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IMMIGRATION

Travailleurs étrangers, le jeu de dupes

6 novembre 2023 | Mise à jour le 6 novembre 2023
Par | Photo(s) : Bapoushoo
Travailleurs étrangers, le jeu de dupes

Grève des travailleurs chez Derichebourg, le 17 octobre 2023, soulagés d'obtenir les documents indispensables à leur demande de titre de séjour.

BTP, services à la personne, restauration, hôpital public… De nombreux secteurs de l'économie fonctionnent, pour une bonne partie, grâce à une main d'œuvre étrangère, parfois en situation irrégulière. Alors qu'une nouvelle loi asile et immigration est sur le métier dès aujourd’hui, lundi 6 novembre au Sénat, la situation réelle des travailleurs étrangers reste globalement méconnue et fait l'objet de nombreux fantasmes, savamment alimentés par la droite et l'extrême-droite.

Crise migratoire. L'expression a fait le tour de tous les plateaux des chaînes d'info en continu à la rentrée. En cause, l'arrivée début septembre de 11 000 migrants en 48h sur l'île de Lampedusa en Italie. Une réelle « submersion » pour Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains au Sénat ou une « invasion » pour Nadine Morano, ancienne ministre sous Nicolas Sarkozy. Emmanuel Macron, a de son côté envisagé la tenue d'un référendum sur l'immigration, aux contours très flous. « Par rapport aux autres pays de l'OCDE, La France accueille peu d'immigrés », relativise Anthony Edo, économiste des migrations au centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII). En France, le taux d'immigration, soit le rapport entre le nombre d'entrées d'immigrés (c'est-à-dire des personnes nées hors de l'hexagone) et la population, est de 0,7%, en dessous de la moyenne des pays de l'OCDE. Pourtant, les fantasmes de « chaos migratoire » ont la peau dure. « D'une manière générale, il y a une réelle méconnaissance de la réalité migratoire dans les pays occidentaux. La présence des immigrés est quasi-systématiquement surestimée », observe le chercheur. Une étude publiée en 2022, menée par trois économistes d'Harvard montre que les Français estiment que les immigrés représentent 29 % des habitants du pays. En réalité, si la présence d'immigrés a fortement augmenté ces 20 dernières années (tirée par la migration estudiantine et par la multiplication des conflits armés dans le monde), ils ne représentent que 10,3 % de la population française en 2022, soit 7 millions de personnes selon l'Insee. Parmi eux, 5,3 millions d'étrangers.

Les immigrés, ces essentiels

« Derrière les parcours migratoires, il y a une réalité de classe, analyse pour sa part Gérard Ré, membre du bureau confédéral et du collectif migrants de la CGT. D'une part, les migrants quittent des pays dans lesquels il n'arrive plus à vivre, en raison notamment de politiques impérialistes. D'autre part, le travail est central dans les trajectoires migratoires : pour eux, travailler est une nécessité. La présence des travailleurs immigrés dans notre économie a été criante lors du confinement ». Une étude du CEPII publiée en février 2022, a montré que certains métiers dits « essentiels » sont très dépendants de la main-d'œuvre immigrée : c'est le cas des agents de propreté et des aides à domicile, mais aussi des médecins hospitaliers.

En Île-de-France, près d'un tiers des métiers essentiels sont exercés par des immigrés. Ils représentent près de 40 % des agents hospitaliers, caissiers, vendeurs et éboueurs et plus de 60 % des agents de propreté et des aides à domicile. Autant de métiers très féminisés où les salaires sont bas et les temps partiels subis très fréquents. « Si tous les immigrés d'Île-de-France arrêtaient de travailler, on marcherait dans des rues jonchées de déchets, tous les restaurants seraient fermés, de même qu'une partie des services publics » poursuit Gérard Ré. Ce dernier observe une tendance lourde : le recours accru à l'intérim dans ces secteurs, et donc parmi les immigrés, notamment dans le BTP et en Île-de-France. Parmi ces travailleurs essentiels, nombreux sont ceux qui travaillent sans-papiers : en France, il serait entre 500 000 et 750 000, selon la CGT.

Une loi tous les 17 mois

Malgré cette contribution indispensable à l'économie, le quotidien des étrangers n'a fait que se durcir au grés des 29 lois sur l'immigration depuis 1980. Dernière illustration, le projet de loi « pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration » porté par Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer, Éric Dupond-Moretti, ministre de la justice, et Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion. Présenté en conseil des ministres en février et temporairement éclipsé par le conflit contre la réforme des retraites, le texte est étudié à partir de ce 6 novembre par le Sénat . Il vise, entre autres, à rendre plus contraignant la maîtrise du français pour obtenir un titre de séjour, à faciliter les éloignements et à lutter contre l'immigration irrégulière. Rien de très neuf sous le soleil : «on est dans un continuum, depuis une trentaine d'années, de régression des droits des personnes étrangères » analyse Anna Sibley, chargé d'études au Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti).

Disposition »humanitaire » du projet de loi, la carte de séjour d'un an de travail dans des métiers en tension concentre toutes les attentions. Selon le texte, cette carte sera délivrée de plein droit aux travailleurs en situation irrégulière présents en France depuis au moins trois ans et occupant un métier en tension depuis huit mois dans les 24 derniers mois. Actuellement, les travailleurs sans-papiers peuvent demander leur régularisation sur le fondement de la circulaire du 28 novembre 2012, dite circulaire Valls. Pour cela, ils doivent justifier d'une présence en France d'au moins cinq ans (exceptionnellement trois) et occuper une activité professionnelle depuis, soit 30 mois sur les cinq dernières années, soit 24 mois sur trois ans dont huit dans les douze derniers mois précédant la demande. Dans le cas de la circulaire Valls, le Préfet use de son pouvoir discrétionnaire et dans les faits, peu de préfecture régularisent des travailleurs sur le fondement de ce texte.

Depuis le début du 20ème siècle, l'axe central de l'immigration de travail en France, c'est la dépendance des travailleurs étrangers avec leur employeur.

Au sein de la CGT, qui exige depuis longtemps la régularisation de tous les travailleurs sans papier, la nouvelle carte de séjour fait débat : « le fait que cette carte soit délivrée de plein droit et non au bon vouloir de la Préfecture peut représenter une avancée pour les travailleurs étrangers mais cette disposition soulève beaucoup de questions, analyse Gérard Ré. Que se passe-t-il pour les étrangers qui ne travaillent pas dans des métiers en tension ? et en cas d'un déménagement, puisque les listes de métiers en tension sont régionales ? Et pour les intérimaires, les temps partiels ? Le texte ne dit rien« .  Pour Claudia Charles du Gisti, cette mesure témoigne d'une vision «utilitariste» de la main-d'œuvre étrangère : «depuis le début du 20ème siècle, l'axe central de l'immigration de travail en France, c'est la dépendance des travailleurs étrangers avec leur employeur. On ne sort pas de cette logique ».

Il est peu probable que cette disposition soit maintenue dans la version finale du texte. Les Républicains, dont le soutien est crucial pour le gouvernement, conditionnent leur vote du texte au retrait de cette mesure : hors de question de créer un « appel d'air » . Un autre mythe sur l'immigration qui, bien que vivement contesté par les spécialistes, continue d'avoir la peau dure.

Un article paru dans la Vie-Ouvrière-Ensemble