À venir
Votre identifiant correspond à l'email que vous avez renseigné lors de l'abonnement. Vous avez besoin d'aide ? Contactez-nous au 01.49.88.68.50 ou par email en cliquant ici.
HAUT
INDUSTRIE

Thomas Dallery : « Nous préconisons une nationalisation directe et pérenne des sites français d'ArcelorMittal »

22 mai 2025 | Mise à jour le 23 mai 2025
Par | Photo(s) : Sameer AL-DOUMY / AFP
Thomas Dallery : « Nous préconisons une nationalisation directe et pérenne des sites français d'ArcelorMittal »

Les salariés d'ArcelorMittal lors de la manifestation du 1er mai 2025 à Dunkerque. Photo : Sameer AL-DOUMY / AFP

Alors que le géant de l’acier a annoncé un plan de licenciements massif dans plusieurs de ses sites français, les salariés d’ArcelorMittal entendent bien défendre leurs emplois. Thomas Dallery, maître de conférence à l’université du Littoral Côte d’Opale, dans les Hauts-de-France, explique pourquoi leur revendication en faveur de la nationalisation de leur outil de production est aujourd’hui la plus réaliste.
Vous avez participé à la rédaction de Nationaliser les sites français d’ArcelorMittal, un rapport de la CGT ArcelorMittal Dunkerque revendiquant la nationalisation des sites français de l’aciériste. Pouvez-vous le présenter ?

J’ai été sollicité il y a quelques mois par des camarades de la CGT qui souhaitaient réfléchir à la nationalisation du site d’ArcelorMittal de Dunkerque. En effet, les représentants CGT du site anticipaient les difficultés qui ne manqueraient pas de survenir, au regard du comportement de l’actionnaire. Avec Tristan Auvray, co-auteur du rapport, nous avons donc tenté d’expliquer les difficultés rencontrées actuellement par ArcelorMittal, de discuter les solutions que pourrait apporter une nationalisation et d’envisager le futur.

Avec les licenciements annoncés chez ArcelorMittal et les récentes décisions du Royaume-Uni et de l’Italie, les nationalisations sont revenues au centre des débats. Que faut-il entendre par ce terme ?

D’une manière générale, cela désigne le fait que l’État prend le contrôle d’une entreprise, mais le mot de nationalisation fait référence à des réalités différentes. On distingue, tout d’abord, la nationalisation totale, où l’État devient le seul propriétaire d’une entreprise en achetant toutes ses actions, de la nationalisation partielle, lorsque le pouvoir public ne devient acquéreur que d’une partie des actions d’une entreprise. On distingue, ensuite, les nationalisations durables, lorsque l’État souhaite mettre la main de façon définitive sur une entreprise qu’il estime stratégique pour sa souveraineté, de la nationalisation temporaire. Dans ce cas, l’État entre au capital d’une entreprise pour une période donnée, lorsque cette dernière traverse des difficultés par exemple, avant de revendre les actions une fois la crise passée. C’est ce qui a eu lieu au moment de la crise des subprimes : les États sont montés au capital de leurs banques au moment de la crise avant de revendre leurs actions une fois celle-ci passée.

Il existe des formes plus originales de nationalisation, comme la nationalisation rampante, que nous avons essayé de proposer dans le cadre des discussions autour d’ArcelorMittal. ArcelorMittal portait le projet de décarboner sa production pour un coût de 1,8 milliard d’euros, dont 850 millions d’euros d’aides de l’État. Plutôt que de donner cette somme sans contrepartie, l’État aurait pu demander des actions en retour à l’entreprise, à hauteur de la somme qu'il lui a versée. Si on procède à cette opération à plusieurs reprises, on assiste à une nationalisation rampante.

Est-ce l’option que vous préconisez dans votre rapport ?

C’est une proposition que l’on verse au débat public et qui est un changement de logiciel : l’État aide les entreprises mais réclamerait désormais une part du capital en échange. Le Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques, le Clersé, avait rendu une étude estimant le montant de l'ensemble des aides publiques reçues par les entreprises [1]. Si on actualise les données, on estime que ces dernières s’élèvent maintenant à 200 milliards d’euros chaque année, dont beaucoup sont versées sans aucune contrepartie.

