Au Leclerc de Saint-Pierre, la santé des salariés sacrifiée sur l’autel du profit
Au Leclerc de Saint-Pierre-lès-Elbeuf la santé des salariés passe après les profits. Lire la suite
Zone d'activités de la Coupe, en périphérie de Narbonne, dans le département de l'Aude. Attablé à l'intérieur du McDo, Fabrice attend d'aller au travail, de l'autre côté du rond-point, à Action.
C'est sa troisième année chez le hard-discounteur spécialisé dans l'équipement de la maison et de la personne, du gel douche à la bouteille de soda en passant par les coussins de chaise et les hôtels à insectes… Début avril, l'enseigne a raflé le titre de magasin préféré des Français devant Decathlon et Leroy Merlin. « Il y a des gens accros qui viennent au magasin tous les jours, témoigne l'employé de 39 ans, ne serait-ce que pour acheter une babiole à 1 euro. D'autres sont présents à l'heure où on installe les nouveautés en rayon. Si elles n'y sont pas, ils reviennent plus tard. » Depuis qu'il a débarqué dans l'Hexagone en 1989, le hard-discount a enchaîné les succès. Sa recette : les petits prix, propices à la recherche du bon plan, à l'achat plaisir, à la « chasse au trésor ». « C'est un segment sensible aux conjonctures économiques, qui se nourrit de crises et de la déstabilisation qu'elles provoquent, en particulier dans les budgets des ménages populaires », développe Cyrine Gardes, sociologue du travail et des relations professionnelles au Centre d'études de l'emploi et du travail. En 2008, la part de marché (PDM) du secteur a connu un pic à 14,3 % lors de la crise des subprimes, dans un contexte de hausse généralisée des prix sous l'effet de la flambée des cours des matières premières et du pétrole. Portée par les récentes crises successives (Gilets jaunes, pandémie, guerre en Ukraine, inflation), cette PDM atteint aujourd'hui 11,5 % (étude Kantar). Depuis deux ans, Lidl et Aldi, entreprises allemandes phares de l'alimentaire (à elles deux, 55 000 salariés et près de 20 milliards d'euros de chiffre d'affaires), rivalisent avec les ténors de la grande distribution, Leclerc ou Carrefour : + 0,2 point de part de marché sur le premier trimestre. La concurrence fait rage sur le marché, avec toujours plus de candidats et des restructurations, qui ont vu Leader Price (groupe Casino) tomber en 2020 dans le giron d'Aldi. Parmi les nouveaux entrants attendus, Atacadao, franchise brésilienne du groupe Carrefour, dont la structure repose sur des magasins entrepôts et des conditionnements en gros volumes, aurait trouvé un premier point de chute : Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. Les rumeurs de son arrivée à Sevran (à cinq kilomètres de là), en 2022, avaient provoqué une levée de boucliers chez les salariés de Carrefour et les élus du département, qui craignaient « une casse sociale et des conditions de travail dégradées ». Sur le segment du bazar, le discounteur allemand Tedi a repris une quarantaine de magasins du groupe de déstockage Max Plus, placé en liquidation judiciaire. Le catalogue de Tedi affiche 15 000 références contre 6 500 chez le néerlandais Action.
