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NUMÉRIQUE

« Considérer le numérique comme un bien commun ? », entretien avec Pierre Musso

25 juillet 2020 | Mise à jour le 8 juillet 2020
Par | Photo(s) : Remi Decoster/Hans Lucas
« Considérer le numérique comme un bien commun  ? », entretien avec Pierre Musso

Deux colocatrices partagent la table du salon pour teletravailler lors du confinement. Montreuil, 4 avril 2020

Après deux mois de confinement durant lesquels l'activité sur Internet, les réseaux sociaux, les smartphones a explosé, le point sur l'enjeu numérique avec Pierre Musso, philosophe de formation, professeur des sciences de l'information et de la communication à l'Institut d'études avancées de Nantes et à Télécom Paris.

Cet été, la NVO vous propose de redécouvrir en ligne certains des articles parus dans votre magazine papier.

Que révèle cette période à propos du numérique ?

Le terme « numérique » recouvre le monde de l'informatique issu de l'ordinateur et celui des télécommunications et, donc, la rencontre de ces deux secteurs. Il y a deux grands types d'utilisation : les usages grand public –  Internet et les réseaux sociaux avec le smartphone – et les usages professionnels, tout aussi stratégiques, autour des systèmes d'information. Toutes les institutions (entreprises, administrations, associations…) s'organisent et organisent leurs structures, à l'échelle locale, nationale, et surtout internationale, à partir de ces systèmes d'information.

Concernant les usages du numérique durant le confinement, les 4/5e des Français sont équipés d'ordinateurs et, surtout, de smartphones. Les taux d'équipement précis sont de 40 % pour la tablette, 75 % pour l'ordinateur à domicile et près de 95 % pour le smartphone – représentant par excellence de cette rencontre entre l'ordinateur et les télécommunications. La nouveauté, c'est que la connexion au réseau se fait de plus en plus avec le smartphone, en particulier chez les jeunes, car c'est un moyen individuel pratique et moins cher.

Pendant le confinement, les connexions ont explosé. Mais cela reste surtout le fait des plus hauts revenus, des diplômés du supérieur, des cadres… alors qu'il y a un vrai décrochage pour 20 % de Français dont une grande majorité de précaires, de personnes âgées, de personnes en difficulté. L'illectronisme [inhabileté numérique], s'est particulièrement révélé dans cette période où tout devait être fait à l'aide du numérique, y compris les démarches administratives.

De la même manière qu'il a fait découvrir l'importance des travailleurs dits « invisibles », le confinement a révélé le caractère indispensable, stratégique des réseaux numériques – y compris sur le plan de la sécurité militaire puisqu'ils peuvent faire l'objet de cyberattaques. C'est un enjeu de souveraineté nationale tout comme la désindustrialisation ou les délocalisations de certaines productions, qui nous ont exposés à l'insécurité sanitaire, par manque de masques ou de respirateurs.

Dès lors, le numérique ne devrait-il pas être considéré comme un bien commun et être confié à des services publics voire, pour les réseaux, soumis à un monopole public ? Or, ces technologies se sont multipliées et ont été mises en concurrence. Un autre aspect à souligner, c'est le caractère essentiel de cette industrie, c'est-à-dire de toute la filière électronique, des composants aux services ; or, en Europe, elle est très affaiblie et largement dépendante des États-Unis alors que la Chine a su, elle, se doter d'une filière autonome et puissante. Les GAFAM [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft] sont les grands bénéficiaires de l'explosion des usages durant le confinement.

Quel a été l'impact sur les rapports sociaux ?

Le constat, c'est que la présence physique est mise entre parenthèses. On a la voix, parfois l'image, mais pas la présence. Il y a eu l'enfermement des corps, mais avec le maintien d'une relation. Il y a trente ou quarante ans, chacun serait resté confiné chez soi. Là, grâce à ces outils, on a évité l'isolement total. On est restés « seuls ensemble », une espèce de solitude solidaire. Grâce aux smartphones, aux réseaux sociaux et aux visioconférences, on a pu demeurer en lien avec son entourage personnel et professionnel.

