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Par
Dee Brooks
| Photo(s) : Corentin Fohlen/ Divergence
Portrait du realisateur haitien Raoul Peck, lors de la projection de son documentaire Assistance Mortelle, le 3 avril 2013 à Port-au-Prince, Haïti.
Portrait du realisateur haitien Raoul Peck, lors de la projection de son documentaire Assistance Mortelle, le 3 avril 2013 à Port-au-Prince, Haïti.
« L'ignorance n'a jamais aidé personne. » Cette réplique cinglante de Karl Marx à Wilhelm Weitling est au cœur de la démarche du cinéaste Raoul Peck. Entretien avec le réalisateur du film Le jeune Karl Marx.
Wilhelm WeitlingThéoricien du socialisme utopique.
Lors de la sortie de Lumumba et, pour Arte, du Profit et rien d'autre, en 2000, vous évoquiez votre lecture marxiste du monde. Avec Le jeune Karl Marx, avez-vous voulu transmettre les fondements, la genèse, de cette pensée à un large public ?
Exactement. Dans le contexte actuel c'est une réponse à une société qui s'enfonce dans l'individualisme, le rejet du politique, de l'histoire ou de la science (par exemple le changement climatique). C'est une pente très rude sur laquelle il est difficile de s'arrêter. Face à cela, ma réponse est de revenir aux fondamentaux. Quand on voit l'étendue du champ de bataille, il semble nécessaire de livrer les instruments pour que chacun, et notamment la jeune génération, trouve son chemin. C'est impossible quand on n'a pas de passé, pas d'expérience, pas d'idéologie. Le capitalisme essaie de faire croire le contraire et qu'on peut tout réinventer. D'où l'importance de Marx, qui a tout lu, remis dans le contexte et analysé. Il en a tiré la théorie de la lutte des classes « entre les oppresseurs et les opprimés », où le profit domine et aliène.
Avez-vous pensé à un public en particulier en écrivant ce film (avec Pascal Bonitzer) ? Qu'aimeriez-vous que les spectateurs se disent après l'avoir vu ?
I am not your negro (Je ne suis pas votre nègre)Formidable documentaire de Raoul Peck sur James Baldwin, écrivain afro-américain et militant pour les droits civiques, sorti en 2016.
Je souhaite avoir le public le plus large possible sans avoir à faire de compromis. J'aimerais que chaque spectateur réalise que nous sommes tous parties prenantes de ce monde, et se mette face à ses responsabilités. C'était la même démarche pour I am not your Negro. Dire qu'en fait on est conscient de tout, chacun à son niveau, et qu'on peut agir sur les différents niveaux et ouvrir d'énormes brèches, avec sa tête, son cœur, son ventre. Pour cela, il fallait que le film soit juste, même si le cinéma impose des raccourcis. Je commence par montrer le jeune Marx journaliste, qui cherche, qui apprend et ce, malgré la répression et la censure féroces. Je pense que voir ainsi trois jeunes d'une vingtaine d'années (Marx, sa femme Jenny et Friedrich Engels) qui décident de changer le monde peut être inspirant… Et cela, en partant d'une pensée et de concepts. C'est un peu le film impossible ! [Rires.] Mais une fois posé le principe du contenu, il reste à inventer la forme.
Montrer non pas Marx, l'icône barbue auteur du Capital, mais des jeunes gens avec des faiblesses, des doutes, des passions, était-ce le moyen de rendre sa pensée (et celle d'Engels) plus proche ? Une manière aussi de répondre à ceux qui confondent à dessein la théorie, la pensée marxiste et les régimes qui l'ont dévoyée ?
Oui. Il ne s'agit pas de livrer un mode d'emploi, mais de faire exploser les blocs théoriques et de revenir à la source, qui est une analyse de la société capitaliste. J'ai ainsi été surpris par les réactions de certains journalistes ayant vu le film et qui disséquaient un point de sa forme tout en évitant soigneusement de parler du fond. Or, j'essaie de faire des films qui restent. Le cinéma est un instrument de combat.
Le film débute en Allemagne en 1844, alors que les ouvriers cherchent à s'organiser pour lutter contre les ravages de la révolution industrielle. Nous sommes aujourd'hui à un autre moment de l'Histoire, héritier de celui-là, mais où l'on régresse. Les images contemporaines, la chanson de Dylan à la fin du film évoquent cette continuité… Qu'est-ce qui, selon vous, fait obstacle à un mouvement similaire ?
