Un traité USA-UE à hauts risques
La contestation grandit des deux côtés de l'Atlantique contre l'opacité des négociations du Traité transatlantique et les perspectives
de nivellement par le bas des normes européennes sous le diktat des multinationales. Entre autres risques.
Le contexte. Depuis juillet 2013, la Commission européenne est mandatée par les dirigeants des États membres
de l'UE pour négocier avec les États-Unis un accord de libre-échange sur le commerce et les investissements (TTIP).
Le cinquième cycle de négociation vient de s'achever.
Les objectifs. Il s'agit de créer la plus vaste zone de libre-échange au monde, de faire sauter les verrous douaniers ainsi que les « barrières non tarifaires » au commerce, c'est-à-dire les normes et les réglementations entravant la liberté de concurrence.
En voilà un qui s'est imposé dans la campagne des élections européennes. Jusqu'à devenir un sujet phare et pas seulement en France. Le Traité de libre-échange transatlantique sur le commerce et les investissements (TTIP), dont le cinquième cycle de négociation s'est déroulé à Arlington (Virginie), du 19 au 23 mai dernier, attise de virulentes critiques et génère des inquiétudes de plus en plus vives à travers l'Union européenne (UE).
C'est qu'il a tout de même pour finalité de créer une zone économique géante de 820 millions de consommateurs, représentant un tiers des échanges commerciaux mondiaux, soit 454,6 milliards d'euros selon la Commission européenne (chiffres de 2011). L'objectif visé par Bruxelles est un bénéfice de 119 milliards d'euros par an, soit un gain de 0,9 % de croissance par rapport au PIB de l'UE en 2013. Au nom d'une prétendue création de centaines de milliers d'emplois, selon ses partisans, le TTIP poursuit et accroît la libéralisation des marchés et balaie les soutiens aux mécanismes publics atténuant les disparités.
Ce projet s'appuie sur une révision des tarifs douaniers et des normes en vigueur aux États-Unis et dans l'UE. Le processus engagé est opaque et rien n'a filtré sur le contenu des échanges ayant lieu à huis clos depuis juillet 2013. Les implications du TTIP font grincer des dents. Un tel accord ferait la part belle aux intérêts des multinationales et des investisseurs, leur ouvrirait la porte des marchés publics et nivellerait par le bas les normes européennes sociales, sanitaires, environnementales, éthiques, démocratiques, financières, économiques ou autres, si elles sont jugées trop contraignantes et constituant des « distorsions de concurrence ». En clair, le TTIP est un énième jalon de la stratégie néolibérale de sortie de crise orchestrée par la Commission européenne.
1. D'où vient le TTIP ?
Lors du Conseil européen des 18 et 19 octobre 2012, les dirigeants européens s'engagent à lancer des négociations avec les États-Unis pour un accord de libre-échange sur le commerce et les investissements. Le 14 juin 2013, les ministres européens du Commerce donnent mandat à la Commission européenne pour ces négociations qui démarrent officiellement le mois suivant, en juillet. C'est le Belge Karel de Gucht, commissaire européen au Commerce, qui préside la délégation.
Cette idée d'un vaste marché transatlantique n'est pas nouvelle. Loin s'en faut ! Les discussions durent depuis plus d'une dizaine d'années. Voire davantage, si l'on considère que le TTIP s'inscrit dans la lignée de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI), dont le principe fut abandonné en 1998 sous la pression de divers syndicats, partis politiques et organisations de la société civile. Ou dans les traces du traité ACTA rejeté en 2012 par le Parlement européen au terme d'un âpre combat politique.
Avant la décision officielle d'ouvrir des négociations et bien avant tout mandat, un « Groupe de travail de haut niveau sur l'emploi et la croissance » est créé en novembre 2011, présidé par Ron Kirk, représentant américain pour les questions commerciales et, déjà, Karel de Gucht. C'est un comité d'experts chargé d'identifier « les politiques et les mesures pour accroître le commerce et les investissements transatlantiques » et de travailler « en étroite collaboration avec les groupes publics et privés intéressés ». Et les groupes le sont tant et si bien, qu'une soixantaine de multinationales crée le Transatlantic Business Council de sorte à participer aux échanges (119 participations sur 135 réunions au total, selon la Commission européenne) et mettre les lobbies à la manœuvre.
