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SOCIAL

Inégalités : la fabrique française

24 novembre 2021 | Mise à jour le 22 novembre 2021
Par | Photo(s) : Bruno Levesque/IP3
Inégalités : la fabrique française

Il est tentant pour Emmanuel Macron, à quelques mois de la présidentielle, d'effacer l'image de « président des riches » qui lui colle à la peau. C'est loin d'être gagné car, en dépit de ses promesses, son mandat se caractérise par un maintien des inégalités à un niveau très élevé, que ne viennent résorber ni la fiscalité ni le système éducatif. Même si la France, par ses services publics et sa protection sociale, demeure un des pays les plus redistributifs.

À six mois de l'élection présidentielle, et pas tout à fait sorti de la pire crise sanitaire, économique et sociale de ces dernières décennies, Emmanuel Macron tente de se refaire une image un rien plus à gauche. A fortiori, dans un contexte où les revendications salariales reprennent de la vigueur face à l'augmentation du prix de l'énergie et au risque inflationniste. Les dirigeants de sa majorité s'y emploient. Ils ne ménagent pas leurs arguments pour pousser vers le scrutin un « Macron, président du pouvoir d'achat » et tenter de faire oublier le « Macron, président des riches ! », conspué dans toutes les manifestations depuis le début de son quinquennat. Car, des 5 euros de baisse des APL en 2017 suivis, deux ans plus tard, de la refonte de leur mode de calcul « en temps réel », à la réforme de l'assurance chômage, pendant cinq ans, sous la férule présidentielle, les finances publiques auront beaucoup cherché à économiser sur le dos des plus fragiles. En début de quinquennat, les politiques conduites par l'exécutif avaient porté la pauvreté à son plus haut niveau depuis que cette statistique existe, soit… 1996. Et tandis qu'à coups de petites phrases, l'exécutif ravalait les pauvres au rang d'assistés, il faisait bénéficier les plus aisés de cadeaux fiscaux. Emblématique du premier budget discuté à l'automne 2017, la réforme de la taxation du capital a durablement marqué l'opinion publique et colle au chef de l'État comme le sparadrap du capitaine Haddock. Elle a réduit l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) aux seules valeurs immobilières (impôt sur la fortune immobilière – IFI) et a créé un prélèvement forfaitaire unique (PFU dit aussi « flat tax ») de 30 % à la place d'une imposition au barème progressif pour les revenus du capital (livrets, comptes à terme, dividendes, assurances vie…).

Méritocratie

Pour justifier son impopulaire réforme de l'ISF, Emmanuel Macron utilise alors l'image de la « cordée ». On est en 2017, il ne supporte pas les critiques adressées aux riches et explique que sans les « premiers de cordée » – qui réussissent et, selon lui, tirent l'économie et le reste de la société – toute la cordée « dégringole ». Il se plaît même à distinguer, de façon brutale, « les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». Car, comme ses prédécesseurs, il croit en l'égalité des chances méritocratiques. C'est-à-dire au fait que le succès et la réussite sociale s'acquièrent grâce au mérite : le sens de l'effort, le travail, le talent… Une façon, au fond, de légitimer les inégalités sociales (patrimoine culturel, héritage, lieu de naissance, etc.) et celles liées à la chance, au hasard ou aux aléas de la vie (sexe, santé, situation familiale…). Dans cette logique, si les pauvres – qu'il s'agisse de familles monoparentales ou encore de chômeurs – ne s'en sortent pas, c'est tout simplement qu'ils n'y mettraient pas vraiment du leur. D'où la réduction des aides sociales – dont on se rappelle que pour le chef de l'État elles coûtent un « pognon de dingue » – et la réduction des allocations-­chômage qu'il soupçonne de favoriser la fainéantise. En réduisant l'impôt payé par les contribuables les plus aisés, Emmanuel Macron et tout l'exécutif pensent pousser ces derniers à investir dans l'économie et ainsi enclencher une spirale vertueuse qui profitera à tout le monde, notamment aux plus modestes. En théorie, le mécanisme est huilé : si les plus riches investissent dans l'appareil productif, ils relancent la croissance qui génère des emplois, relance l'ascenseur social, etc. Sauf que, sans exiger de contrepartie, cela ne marche pas. Le comité d'évaluation mis en place sous l'égide de France Stratégie – organisme chargé de conseiller le gouvernement – pour étudier les effets de la réforme de la taxation du capital vient de le confirmer.

Une cordée de riches

Dévoilé le 14 octobre dernier, le rapport d'évaluation montre surtout que la réforme a réamorcé la « pompe à dividendes » pour un petit nombre de ménages aisés. Sous l'effet de la « flat tax », ils sont remontés à leur niveau de 2012 (23 milliards d'euros), c'est-à-dire un an avant la réforme de la présidence Hollande qui avait intégré les revenus financiers au barème progressif de l'impôt sur le revenu. Les ménages aisés cherchant à réduire leur facture fiscale, les versements de dividendes avaient chuté les années suivantes (2013-2017). La réforme de l'ISF voulue par Emmanuel Macron a renversé la vapeur : « 310 foyers ont ainsi enregistré une augmentation de plus d'1 million d'euros de leurs dividendes en 2018 et 2019 par rapport à 2017, et représentent à eux seuls une hausse d'1,2 milliard d'euros », souligne le comité d'évaluation. Cela s'observe surtout dans les entreprises détenues par des personnes physiques pouvant adapter leurs dividendes en fonction des règles fiscales. Si les experts ne décèlent dans ces établissements « aucun impact » de la réforme sur les investissements, ils remarquent toutefois que « pour les ménages dont les dividendes ont augmenté en 2018 d'un montant entre 100 000 euros et 1 million d'euros, le patrimoine immobilier a augmenté concomitamment de 150 000 euros en moyenne ». Des nouvelles auxquelles le ministère des Finances applaudit des deux mains, satisfait du « retour à la normale du versement des dividendes ». Ils génèrent des rentrées fiscales qui amoindrissent le coût de la réforme pour les finances publiques, explique son communiqué. Les arguments de Bercy posent question : l'autofinancement de la réforme est salué mais le fait qu'elle n'a pas du tout atteint son objectif est éludé. Oublié, le fait que les « premiers de cordée » ont surtout pensé à se remplir les poches, la campagne électorale est lancée et le bilan socio-­fiscal du quinquennat en pleine réécriture.