Je me sers de ce patrimoine. Il faut en effet faire la connexion alors que la pensée se rétrécit. On le voit dans le traitement des migrations… Mandela, Allende ne sont pas des icônes, toute l'histoire est connectée. Refaire du lien oblige à se poser des questions. On est en plein dedans, et chacun a un rôle à jouer. Marx a fait les deux : penser et agir. Avec Engels, mais aussi avec Jenny et Mary Burns, la compagne de Friedrich Engels, ils ont fait de l'entrisme dans des mouvements existants, ils ont tout fait pour éduquer, dépasser l'ignorance. Karl, Jenny et Friedrich, issus de classes aisées, ont fait le choix de perdre leur confort pour rester fidèles à leur idéal en créant le lien avec des mouvements de lutte dans toute l'Europe et même au-delà.
Depuis les années 1970 et la politique de Reagan et Thatcher s'est opérée une déconstruction de tous les mouvements progressistes : une attaque sans précédent contre les syndicats ou le mouvement de la théologie de la libération, contre les forces « combattantes ». L'échec du bloc de l'Est a eu aussi des conséquences sur les pays qui en dépendaient comme chez moi, à Haïti, ou à Cuba.
Mais cette politique ne vient pas de nulle part et des changements multiples ont accéléré le processus : l'évolution technologique, les médias, les coupes dans les budgets d'éducation, de santé, qui ont amplifié l'aliénation. J'essaie de donner des instruments pour comprendre.
À l'inverse de la « destinée commune » du Manifeste du Parti communiste, le capitalisme se fonde sur l'individualisme. Comment refaire émerger du collectif, sur quels leviers peser ?
Il n'y a pas qu'une réponse, car les réalités sur la planète sont très inégales. En France, en Europe, nous sommes des sociétés repues, mais avec des inégalités qui se creusent et trop peu de partage. Il y a des initiatives d'autoproduction, d'autogestion, d'écologie et de circuits courts, mais c'est très loin de créer un collectif. Il faut insister sur la communauté d'intérêts, discuter et avoir une majorité, mais écouter la minorité. Des intérêts complexes et divergents sont à mettre ensemble. Par exemple toutes les ressources investies dans l'armement, qui sert à détruire l'humanité et la planète… Soyons conscients que nous avons besoin de nous cultiver, de comprendre, d'acquérir de la sagesse et de nous organiser. Tout ça pèse dans la balance.
Naissance d'une pensée
Déboulonnant la statue figée du philosophe à la barbe blanche, Le jeune Karl Marx réussit un pari des plus audacieux : rappeler que Marx fut aussi un jeune homme, un mari et un père, et retracer la genèse de sa pensée. L'Europe de 1844 bouillonne, une nouvelle classe y émerge, celle des ouvriers broyés par l'impitoyable système industriel naissant auquel ne s'oppose alors aucun contre-pouvoir.
À 26 ans, issue de la bourgeoisie allemande, Karl Marx est un philosophe et un journaliste brillant et cultivé, révolté par la misère, l'exploitation et l'aliénation ouvrière. Censuré dans son pays, pourchassé, il doit s'exiler à Paris avec sa femme Jenny qui a quitté sa famille noble pour le suivre. Malgré les difficultés, le couple n'entend pas renoncer à ses idéaux. La rencontre du jeune Friedrich Engels, fils d'industriel, mais tout aussi rebelle – formant avec Marx un duo complice et complémentaire – va concrétiser ce qu'ils sentent : ce vieux monde aux inégalités criantes doit être changé.
S'appuyant sur des mouvements embryonnaires, ces trois jeunes gens, avec Mary Burns, la compagne irlandaise d'Engels, vont entreprendre, au prix d'un travail acharné et avec une belle témérité, d'unir des forces dispersées autour du Manifeste du Parti communiste, qui paraîtra en 1848. En donnant chair à Karl et Jenny Marx, à Friedrich Engels et Mary Burns (formidablement interprétés), à leur liberté de pensée et de mœurs, le réalisateur rappelle que, si elle fut dévoyée, leur pensée révolutionnaire articulée autour de la notion de destin commun demeure une inspiration contre toute régression sociale.
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