C'est ainsi qu'en février 2013, le rapport final du Groupe de travail privilégie sans surprise la défense des intérêts des multinationales. C'est ainsi également qu'en mars 2014, une rencontre États-Unis-UE se tenant à Bruxelles débouche sur une déclaration conjointe assurant qu'ils « continuent de partager les mêmes objectifs énoncés ».
Sauf qu'après cinq cycles de négociation, les positions des deux parties sont toujours tenues secrètes et que seule une fuite du texte du mandat de la Commission européenne aura permis de dévoiler le sens, les enjeux et les objectifs du TTIP.
2. Le contenu du mandat
Pour la Commission européenne, « un certain niveau de confidentialité est nécessaire pour protéger les intérêts européens et conserver des chances d'obtenir un résultat satisfaisant ». Et, accessoirement, éviter une médiatisation risquant de susciter la colère des opinions publiques. L'AMI et l'ACTA en sont morts ! Et pourtant, le texte du mandat donné à la Commission a fuité et les informations sont parvenues, pour partie, aux médias et aux citoyens européens. Pour constituer la plus vaste zone de libre-échange au monde, les négociations abordent les questions de l'accès au marché, des réglementations, des « barrières non tarifaires » et des normes.
Sur le volet de l'accès au marché, il convient en substance de supprimer les droits de douane et les restrictions quantitatives sur l'importation des produits agricoles et industriels ; de maximiser les engagements de libéralisation en avançant dans la mise en œuvre de l'AGCS (accord général sur le commerce et les services de l'OMC) ; d'atteindre le plus haut niveau de libéralisation et les normes les plus élevées de protection des investisseurs obtenues à ce jour par les deux parties ; de permettre un accès mutuel et à tous les niveaux aux marchés publics. Les services audiovisuels et « l'exception culturelle » sont provisoirement retirés du mandat.
Sur la question des réglementations et « barrières non tarifaires », les législations et réglementations nationales sont clairement remises en cause. Le principe de souveraineté nationale est considérablement affecté. Quant aux normes, il s'agit d'aller au-delà des questions qui sont en débat depuis longtemps à l'OMC et qui génèrent bien des blocages. L'heure est à la baisse « des standards et des règles conçus dans l'intérêt de la protection publique » comme le soulignent les membres de la Société civile européenne (Coalition d'organisations, dont la CGT fait partie) dans leur dernière déclaration. Quelques dispositions consentiraient tout de même à lutter contre les fraudes ou à garantir l'application effective des normes de l'OIT et des accords internationaux sur l'environnement.
Deux éléments du mandat font déjà couler beaucoup d'encre. Le premier demande d'inclure une disposition pour, au-delà d'un TTIP acté, poursuivre les négociations si des obstacles à la liberté de commerce se faisaient jour ultérieurement. Le second instaure un mécanisme de règlement des différends entre un État, exécutif élu démocratiquement, et un groupe privé. Celui-ci peut attaquer l'État en justice s'il considère qu'une décision prise au nom de l'intérêt public menace sa rentabilité ou ses investissements. Ce type de mécanisme d'arbitrage, siglé ISDS, existe déjà dans certains accords de libre-échange et traités internationaux. Il a pour seul objectif d'offrir un maximum de garanties juridiques aux entreprises pour les inciter à s'installer dans un pays et y investir.
3. Les controverses
C'est bien là un des volets les plus contestés du traité. Si l'État perd la bataille juridique, il verse des compensations financières à l'entreprise. C'est autant d'argent public envolé, un grand merci aux contribuables ! De plus, quid de la neutralité et de l'indépendance de l'organe international de résolution de ces conflits ? Face au mécontentement croissant, la Commission européenne a changé de tactique en mars dernier, rendu publique la partie du texte des négociations concernant l'ISDS et lancé trois mois de consultation qui, selon la coalition belge de syndicats et ONG, « n'est pas une démarche crédible ». Nul ne sait en effet quel sort sera fait aux réponses apportées par les citoyens au questionnaire proposé par Bruxelles.