Les inégalités, un argument de com'

Pour le dernier projet de loi de finances de la présidence Macron (PLF 2022), dont les députés ont commencé à discuter début octobre, l'exécutif était bien décidé à démontrer que le quinquennat a bénéficié à l'ensemble des Français. Le rapport économique, social et financier (RESF) de la direction générale du Trésor – qui présente les évolutions des prélèvements obligatoires et de la dépense publique en annexe du PLF – consacre ainsi un chapitre d'une dizaine de pages au « bilan redistributif 2017-2022 ». Il est censé montrer comment la dépense publique a (bien) répondu à sa fonction de correction des inégalités et fleure bon le pacte républicain. Graphiques à l'appui, les experts affirment donc qu'« en définitive, le pouvoir d'achat a progressé deux fois plus vite sous ce quinquennat que sous les deux quinquennats précédents » et que « les réformes mises en œuvre par le gouvernement ont notamment permis de soutenir le niveau de vie de l'ensemble des ménages et ont réduit les inégalités ». Avec une bonne surprise : depuis 2017, toutes les couches de population auraient gagné en niveau de vie, mais la hausse la plus forte concernerait les 10 % de Français les plus pauvres : + 4 % contre + 2 % pour les 10 % les plus riches. De quoi susciter l'enthousiasme des membres de la majorité qui, illico, ont relayé l'information. Mais elle a aussi attiré l'attention d'aficionados des chiffres. Ils y ont lu une autre histoire. Les journalistes du service Checknews du quotidien Libération ont, par exemple, montré que la présentation en pourcentage faite par la direction du Trésor est trompeuse. De fait, en répartissant les milliards que représentent les mesures gouvernementales par unité de consommation dans chaque décile « la part, en valeur absolue, mais aussi en pourcentage de l'ensemble des gains, sera d'autant plus importante que le niveau de vie est élevé. Les plus modestes bénéficieront ainsi de 6,5 % de l'ensemble des gains, contre 22,1 % pour le dernier dixième. Soit 3,4 fois plus pour les plus aisés. » Sur les inégalités, il n'y a donc pas de « bilan inattendu de Macron » comme l'ont titré Les Échos du 13 octobre.

 Injustice sociale

Outil de communication parmi d'autres, l'image de la « cordée » de haute montagne utilisée par Emmanuel Macron n'est, bien sûr, qu'une métaphore du principe de solidarité, dévoyé, façon néolibérale. Car le chef de l'État sait que la solidarité est l'une des conditions fondamentales de la lutte contre les inégalités sociales. Elle implique d'accepter de payer pour les autres, de se sentir lié à eux par un destin commun même s'ils sont différents de soi. Or, depuis une quarantaine d'années, nous assistons au lent délitement de la cohésion de la société française et à l'épuisement des liens de solidarité, notamment encouragés par l'apologie de la réussite au mérite que distillent les dirigeants, et la peur du déclassement. Résultat : les riches ont non seulement fait sécession, mais aussi plus généralement le choix, conscient ou inconscient, du repli sur « l'entre-soi » au détriment de l'ensemble, un choix qui s'affirme de plus en plus dans la société. Le refus grandissant de contribuer, par l'impôt et les cotisations sociales, à la collectivité en est l'une des conséquences dont l'exécutif a d'ailleurs aisément tiré parti : il se targue d'avoir restitué du pouvoir d'achat en supprimant les cotisations chômage et maladie. Autre conséquence, légitimée par le discours méritocratique, les inégalités ont fini par structurer la société. L'ascenseur social est bloqué et les positions figées. Certaines données sont éloquentes : les deux tiers des étudiants des grandes écoles sont issus des catégories sociales très favorisées contre 9 % des catégories défavorisées. Selon l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), il faudrait en France « 180 années » pour qu'un descendant de famille pauvre atteigne le revenu moyen. L'Insee indique qu'en 2020 le taux de pauvreté s'établit à 14,6 % – le même qu'en 2019 –, un niveau très élevé. À quelques mois de la présidentielle, le gouvernement peut toujours adopter des mesures de dernière minute comme le revenu d'engagement pour les jeunes et Emmanuel Macron s'enflammer contre les inégalités de destin, le ressentiment vis-à-vis des élites et le populisme gagnent du terrain. La question est sensible au sortir de la pandémie de covid-19. Des salariés dits de « deuxième ligne » comme les aides à domicile, caissières, agents d'entretien ou autres aides ménagères, souvent des femmes, parfois en situation de monoparentalité et notoirement mal payées, sont toujours en manque de reconnaissance. Or, rééquilibrer les salaires en fonction de ce que les travailleurs apportent vraiment à la société serait déjà un pas de géant pour lutter contre les inégalités et aller dans le sens de la justice et la cohésion sociales.