Quelle que soit la catégorie, le modèle est le même : tout à l'économie. Des magasins entre 600 et 1 000 m2, une simplification de l'offre et des services, une présentation sommaire des produits,ni décoration ni musique (pour ne pas payer de droits d'auteur), des effectifs réduits, des contrats précaires en masse et des salaires assortis, sans oublier deux principes fondamentaux : la polyvalence et la vitesse d'exécution. Un salarié doit être capable simultanément de mettre en rayon, gérer les stocks, nettoyer ce qui a été cassé ou sali, remettre en état les linéaires (facing), gérer la clientèle. Diplômée de l'École des hautes études en sciences sociales, Cyrine Gardes a consacré sa thèse aux salariés du low cost1. Pour cela, elle s'est fait embaucher chez un leader du marché. « Je connaissais le hard-discount pour y avoir fait mes courses quand j'étais étudiante, dit-elle. Je regardais souvent les salariés quand j'attendais en caisse. Aucun ne restait à son poste, ils allaient d'un endroit à un autre du magasin. Je sentais une organisation et des conditions de travail particulières. Il existait des publications sur le secteur, mais qui ne regardaient les choses que du côté des consommateurs, pas de celui du travail. » Des mois durant, entre 2015 et 2017, elle observe, note ce que lui rapportent les autres employés et décortique le fonctionnement du magasin. « Chaque matin, le responsable faisait un brief. Les objectifs de productivité étaient très élevés. Il fallait remplir, mettre en rayon à un rythme soutenu. Les produits devaient toujours être disponibles. On attend des salariés qu'ils soient endurants physiquement et mentalement. » Tout est chronométré à la tâche près, à Narbonne comme ailleurs, Fabrice le confirme : « Il y a toujours urgence. » Sur les rolls (les chariots qui servent au stockage et au transport des marchandises), notamment, est indiqué le temps de mise en rayon. Comme ses collègues, Fabrice est relié en permanence par oreillette à la responsable du magasin. Selon les jours, il parcourt entre 9 et 13 kilomètres.
Pour préserver le faible montant des prix et des marges, le travail est le premier facteur de réduction des coûts. La polyvalence et les bas salaires sont la règle, de l'employé au cadre. En 2019, un magasin de hard-discount comptait six salariés pour 500 mètres carrés de surface : dans les supermarchés classiques, c'est le double. Cheffe de caisse à Lidl, Florence2 gère la répartition des équipes, le réapprovisionnement, le fond de caisse, le service client, la propreté et la sécurité. Le tout pour 1 700 euros mensuels. « J'ai été recrutée comme employée polyvalente avant de gravir les échelons. La polyvalence permet de faire de tout, c'est varié. On peut remplacer n'importe qui. Et on est aussi facilement remplaçable. On nous demande beaucoup dans une journée. Dès qu'un nouveau arrive, on essaye de le former le plus vite possible sur trois ou quatre tâches où il sera autonome pour alléger la charge de travail des autres. » À la pression du temps s'ajoute celle des résultats. Et la norme veut souvent que les magasins soient mis en concurrence entre eux. à Lidl, les outils sont adaptés à la taille des magasins, au chiffre d'affaires, au panier moyen des clients. À l'arrivée, « on se retrouve tous sur le même plan, chaque aspect du magasin est évalué, et à la sortie, on est soumis à un classement », confie Florence. Action aussi veille au grain : des objectifs financiers au planning, en passant par la mise en rayon, tout est piloté à partir d'un logiciel, Chronos, dont la définition des critères de performance reste insondable. « On a régulièrement des retards de livraison, et ça, le logiciel ne le prend pas en compte dans le calcul du chiffre d'affaires de la semaine, dit Michael, responsable de magasin dans l'Est. Les temps sont constamment revus à la baisse. Avant, on devait entrer 42 colis en rayon en une heure. On est passé à 36, mais, désormais, il faut ranger en plus l'intégralité du rayon. Quand c'est des verres, ça va. Quand c'est du loisir créatif, qui est très vite mis sens dessus dessous, c'est autre chose. » Comble de l'absurde : il y a un an, le logiciel a été victime d'un pirate informatique. « Toutes les données avaient été faussées, à en croire la direction. Sauf…les prévisions de chiffre d'affaires et les heures allouées au chiffre d'affaires ! »
Dans ce contexte, les risques psychosociaux sont à un niveau élevé. « On est une vingtaine dans le magasin, mais, si tu enlèves les arrêts de travail, les accidents du travail, les mi-temps thérapeutiques, le turnover, il ne reste plus grand monde », résume Fabrice. Salarié d'Aldi dans la région de Lyon, Romain2, raconte le sentiment de frustration qui l'habite quand il rentre du travail : « Tu as bossé à fond, et pourtant tu as le sentiment de ne pas avoir bien fait ton travail. Parce que tu as dû faire des tâches à moitié, laisser le magasin pas forcément comme tu le souhaitais, avec le risque que ça te soit reproché. » En 2012, Lidl a opéré un tournant marketing. Exit les magasins austères, l'enseigne veut les rendre plus attrayants et convaincre les consommateurs à plus fort pouvoir d'achat. Il ajoute aux prix bas une autre promesse : le rapport qualité-prix. Mais le modèle, lui, ne change pas : faire toujours plus avec moins.