Autre élément de contestation, le déficit démocratique et l'absence de transparence des négociations. Pas d'information, pas de débat public, la porte leur est close. Pis encore, les Parlements nationaux et les gouvernements sont à peine plus informés. Voilà qui confisque clairement tout débat ouvert. En France, le Front de gauche a déposé une résolution demandant la suspension des négociations afin de permettre « une consultation publique et démocratique » dont l'issue déciderait de la poursuite ou non du processus. Vidé de sa substance en commission par le groupe socialiste, le texte s'est finalement borné à réclamer la transparence des négociations.
Premier débat sur le TTIP à l'Assemblée nationale, les députés ont voté le texte le 22 mai. Nul ne sait comment le gouvernement entend pousser Bruxelles à ouvrir les débats. Lesquels tomberaient fort à propos tant les motifs de mécontentement sont nombreux, depuis le rééquilibrage des normes qui entraînera une déréglementation sans précédent jusqu'à la dépossession des souverainetés nationales. Certains redoutent que l'abaissement des critères qualitatifs de l'UE permette l'entrée de produits américains discutables, de type OGM, poulet chloré ou bœuf aux hormones. D'autres s'inquiètent de la libéralisation des données personnelles sur les réseaux numériques ou de la réduction des normes environnementales. À chacun ses craintes propres, mais le dénominateur commun, c'est un bouleversement des logiques démocratiques nationales au sein de l'UE autant qu'une remise en cause des fondements mêmes du projet européen.
4. Oppositions européennes
En France, en Belgique, en Allemagne et ailleurs, la contestation a gagné du terrain et le dossier s'est invité dans la campagne. La pétition lancée par une plateforme de 61 organisations allemandes a recueilli 484 000 signatures pour l'arrêt des négociations. Les Belges s'organisent également en coalitions d'opposants, manifestent, interpellent et adressent des courriers aux décideurs. Bien que le défaut d'information sur le TTIP n'ait pas facilité les prises de position, la mayonnaise commence à prendre, diversement selon les pays.
Les syndicats ne sont pas les derniers à tirer la sonnette d'alarme tant les menaces pesant sur les travailleurs des deux côtés de l'Atlantique, leurs droits et garanties sont sérieuses. Selon Wolf Jäcklein, responsable du département international de la CGT, « avec le TTIP, des situations comme celles d'Alstom et Ascometal, on risque d'en avoir tous les jours. » Des entreprises qui, dit-il, « sont le jouet d'intérêts qui dépassent les États » et donc, si le TTIP aboutit, « les firmes multinationales auront un champ d'action qui prendra 800 millions de citoyens en tenaille ». L'actuelle UE, avec son faible volet social, sans harmonisation fiscale, est une machine à dumping qui met les travailleurs des États membres en concurrence.
Le TTIP ? La même chose en plus grand, en encore moins contrôlable. Quid d'un dumping social entre travailleurs n'ayant pas les mêmes droits syndicaux ? La CES ne dit pas autre chose qui insiste pour « garantir que les normes ne puissent être abaissées par de futurs accords ». Les attentes sont autres, c'est ce que disent tous les syndicats européens.
Si les négociations sont prévues pour s'achever en 2015, rien n'est joué cependant. Elles vont se poursuivre dans un contexte d'hostilité croissante de la part des opinions publiques, certains aspects de l'accord sont loin de faire consensus chez les négociateurs et puis, le TTIP ne sera définitivement ratifié qu'après adoption par le Conseil des ministres et le Parlement européen. Barack Obama n'a pas obtenu le soutien du Congrès américain. Un enjeu majeur des élections européennes, disaient certains. Avec raison.