Trente ans après avoir quitté Forbach, Régis Sauder revient sur les lieux de son enfance et donne la parole à ceux qui y sont restés. Dans cette petite ville lorraine, submergée par le chômage et le sentiment d’abandon, Florian Philippot était arrivé en tête du premier tour aux municipales de 2014… Entretien.
Comment est né votre documentaire ?
J'avais écrit en 2005 un projet – qui, finalement, ne s’est pas fait – autour des questions de la transmission et de l’héritage. Déjà un peu autocentré, ce film aurait été tourné à Forbach, ma ville natale. Entre-temps, j’ai réalisé Nous, princesses de Clèves et Être là. Et puis, après le premier tour des élections municipales de 2014 où Philippot est arrivé en tête, j’ai écrit une tribune assez violente dans Libération. Ce moment d’agacement disait mon incompréhension qu’on en soit arrivé là. Je me suis alors rendu compte que je voulais prendre moi-même la parole. J’ai eu envie de revenir à Forbach avec une caméra et de retravailler ce projet en partant de mon histoire personnelle et en construisant un récit choral fait de toutes mes rencontres.
Le tournage s’est déroulé d’avril 2014 à l’été 2016 et le film est devenu un récit autobiographique, un récit « de l’échappement ». On quitte un territoire et puis quelques années plus tard, grâce au cinéma, on y retourne pour interroger ce qui nous a fait souffrir et nous a accompagné… C’est aussi un récit trans-classes : comment on en arrive à faire du cinéma quand on naît dans un milieu comme le mien ? Qui, en fin de compte, fait du cinéma ? C’est aussi un film sur le cinéma.
Comment avez-vous réussi à le produire ?
Cela a été compliqué : le récit autobiographique n’est pas un genre très porté dans le documentaire. Or, il fallait que j’assume de prendre la parole. Je me suis nourri à la fois du travail d’Annie Ernaux et de celui de Didier Eribon. Le livre de ce dernier, Retour à Reims, m’a complètement bouleversé et j’ai pu, grâce à lui, revisiter mon parcours. J’avais envie de creuser le sillon des récits de vie. J’ai pu ainsi retourner à Forbach avec la volonté de m’apaiser et de voir ce que je partageais avec les gens qui y sont restés.
Mohamed, par exemple, un des personnages forts du film, je l’ai retrouvé un soir lors d’une fête. On s’est reconnu, parlé et il est naturellement venu s’inscrire dans le film, qui a été beaucoup écrit en amont, mais à différents stades. Comme on avait beaucoup de mal à le produire, le temps passait et me rattrapait tant sur le plan de l’histoire intime – je n’avais pas du tout prévu que la maison de mes parents allait être vendue – que sur celui des éléments hors-champ, de ce qui se passait en France : les attentats, l’état d’urgence… Ce film est donc un récit de l’intime sans être celui de l’intimité. Ce que je raconte ou non, pour moi, relève d’une question éthique : c’est un récit des faits et non pas un récit émotionnel. Ce sont là des faits, eux-mêmes raccrochés à la violence sociale et à tous les mécanismes de domination, à l’œuvre là-bas peut-être un peu plus qu’ailleurs…
Pourquoi ?
Forbach connaît une situation particulière : proximité avec la frontière allemande, histoire singulière de la ville, crise économique, fermeture de la mine qui se rajoute comme un facteur économique qui fait péricliter la ville de façon très brutale. Et puis, bien sûr, il y a les schémas classiques que connaissent d’autres villes de cette taille-là. Abandon des centre-villes, disparition des services publics, fermeture des commerces ; il n’y a plus de lieux pour le « vivre ensemble ».
Dans la cité populaire où j’ai grandi – dans une des tours vivait ma grand-mère –, il y avait, sur la place, un centre social, une poste, des commerces. Aujourd’hui il n’y a plus rien, sauf l’église et la mosquée qui se jouxtent, ainsi qu’une poste, barricadée depuis que la postière s’est fait braquer à plusieurs reprises. La souffrance des territoires vivant sur une mono-industrie, c’est qu’aucun nouveau modèle n’y a été inventé, et que quand ladite mono-industrie disparaît, il n’y a plus rien.
Et puis il y a cette opposition entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas et comment on passe d’une construction de classe à une diversité de communautés.
Les lieux de culte ont pris le relais de la solidarité, explique un des intervenants…
Dans son histoire à lui, ça se passe comme ça et il le regrette. Moi, je n’ai pas de jugement à porter, mais j’aurais préféré qu’il ait le choix. Il reste tout de même des associations et des gens qui s’engagent dans d’autres formes de solidarité, avec l’accueil des réfugiés ou bien Emmaüs, par exemple. Mon portrait de Forbach n’est pas exhaustif. Il s’attache aux gens que je connais à travers ma propre histoire et dessine un chemin vers l’espoir. Ce qui est très important et non théorique. Car certains, qui sont restés là-bas, résistent et font en sorte qu’on puisse accueillir les gens qui arrivent – l’histoire de la ville, c’est aussi ça. Née dans une famille d’immigrés très modeste au sein de cette cité qui a disparu, Flavia, qui est aujourd’hui devenue la directrice de l’école où elle a fait sa scolarité, évoque la honte d’être pauvre. Elle a réalisé son parcours tout en restant là. Moi, je suis parti et en même temps je suis resté là-bas aussi. Nous avons un héritage commun.
Le format documentaire s’est imposé naturellement ?
Oui, et plus ça va, plus il s’impose. C’est un espace où l’acte de création est le plus sincère, parce qu’il y a moins de freins économiques et moins de hiérarchie. C’est le discours d’Alain Cavalier, lui qui a abandonné le cinéma de fiction, pris une petite caméra et s’est mis à faire ses films dans une intimité très politique. J’ai modestement voulu faire ainsi : mon discours des faits est politique et mon geste tremble un peu, mais que j’avais besoin de le faire. Et je l’ai fait.
Retour à Forbach, de Régis Sauder
1 h 18