Il y a deux ans, la société a été condamnée pour faute inexcusable après le suicide de deux employés. Toujours en 2021, des responsables de la direction régionale de Bretagne ont été placés en garde à vue. Une information judiciaire pour harcèlement moral et discrimination syndicale a été ouverte, suite à la mort d'une directrice de magasin dans la région. Un an avant de mettre fin à sa vie, elle avait alerté l'inspection du travail et le comité social et économique sur les humiliations et les brimades subies. En cours d'instruction, l'affaire a pris un tour politique : « Une ancienne candidate d'En Marche aux législatives de 2017 a d'abord été nommée à la tête de la direction des ressources humaines du groupe, puis le procureur de la République et le juge d'instruction ont changé. En mars, le parquet a fait une demande de non-lieu total », raconte un proche du dossier. Entre temps, Lidl a voulu redorer son blason en investissant massivement dans la publicité et en mettant en place une opération destinée à promouvoir la prévention en matière de santé et de sécurité au travail. Sur le terrain, « les directeurs parlent moins mal, ils se montrent un peu plus diplomates, mais ils restent sur le même mode : en cas de problème, ce n'est jamais la faute de l'organisation, mais celle du salarié qui ne va pas bien dans sa vie personnelle », relève Florence. Comme le nombre d'accidents du travail entre en ligne de compte dans le classement général des magasins, de nombreux responsables de magasins et cadres régionaux font en sorte de ne pas les déclarer. Chez Action, « la direction se donne huit semaines pour déclarer un arrêt maladie, aussi beaucoup de salariés préfèrent ne pas s'arrêter pour ne pas perdre d'argent », dénonce Fabrice.
Malgré la difficulté des syndicats à s'implanter dans le hard-discount, un appel à la grève lancé par la fédération CGT du commerce pour dénoncer les bas salaires et les conditions de travail a réuni 100 % de grévistes dans le magasin Action de Narbonne, en décembre dernier. Responsable de section syndicale CGT, Fabrice a un contrat de 30 heures par semaine et un seul jour de repos. Il touche 1 080 euros net par mois. « On a deux gamins avec ma copine, dont un en bas âge. Les sorties, c'est de temps en temps au McDo, ça fait plaisir au plus grand. Pour les courses, on va parfois en Espagne, la viande y est moins chère. Sinon, on va à Lidl. Mais, même là-bas, avec 50 euros, tu as deux fois moins de choses qu'il y a un an. » Lors des dernières négociations annuelles obligatoires, la direction d'Action a royalement proposé 0,2 % d'augmentation. Son argument était de dire qu'elle avait déjà augmenté les salaires six mois plus tôt… s'appropriant la revalorisation du Smic par l'État. « On est loin des discours tenus pendant la pandémie, constate Cyrine Gardes. Les salariés ne sont pas traités comme s'ils étaient essentiels à la nation. Leurs conditions de travail se sont un peu plus dégradées. Les revalorisations salariales qu'ils pouvaient légitimement attendre ne sont jamais arrivées, alors que leurs entreprises ont engrangé les bénéfices. Ce mépris s'ajoute à un mépris de classe (de la part des directions aussi bien que des clients, parfois) et à un mépris de genre. Rappelons que soixante-dix pour cent des effectifs du hard-discount sont des femmes. »
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