On a également observé l'explosion du commerce en ligne au bénéfice d'Amazon et des plateformes de vente en ligne de produits alimentaires, mais aussi l'explosion des jeux vidéo et de l'école numérique à domicile. Tout cela a permis à ceux qui y avaient accès de maintenir le lien social ; cela a, en revanche, plongé les autres dans un profond cauchemar. Le risque d'isolement social a été accru pour cette partie de la population, et cela a été un révélateur des inégalités. Il y a des politiques publiques à développer sur ce sujet au-delà des problématiques d'équipement, en matière de formation et de création de services.

Quel a été l'impact sur l'information ?

Il y a eu une augmentation générale de l'échange d'informations entre internautes, mais aussi de l'accès à l'information sur des sites associés, ou non, aux grands médias. S'ensuit le débat au sujet des fake news, qui révèle l'importance de la médiation des journalistes par opposition à l'information virale non vérifiée. L'usage de la télévision a augmenté, notamment pour les chaînes d'information en continu, mais le phénomène nouveau a été l'accès massif aux plateformes de contenus telles que l'américain Netflix : c'est lui le grand gagnant qui perturbe à la fois le secteur de la télévision et celui du cinéma.

La presse, elle, a souffert car beaucoup de kiosques ont fermé et qu'il était difficile de distribuer les journaux aux abonnés ; cela a plongé plusieurs titres dans la difficulté. Exister en format numérique est devenu indispensable et cette période pourrait encore accélérer cette tendance. Inquiets du confinement, les Français avaient besoin de plus d'informations et étaient aussi plus disponibles pour comparer les sources. Ils se sont forgé un avis plus élaboré, ce qui a mis en difficulté les autorités.

Le numérique a permis à des millions de Français de télétravailler. Quelles sont les conséquences sur le travail ?

En moyenne, 4 Français sur 10 ont été placés en télétravail. Il a permis de maintenir une activité, en particulier dans les services, mais il a aussi été imposé par la situation. Normalement, le télétravail est volontaire ; c'est le résultat d'un accord entre l'entreprise et les salariés, et il est réglementé par des textes de loi. S'il est effectué dans le respect de ces conditions, avec un équipement informatique ad hoc à domicile, la formation nécessaire, la prise en charge des coûts associés, l'espace suffisant pour pouvoir s'isoler et dans le respect des horaires de travail prévus par le contrat de travail, c'est très bien.

Il permet en outre d'éviter des trajets, sources de fatigue et de pollution. Seulement voilà, beaucoup ont évoqué des semaines de quelque 60 heures de travail, avec une telle confusion entre la vie personnelle et la vie professionnelle que ça en devenait intenable. Il reste beaucoup à faire pour éviter que le télétravail ne tourne à l'hyperconnexion et à une intensification du travail dans des conditions dégradées.

Quels sont les risques et les possibles du numérique à long terme ?

Les possibilités sont immenses pour le grand public et pour la transformation complète de l'économie et des organisations en général, parce que les systèmes d'information sont devenus des systèmes de production. On peut parler de capitalisme numérique ; c'est l'équivalent de la mécanisation au XIXe siècle, ou de l'électrification à la fin du XIXe siècle. Le numérique a tellement transformé l'entreprise que ce n'est plus une manufacture mais une « cerveau-facture ».

Le moteur de l'économie, ce sont les connaissances et la capacité de création, ce n'est plus seulement l'énergie humaine mais c'est aussi l'ensemble des compétences et des qualifications. C'est pour cela que la numérisation doit conduire à une élévation des qualifications et pas seulement à l'automatisation voire à la robotisation. C'est ce qui s'est passé dans toute ­l'histoire de l'industrialisation.

Cette séquence met aussi en ­évidence la faiblesse des politiques industrielles. Il y a un décalage entre l'impératif social et économique d'un usage du numérique et l'insuffisance criante de politique industrielle face au besoin urgent en matière sanitaire ou éducative. Les Grecs disaient de la technique qu'elle était à la fois un poison et un remède. On peut encore le dire du numérique.