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Rentrée scolaire

« Le cœur du système, ce sont les enseignants »

4 septembre 2023 | Mise à jour le 25 janvier 2024
Par | Photo(s) : SEBASTIEN BOZON / AFP
« Le cœur du système, ce sont les enseignants »

Entretien avec Agnès van Zanten, directrice de recherches au CNRS en sociologie de l'éducation. Auteure d'une thèse en 1990 sur les zones d'éducation prioritaire, la sociologue décrypte depuis les mécanismes du système éducatif français, ses travers élitistes et inégalitaires. Elle a écrit plusieurs ouvrages, parmi lesquels Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales (PUF, 2009), L'Ecole de la périphérie : scolarité et ségrégation en banlieue (PUF, 2012), et plus récemment Sociologie de l'école (Armand Colin 2018) , avec Marie-Duru-Bellat et Géraldine Farges.

 

 

Où en est-on de l'idéal d'égalité des chances concernant l'accès à l'enseignement supérieur ?

Le discours de l'institution est de dire qu'elle rend égales ces chances en rendant disponible l'information sur l'offre de formation. C'est vrai, les sources d'informations, entre Internet, les réseaux sociaux, les différents médias, sont beaucoup plus importantes qu'il y a cinquante ans. Mais la France reste un pays où les inégalités scolaires sont non seulement fortes, mais aussi étroitement liées à la position sociale. 

 

D'où cela vient-il ?

C'est une chose de rendre accessibles des données factuelles sur les formations, une autre d'avoir, dans sa famille ou son entourage proche, des personnes qui ont fait les classes préparatoires aux grandes écoles et en ont une connaissance fine de l'intérieur. Avec un jeune collègue, Léon Marbach, nous avons enquêté sur le rôle des réseaux personnels dans l'orientation vers le supérieur. Les jeunes issus des CSP+ bénéficient de nombreux conseils émanant de leurs parents. En outre, dans les lycées qu'ils fréquentent, ils côtoient une majorité de jeunes comme eux, avec qui ils échangent des informations. Ils bénéficient ainsi d'un capital social que peu de leurs condisciples des classes populaires vont avoir.

 

Comment les jeunes issus de milieux défavorisés tirent-ils bénéfice de la masse d'information disponible ?

Beaucoup ont du mal à l'analyser, à distinguer ce qui relève de la promotion marchande et de la véritable information. Si vous allez sur un moteur de recherche comme Google, où le classement et la visibilité d'un site sont fonction de ce qu'il paye, vous trouvez une foule d'établissements, le plus souvent privés, qui utilisent toutes sortes d'arguments, y compris parfois mensongers (palmarès fictifs, etc.), pour se mettre en valeur. Sur les salons, les discours sont aussi faits pour plaire : les passerelles sont toujours possibles, vous pouvez commencer ici, bifurquer là… C'est un peu un Disneyland éducatif, à l'opposé des lycées qu'ils fréquentent où on leur dit plutôt ce qu'ils ne peuvent pas faire.

 

Parcoursup permet-il de se repérer plus facilement ?

Pas vraiment, les données disponibles ne sont pas plus faciles à interpréter. Il y a, par exemple, pour chaque formation des statistiques comme le taux de réussite, le taux d'insertion, etc. Sauf que beaucoup d'élèves et de parents se sentent désarmés face à ces chiffres : quelle valeur leur accorder ? comment les apprécier ? Il y a une forme d'hypocrisie et d'aveuglement de la part de l'institution à dire que tout le monde, quel que soit son niveau d'études, est capable de décrypter ces informations. Pour une autre enquête, nous avions demandé à des lycéen.ne.s de se renseigner pendant un temps donné sur leur projet d'orientation sur Internet. Il ressortait que les jeunes issus des milieux populaires recouraient à un nombre plus limité de mots-clés. Or, moins les mots-clés sont précis, plus il est difficile de trouver ce que l'on cherche. Les inégalités culturelles se retrouvent, aussi, dans l'usage d'Internet, et elles sont importantes.

 

La suppression continue de postes de conseillers d'orientation-psychologues n'aggrave-t-elle pas la situation ?

En effet. L'Etat, depuis plusieurs années, pousse les enseignants à s'occuper d'orientation, sans contrepartie, que ce soit au plan financier ou de la formation. D'où leur réticence. Quand ils le font, c'est sous la pression de l'institution, des parents, des élèves, du chef d'établissement… Dans les lycées populaires, les professeurs sont tout aussi soucieux de la réussite au bac de leurs élèves, mais il y a souvent beaucoup d'autres problèmes à régler : le décrochage ; l'absentéisme ; les problèmes sociaux. L'orientation y est un objectif parmi d'autres. Il en va autrement dans les lycées plus huppés. Un proviseur d'un établissement que nous avons rencontré accueillait les élèves de seconde en disant : « Bienvenue dans l'enseignement supérieur ! » La construction du projet d'orientation commençait dès ce moment-là, avec un niveau de personnalisation très fort. Ailleurs, le sujet de Parcoursup apparaît le plus souvent à partir du mois de janvier de l'année de terminale, et le travail se fait essentiellement en groupe.

 

En mai dernier, Emmanuel Macron annonçait un renforcement des liens entre l'école et le monde du travail, avec la création à la rentrée d'un « bureau des entreprises » dans chacun des 2 100 lycées professionnels. L'argument est, entre autres, de faciliter l'insertion des élèves disposant de peu de réseau professionnel…

Les valeurs entrepreneuriales, les notions de compétence et de savoir-être utiles sur le marché du travail sont de plus en plus mises en avant. Le « projet de formation motivé » sur Parcoursup est présenté comme une préparation à la rédaction d'un CV professionnel, mais cela n'a rien à voir. Un autre exemple qui montre la manière dont le monde de l'entreprise pénètre l'école : les régions ayant une obligation d'information et d'orientation pour les publics scolaire, étudiant et apprenti, on voit des représentants de secteurs professionnels aller dans les lycées pour animer des séances d'orientation. Du coup, ils apparaissent aux yeux des jeunes comme des experts de l'orientation. C'est un vrai problème, car ça crée une confusion entre orientation professionnelle et orientation scolaire.

 

La méritocratie à la française est-elle à ranger définitivement au rayon des mythes ?

Le modèle français a été conçu autour de l'idée que chacun puisse aller le plus loin possible. Cette vision devient vite élitiste dans la pratique – alors qu'elle ne l'est pas dans l'absolu -, dans la mesure où le nombre de places est limité. Ça m'attriste toujours quand des chefs d'établissement me parlent de leurs difficultés et de celles de leurs élèves, et qui ajoutent, au détour de la conversation, que deux de leurs élèves, l'année précédente, ont toutefois rejoint Louis-le-Grand [lycée parisien réputé, ndlr]. On a l'impression que ça rachète tout ce qui ne va pas, et c'est une façon de dire : « Vous voyez, nous ne sommes pas si mauvais que ça. »

 

Vous avez consacré votre thèse aux zones d'éducation prioritaire, dont l'objectif était de corriger l'impact des inégalités sociales et économiques sur la réussite scolaire. En vain, visiblement, puisqu'elles ont été remplacées, en 2006, par les réseaux ambition réussite…

L'échec des ZEP a été politiquement acté – à tort, à mon avis – dans les années 1990. Les gouvernements qui se sont succédé, depuis, se sont évertués à développer des politiques qui visent à extraire les meilleurs des « quartiers » pour leur faire intégrer Polytechnique, Sciences-Po… Ce faisant, elles entretiennent toujours une vision élitaire et une logique malthusienne consistant à se focaliser sur quelques-uns. Renouveler les élites politiques, culturelles, médiatiques est une bonne chose, et je pense qu'il est important qu'un pays se reconnaisse dans ses élites, mais c'est un objectif mineur par rapport à la lutte contre les inégalités. Or, on tend à confondre les deux objectifs.

 

Que pensez-vous des Cordées de la réussite, relancées en 2019 par Emmanuel Macron et qui s'appuient sur le mentorat d'étudiants auprès de collégiens et de lycéens pour les accompagner vers l'enseignement supérieur ?

Elles sont typiques de la théorie du ruissellement qui guide le président. Avoir trois jeunes dans un lycée qui bénéficient des actions d'une grande école ne va pas nécessairement créer une dynamique positive au sein de celui-ci. Ça peut être le cas au niveau d'une fratrie, mais à l'échelle d'un établissement, cela demande une forte construction. Ça ne se fait pas automatiquement, et ça ne change en rien les pratiques des enseignants. L'effet ruissellement sur lequel parient beaucoup de politiques de ce type n'existe pas ou très peu. C'est une manière de dire qu'il n'y a pas de problème structurel ou de mobilité sociale, que ce sont les jeunes qui s'autocensurent. Ce qui arrive, mais c'est un élément parmi un ensemble de facteurs. Beaucoup de lycéen.nes., aujourd'hui, se projettent dans l'idée qu'ils iront dans le supérieur une fois le bac en poche. Ils font des vœux sur Parcoursup, parfois ils n'ont pas de réponse ou, quand ils en ont une, elle est négative ou ne correspond pas à leur demande. Ça engendre de la frustration… Et créer des générations de frustrés peut être dangereux.

 

Quelles solutions pourraient redonner du sens à l'égalité des chances ?

Les pistes sont multiples. La première chose serait de mettre en place des politiques de mixité scolaire et de réduction des formes de ségrégation dès le primaire, la ségrégation académique allant souvent de pair avec la ségrégation sociale. De nombreux travaux montrent l'importance d'avoir des classes et des établissements hétérogènes pour la progression du plus grand nombre. Il faut aussi agir au plan pédagogique. Notamment, un des problèmes qui fait aussi écran à l'avancement dans les politiques de mixité est que les enseignants français se sentent souvent incapables d'enseigner face à des groupes hétérogènes. Cela pose la question de la formation des enseignants et aussi des politiques adaptées aux élèves en très grande difficulté. En matière d'orientation, il faut empêcher que, par l'effet redoublé des parents et des enseignants, des élèves puissent contourner le système pour en être toujours les gagnants. Les profs sont toujours contents de voir un élève issu d'un milieu populaire réussir, mais quand ils sont face à des cas délicats, ils n'adoptent la même attitude selon le milieu social d'origine. Dans les milieux populaires, on voit se mettre en place des stratégies de découragement qui finissent par canaliser les vœux. Chez les jeunes de catégories plus favorisées, même si les résultats sont très médiocres, il arrive que les enseignants, avec une forme de rationalité qui n'est pas absurde mais qui renforce les inégalités, disent : « Certes, celui-là n'est pas très bon, mais ses parents peuvent l'aider. Il suivra des cours particuliers et réussira peut-être. » Enfin, ce qui me frappe en France, c'est qu'à peine lancé un dispositif, on le généralise, exemple « L'école du futur », à Marseille. Il n'y a pas de travail patient d'évaluation, de correction des effets potentiellement négatifs, d'accompagnement et de formation des enseignants, si nécessaire. C'est coûteux au plan financier, mais pas seulement. Il m'arrive de revoir des personnels auprès de qui j'avais travaillé pour ma thèse sur les ZEP, et je vois à quel point ils sont désabusés, aujourd'hui. Ils n'y croient plus, alors qu'à l'époque, ils étaient pleinement investis. On est dans un système qui décourage en permanence les meilleures énergies. Or, le cœur du système, ce sont les enseignants.