Dans un contexte de mondialisation économique libérale mettant les peuples et les travailleurs en concurrence, ceux-ci ont de plus en plus besoin de défendre leurs droits, dont le droit à un travail décent. L'Organisation internationale du travail, centenaire cette année, est la cible du patronat. Saura-t-elle imposer de façon plus contraignante le respect du droit du travail et forger de nouvelles normes ? Une bataille loin d'être finie.
Organisation internationale du travail (OIT) entame cette année son second siècle d'existence. Née en 1919 à l'issue de la Première Guerre mondiale, qui a provoqué plus de 18 millions de morts (civils et militaires), l'OIT, intégrée au traité de Versailles, fonde son existence sur un double constat : « Une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale » et « la non-adoption par une nation quelconque d'un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d'améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays ».
Des principes réaffirmés et développés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : la déclaration de Philadelphie, adoptée en 1944, précise que « la pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous », mais aussi que « le travail n'est pas une marchandise » et que « la liberté d'expression et d'association est une condition indispensable d'un progrès soutenu ». Elle devient la seule agence onusienne fonctionnant sur une base tripartite, avec des représentants des gouvernements (187 aujourd'hui) mais aussi des employeurs et des travailleurs.
Un siècle et des changements plus tard
Un siècle plus tard, le monde a changé. La mondialisation économique se traduit par une mise en concurrence généralisée entre les travailleurs et entre les peuples, ce qui fait dire à Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT élu membre du conseil d'administration de l'OIT dans le collège des travailleurs, que « la troisième guerre mondiale est sociale ». De fait, chaque année, 2,4 millions de personnes meurent de leur travail. Plus de 60 % des travailleurs dans le monde (selon un rapport de l'OIT de 2018) n'ont pas de contrat de travail…
Pour le grand patronat, notamment celui des multinationales, mondialisation et profits riment avec dumping social, fiscal et écologique à l'échelle de la planète. Une telle logique l'amène non plus seulement à vouloir réduire les salaires ou augmenter le temps de travail, mais aussi à s'attaquer aux droits fondamentaux et aux normes de droit social élaborées par l'OIT. Et cette logique concurrentielle maintient dans la précarité des millions de travailleurs, mais aussi génère de nouveaux conflits, des replis nationalistes ou des tentations racistes et xénophobes qui divisent et suscitent de nouveaux conflits là où la solidarité entre les travailleurs et les peuples serait au contraire indispensable.
Tel est l'un des principaux enjeux pour ce second siècle de l'OIT dans une économie mondiale en mutation : soit ce patronat parviendra à imposer davantage encore la suprématie de la quête de profits sur le droit social, qualifié d'« entrave à la compétitivité », soit au contraire les travailleurs et leurs organisations syndicales donneront un second souffle à l'OIT, faisant des normes sociales de haut niveau et des libertés syndicales la condition d'un autre développement humain.
Un patronat à l'offensive
Élaborer des conventions, c'est-à-dire créer du droit pour protéger les travailleuses et travailleurs, contrôler leur application et aider les États à les mettre en œuvre : telles sont les trois principales missions que se fixe l'OIT. En un siècle d'existence, elle a produit 189 conventions comme autant de normes internationales du travail définissant les principes et les droits minimums au travail. Mais toutes ne sont pas ratifiées, loin s'en faut, par l'ensemble des États membres. Huit d'entre elles sont pourtant réputées « fondamentales », c'est-à-dire d'application universelle : l'ensemble des États doit les respecter.
Elles concernent l'abolition du travail forcé et du travail des enfants, le respect des libertés syndicales, le droit d'organisation et de négociation collective, l'égalité de rémunération, la lutte contre les discriminations. Mais même cela s'avère aujourd'hui de trop pour le grand patronat, lequel entend empêcher l'adoption de nouvelles normes mais aussi s'attaquer aux normes existantes, qui représentent pourtant dans de trop nombreux pays les seules garanties sur lesquelles peuvent s'appuyer les salariés pour défendre leurs droits. Aussi a-t-il ciblé deux directives en particulier.
Des conventions ciblées
D'une part, la « 187 », convention fondamentale qui porte sur les libertés syndicales, contre laquelle les employeurs ont mené campagne à partir de 2012. Ils affirment que le droit de grève ne devait pas en faire partie et sont allés pour cela jusqu'à gripper le fonctionnement de l'agence onusienne.
La mobilisation syndicale internationale à l'appel de la CSI sur le thème « Ne touchez pas au droit de grève » a été payante. Cette convention avait permis de faire condamner la France lorsqu'en 2010, lors du conflit sur les retraites, Nicolas Sarkozy avait fait réquisitionner des salariés des raffineries. En France, c'est à la convention n° 158 sur la nécessité de motiver un licenciement que s'attaque le Medef. Pierre Gattaz avait même demandé, en 2014, que la France s'en retire. Emmanuel Macron a joué plus fin : pas de retrait, mais une limitation du droit à réparation des salariés abusivement licenciés. Les conseils des prud'hommes de Troyes, Amiens et Lyon lui ont tour à tour donné tort depuis décembre dernier, estimant qu'un plafond d'indemnités était contraire à la convention 158. La bataille est loin d'être finie.
Des points d'appui à consolider
En outre, le patronat s'en prend aux instances de contrôle de l'application des conventions pour en affaiblir l'autorité. Car celles-ci peuvent mettre en évidence des manquements ou des violations du droit par certains États et obtenir, parfois, des avancées. Ainsi au Qatar, où sont employés 1,9 million de travailleurs immigrés (80 % de la population), surexploités, rémunérés en fonction de leur nationalité, et auxquels les employeurs confisquaient les passeports selon une procédure dite de la « kafala ».
L'intervention de l'OIT dans le cadre de la préparation de la Coupe du monde football de 2022, à côté de campagnes syndicales ou associatives, a permis l'abolition officielle de la « kafala » par l'Émirat en 2016. Restent que les conditions de travail sur les chantiers de la coupe du monde appellent aujourd'hui d'autres interventions. Pourtant, comme le souligne Bernard Thibault (page 32), l'efficacité de l'OIT souffre de l'impunité des coupables. Contrairement à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), point ici de sanctions.
Des faiblesses aussi que la CGT veut corriger
Comme si la « libre concurrence » devait primer sur le droit du travail. C'est ce qu'avait considéré la Cour de justice européenne dans ses arrêts de 2007 sur deux affaires (« Laval » et « Viking »), condamnant des grèves au nom de la primauté des normes de libre concurrence sur celles de la protection des travailleurs et des droits syndicaux. Mais l'OIT ne peut pas davantage interpeler l'Union européenne (UE) en tant que telle (elle n'est pas un État).
Même lorsqu'elle impose à certains pays comme le Portugal, l'Espagne, la Grèce, etc., à l'instar du FMI, des plans dits de redressement en infraction avec les normes de l'OIT. De même, l'OIT ne peut-elle intervenir contre les pratiques frauduleuses de certaines multinationales. Il faut des drames tels que l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en avril 2013 et l'émotion internationale suscitée par la mort de quelque 1 135 travailleurs du textile pour que des mesures (en l'occurrence de prévention) soient envisagées.
C'est pour remédier à ces carences et donner un nouveau souffle à l'OIT que la CGT définit une série de propositions (voir page 31), qu'elle a notamment portées auprès du gouvernement dans la préparation de ce centenaire de l'OIT