Dans le cas d’ArcelorMittal, a priori, le projet de décarbonation n’aura pas lieu, car décarboner l’acier suppose de remplacer les hauts fourneaux par des fours électriques, ce qui implique une plus grande consommation d’électricité. Pour y répondre, il faudrait tirer une nouvelle ligne à haute tension depuis la centrale nucléaire de Gravelines, ce qui coûterait des millions d’euros. Or, les postes qui s’occupent de ce dossier au sein d’ArcelorMittal sont touchés par le plan de licenciement. Si la ligne n’est pas mise en place, les conditions ne sont pas réunies pour que ce projet ait lieu [2]. C’est pour cela que nous préconisons une nationalisation directe et pérenne des sites d’ArcelorMittal en France. Dunkerque et Fos-sur-Mer (dans les Bouches-du-Rhône) sont les deux derniers sites français où l’on produit de l’acier brut. Il s’agit d’une production stratégique car elle est à la base de toutes les chaînes de valeur industrielle. Si vous n’avez plus de production d’acier brut, tous les sites de transformation seraient dépendants des importations d’acier brut d’Inde, de Chine, du Brésil… En cas de conflit commercial, l’acier brut nous sera facturé plus cher, et toute l’industrie nationale peut se retrouver à terre.

À combien chiffrez-vous cette opération ?

On estime que l’on peut acheter la quarantaine des sites français d’ArcelorMittal pour un à deux milliards d’euros. Les rapports d’activités d’ArcelorMittal nous permettent d’estimer qu’en France, les actifs fixes, c’est-à-dire l’ensemble des outils de production, ont une valeur de 4 milliards de dollars. Or, il faut défalquer le montant de l’achat de l’état effectif des outils de production. On peut aussi estimer le coût que représente la nationalisation au regard de la capitalisation boursière du groupe. Au niveau mondial, ArcelorMittal représente 20 milliards d’euros en bourse. La capitalisation boursière est censée représenter la valeur des flux de profit futur actualisés, c’est-à-dire, à quel point l’entreprise est capable de faire des profits à l’avenir. En France, ArcelorMittal a tendance à réaliser moins de profits qu’ailleurs, entre seulement 5 à 10 % de ses profits totaux, soit un à deux milliards. C’est aussi une manière de prendre ArcelorMittal à son propre piège : l’entreprise utilise des techniques de fraude fiscale très agressive afin de réduire la base de profit localisé en France. Si on veut racheter des sites, on va donc les racheter en fonction de leur profitabilité, donc à moindre coût.

Avez-vous chiffré ce que coûterait la disparition des sites d’ArcelorMittal ?

Nous avons chiffré le coût de l’inaction, en partant du principe que si la tendance actuelle se prolonge, nous assisterons à un désengagement total d’ArcelorMittal sur les sites français, aboutissant in fine à une fermeture de tous les sites. Aux 15 400 salariés d’ArcelorMittal en France licenciés, il faudrait ajouter la disparition des emplois indirects (fournisseurs, sous-traitants…), soit 1,5 fois le nombre d'emplois directs supprimés et la suppression des emplois induits, liés à la consommation des salariés (comme les commerçants, par exemple), pour lesquels il faut appliquer un multiplicateur de trois. Cela nous amène à une disparition totale de 84 000 emplois. Si l’on multiplie ce volume d'emplois par l’allocation mensuelle moyenne (1 320 euros) durant un an, on obtient un coût d’1,3 milliard d’euros. Bien sûr, l’ensemble des salariés licenciés ne resteraient pas forcément au chômage durant un an, mais il y a d’autres coûts à prendre en compte : les cotisations sociales non versées suite aux destructions d'emploi, les impôts sur le revenu payés en moins par les ménages licenciés, les recettes de TVA en moins du fait de la baisse de consommation, mais aussi le coût de la dépollution des sites, les impôts sur les sociétés non reçus du fait des baisses de revenus des entreprises, le basculement des ménages chômeurs de longue durée vers d’autres dispositifs d’assistance… tout cela est difficilement chiffrable.

La décision prise par le gouvernement britannique de prendre le contrôle des derniers hauts fourneaux du pays, menacés de fermeture par leurs propriétaires chinois, vous semble-t-elle une méthode intéressante pour ArcelorMittal ?

