui veut appliquer des réformes uniformes aux fonctionnaires, montre qu’il ne connaît en rien les fonctionnaires, qui sont une myriade de métiers, de rythmes, et qui gèrent, avec des moyens réduits, des populations très disparates. Les ministres de la fonction publique connaissent tout sauf la fonction publique. Guillaume Kasbarian vient de l’ESSEC, et il a été consultant en stratégie pour Monitor Delloite puis PMP Conseil. Son prédécesseur Stanislas Guerini a fait HEC, Harvard Business School, et fut cadre dirigeant d’Air Product, filiale d’une multinationale du gaz américaine. Ils n’ont jamais vu les fonctionnaires au travail. Donc, ils disent n’importe quoi, autant par cynisme que par ignorance. L’ignorance est le plus grave.

Les tâches des fonctionnaires, rappelez-vous, rendent « possible la cohabitation de plusieurs millions d’existences ». Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Qui ne connaît pas un enseignant qui a boosté son apprentissage et par là son destin ou celui de ses enfants ? Qui ne connaît pas un médecin, une infirmière, une aide-soignante, qui a permis à un proche ou à soi-même de tenir bon dans des moments très douloureux ? Qui ne connaît pas un policier qui enfin a entendu les violences qu’une femme vient lui confier en portant plainte ? La liste est infinie. On peut aussi parler des égoutiers, dont l’espérance de vie est de 57 ans… Or, sans égouts, pas de villes. Ou des forestiers, sans qui la lutte contre le réchauffement climatique est impossible. Donc, oui, l’aide gratuite qu'apportent les fonctionnaires, autorise des millions d’existences, à chaque instant de nos vies.

Vous insistez sur le fait qu'il y a « urgence » car les fonctionnaires sont aujourd'hui pris en étau entre plusieurs flots de haine qui risquent, s'ils ne sont pas arrêtés de « rendre la fonction publique inopérante ». Pourquoi ?

Nous vivons un basculement historique car confluent aujourd’hui trois flots de haine des fonctionnaires. La haine traditionnelle de la noblesse managériale public-privée qui travaille à transformer le public en privé bis. Elle est ancienne. Mais aujourd'hui, s’ajoute la haine de certains milieux populaires contre les fonctionnaires, qui sont interdits d’aider à cause des restrictions budgétaires et de l'obligation quotidienne et dévorante de reporting. On observe cette haine populaire aux urgences avec la multiplication des agressions d'urgentistes. Il faut dire que la réforme promouvant la rentabilité de l’hôpital fait qu’aux urgences on peut attendre jusqu'à 9 heures…Une troisième forme de haine amplifie les deux autres, c’est la haine des fonctionnaires pour eux-mêmes, pour ce qu’ils sont obligés ou empêchés d’effectuer, pour la façon dont leurs métiers sont massacrés.

Ces haines se conjuguant, la légitimité des fonctionnaires est à présent puissamment dévaluée, ce qui va renforcer la liquidation ou le démantèlement des services publics, lequel démantèlement va renforcer leur perte de légitimité, etc. Les grands perdants, c’est nous toutes et tous, et les plus pauvres d’abord. Car les très riches, eux, ont des écoles, des cliniques, des polices privés.

Face à ce constat alarmant, vous plaidez pour une alliance entre fonctionnaires et usagers…

Les hauts managers d’État qui détruisent nos services publics ne s'arrêteront pas d'eux-mêmes. Seules les préoccupent leurs concurrences entre eux, qui les poussent à aller toujours plus loin. Les stopper suppose un dispositif neuf, une alliance qui fasse le poids. L’alliance entre les syndicalistes qui savent mieux que quiconque ce qu'endurent les fonctionnaires, avec des équipes d’universitaires qui, de métier, évaluent les dégâts. En lien avec les collectifs d’usagers, je pense notamment aux luttes pour le maintien des maternités de proximité. Soit gagnera la civilisation des services publics, une civilisation de la gratuité, de l’aide, de la protection. Soit triomphera la civilisation de la marchandise, où tout s'achète, et ce sera la barbarie. Nous sommes à la croisée des chemins.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler