L’éthique professionnelle mise hors cadre
nvo : Les ingénieurs, cadres, techniciens (ICT) constituent désormais 47 % du salariat. 80 % sont diplômés. Comment se traduit cette évolution ?
Marie-José Kotlicki : En l'espace de trente ans, c'est une véritable inversion qui s'est produite quant à la situation des ICT, tant du point de vue de leur nombre, que de leur niveau de qualifications et de leur positionnement au sein des entreprises.
Le patronat, tout en refusant de les reconnaître, utilise leurs qualifications pour opérer sur ces salariés un glissement de ses propres responsabilités dont les ICT sont susceptibles de répondre devant la justice. Ils peuvent se voir condamner par les tribunaux pour des faits consécutifs à l'application de directives patronales mettant en cause jusqu'à la sécurité des autres salariés ou des usagers des services publics.
Les cadres peuvent ainsi être jugés coupables pour avoir mis en œuvre des stratégies qu'on leur impose d'appliquer. Les méthodes de management ont, en effet, profondément évolué. Le paternalisme d'intégration utilisé il y a trente ans a laissé place à un management financiarisé coercitif. Dès le début des années 1990, les ICT ont montré une certaine prise de distance avec les stratégies financières. Aujourd'hui, ils ne sont plus du tout associés et toute expression publique de désaccord leur est interdite.
Le cortège de suicides auquel nous avons assisté chez les cadres, quels que soient les secteurs d'activités et la taille des entreprises, donne la mesure de la souffrance produite par le « wallstreet management » qui fait une croix sur le bien-travailler et sur l'éthique professionnelle.
Par souci d'image, les entreprises élaborent parfois des chartes d'éthique qu'elles vont jusqu'à faire signer aux cadres lors de l'embauche. Selon cette « communication évanescente », les cadres doivent quitter le travail à l'heure et se déconnecter, sans que soit remise en cause la charge de travail qui les écrase. On leur demande de réduire les fractures au sein du collectif de travail tout en appliquant des directives qui provoquent ces fractures. En d'autres termes, les ICT sont en permanence en porte-à-faux avec ce qu'on exige d'eux et les moyens qui leur sont confisqués.
Vecteurs désignés des stratégies mises en œuvre dans les entreprises comme dans la fonction publique, quel enjeu ces catégories professionnelles représentent-elles ?
Marie-José Kotlicki : Les jeunes diplômés sont utilisés comme cheval de Troie pour faire baisser les salaires. Un titulaire de master 2 est embauché pour 1 700 euros net en moyenne par mois. Les activités de conception et de commercialisation constituent aujourd'hui la principale source de plus-value. Le dumping social sur le travail qualifié est donc, pour le patronat, le moyen d'obtenir des taux de profit à deux chiffres.
Les attaques contre le statut cadre poursuivent le même objectif. Son périmètre est devenu très restrictif, compte tenu de la diversification des fonctions désormais exercées par les ICT, et il faut le rénover. Mais, sous prétexte que le statut des cadres ne correspondrait plus à la réalité, le patronat cherche, en réalité, à en finir avec toute reconnaissance des qualifications des salariés à responsabilités. L'abaissement du niveau de salaires des cadres crée aussi les difficultés de financement de leur retraite complémentaire (Agirc) et sa fusion avec le régime de retraite complémentaire des salariés (Arrco) conduirait à une baisse substantielle du niveau de retraite des cadres, mais aussi à ce que 14 millions de non-cadres financent la retraite des cadres…
On le voit, personne n'a à gagner à la non-reconnaissance des qualifications des ICT.
Après cinquante années d'existence de l'Ugict, comment la CGT prend-elle en compte la place et le rôle des salariés à responsabilités ?
Marie-José Kotlicki : La nécessité de développer une activité syndicale, arrimée aux préoccupations spécifiques de ces catégories, est aujourd'hui mieux prise en compte par la CGT. Le « faux débat » qui opposait activité revendicative et organisation spécifique a laissé place à la recherche d'une meilleure efficacité de l'activité revendicative et des moyens de la faire vivre.
Des avancées importantes sont enregistrées dans les territoires, avec plusieurs dizaines de collectifs interprofessionnels qui se sont constitués pour aider au développement d'une activité pérenne dans ces catégories. Avec plus de 80 000 affiliés, l'Ugict est la deuxième organisation syndicale dans les deuxième et troisième collèges, devant la CGC.
Développer l'activité revendicative et la syndicalisation des ICT est indispensable pour que la CGT soit le syndicat de tous les salariés. Faute de quoi, la loi sur la représentativité pourrait la faire disparaître de secteurs entiers qui emploient majoritairement des ICT.
L'Ugict CGT vient de tenir son 17e congrès à Dijon. Quels sont ses principaux axes revendicatifs ?
Marie-José Kotlicki : Nous voulons réhabiliter le travail qualifié. C'est nécessaire pour les ingénieurs, cadres et techniciens eux-mêmes. C'est nécessaire aussi pour ouvrir des perspectives d'évolution et de progrès pour l'ensemble du monde du travail et pour sortir de la crise.
À travers un nouveau statut cadre et technicien, s'inscrivant dans le nouveau statut du travail salarié revendiqué par la CGT, il s'agit de permettre à ces catégories d'être professionnellement engagées et socialement responsables. En ce sens, nous avons décidé de mener des campagnes revendicatives interprofessionnelles sur trois grands axes.
Le premier porte sur la reconnaissance et le paiement des qualifications avec, notamment, l'intégration dans les conventions collectives des diplômes pour les jeunes, la reconnaissance de la technicité.
En second lieu, nous entendons mener bataille pour de nouveaux droits individuels garantis collectivement. Le droit à la déconnexion, par exemple, encadrerait l'autonomie professionnelle des ICT et permettrait de revenir au décompte horaire du temps de travail. Le droit de refus et d'alternative, autre exemple, en s'appuyant sur ce que l'on vient d'obtenir au niveau des lanceurs d'alerte, permettrait aux ICT d'exercer leur rôle contributif et de dénoncer des délits ou des impacts négatifs sur d'autres catégories de salariés.
Enfin, le troisième axe porte sur la réappropriation de l'entreprise, en confisquant les pleins pouvoirs des actionnaires. Nous voulons, ainsi, faire vivre en pratique, jusqu'à un nouveau statut juridique de l'entreprise, une définition de celle-ci correspondant à la communauté de travail créatrice de richesses, distincte de la société d'actionnaires.
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EN SAVOIR +
Les sondages et l'analyse de l'Ugict-CGT
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