Au Royaume-Uni, le gouvernement a voté la mise sous tutelle de l'usine de British Steel, à Scunthorpe. Désormais, c’est l’État qui prend les décisions stratégiques et gère la trésorerie, c’est-à-dire supporte les coûts à la place de l’actionnaire, mais ce dernier reste propriétaire. Sur le plan économique, la mise sous tutelle est quelque chose de très flou. Cela est souvent mis en œuvre lorsqu’il y a un manque de liquidités et que l’on espère que l’actionnaire se redresse, comme c’est le cas avec British Steel. Cette opération peut aussi être mise en place lorsqu’un actionnaire se comporte mal, sur le plan environnemental par exemple, et que l’on souhaite le faire revenir à la raison, mais cela reste sans garantie. Dans le cas d’ArcelorMittal, est-ce qu’une mise sous tutelle garantirait que l’actionnaire investisse en France ? C’est peu probable. La nationalisation paraît plus raisonnable. Par ailleurs, si cela revient à faire assumer à l’État les coûts à la place de l’actionnaire, sans devenir propriétaire de l’outil productif, ce n’est pas très intéressant.

Comment comprenez-vous le refus par le gouvernement français de nationaliser les sites français d’ArcelorMittal ?

Il y a, bien sûr, une opposition de principe, qui consiste à dire qu’il faut laisser le marché s’ajuster et lui faire confiance. Mais circule aussi l’argument selon lequel la production d’acier n’est plus rentable en Europe au regard du prix de la tonne d’acier fabriquée en Inde. Or, il ne devrait pas y avoir de concurrence entre l’acier produit en Europe et celui produit dans des conditions sociales et environnementales dégradées. Il existe au niveau européen des institutions qui tendent à rendre le marché mondial plus juste en théorie, c’est-à-dire, à instaurer des éléments de compensation en fonction des conditions de production : c’est le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Ce mécanisme vise à appliquer aux productions produites hors de l’Europe, une sur-tarification lorsque ces dernières bénéficient d’une plus grande largesse réglementaire. En principe, cela peut réduire à néant l’intérêt de faire du dumping social et environnemental. À l’heure actuelle ce mécanisme n’est mis en place que pour des considérations environnementales, mais on peut imaginer l’étendre au domaine social. Toute l’idée que l’on défend dans le rapport, c’est que le sujet doit avancer sur ces deux jambes : dans un premier temps, il faut nationaliser, afin que l’État reprenne le contrôle de l’entreprise. Ensuite, pour pérenniser l’activité, il faut protéger le marché européen en utilisant les mécanismes qui existent déjà. On peut également recourir aux mesures de sauvegarde mises en place depuis 2019, qui créent des quotas d'importation avec déclenchement de droits de douane au-delà de ces quotas, ou on peut enfin copier les dispositifs mis en place aux États-Unis sous la présidence de Joe Biden pour inciter les entreprises qui veulent vendre sur le marché communautaire à produire un pourcentage de leur activité sur le sol européen.

Au-delà de la question de la rentabilité, l’acier est nécessaire pour l’autonomie stratégique. Dans une période de grande instabilité au niveau international, où l’Europe essaie d’affirmer une autonomie vis-à-vis des États-Unis, ne plus produire d’acier revient à perdre son autonomie dans sa stratégie de défense.

 

[1] Voir Abdelsalam, A., Botte, F., Cordonnier, L., Dallery, T., Duwicquet, V., Melmiès, J., Nadel, S., Tange, L. et Van De Velde, F. (2022), « Un capitalisme sous perfusion. Mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises », Rapport d'étude réalisé pour la Confédération Générale du Travail (CGT) et l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), 194 p.

[2] Un récent communiqué de presse d'ArcelorMittal ressort des cartons le projet, mais à un coût moindre (1,2 milliard d'euros), avec une ampleur industrielle, elle aussi, moindre (un seul four électrique, là où il devait initialement y en avoir deux, avec également un DRP, pour Direct Reduction Plant, c'est-à-dire une usine permettant une réduction de minerai de fer par hydrogène ou gaz naturel). Mais cette annonce, sans engagement ferme, ressemble surtout à de la communication de crise pour faire diversion suite aux manifestations devant le siège français de l'entreprise le 13 mai dernier, et aux annonces d’Emmanuel Macron sur le fait qu'il défendrait les sites de Dunkerque et Fos-sur-Mer.