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TRAVAIL

« Les femmes sont concentrées dans un tout petit nombre de professions »

9 novembre 2023 | Mise à jour le 9 novembre 2023
Par | Photo(s) : JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP
« Les femmes sont concentrées dans un tout petit nombre de professions »

Ce jeudi 9 novembre 2023, la CGT organisait la journée d'étude « Investir dans le secteur du soin et du lien aux autres: un enjeu de l’égalité entre les femmes et les hommes » au CESE en partenariat avec l'IRES. L'occasion pour notre site de publier à nouveau l'interview que la  spécialiste des questions d'égalité professionnelle, Rachel Silvera, maîtresse de conférence à l'université Paris-Nanterre, nous a accordée sur le sujet à l’automne dernier.

Quelle a été l'inspiration de ce travail d'enquête ?

Lors du premier confinement, à 20 heures, nous applaudissions les soignants. L'expression était au masculin neutre, on ne soulignait jamais que les emplois dits de première ligne étaient très majoritairement occupés par des femmes : les infirmières, les aides-soignantes, les aides à domicile, mais aussi les caissières. C'est de ce constat qu'est née l'idée d'une tribune, que j'ai rédigée avec ma collègue Séverine Lemière, enseignante-chercheuse. Nous l'avons intitulée « Coronavirus, il faut revaloriser les métiers et carrières à prédominance féminine ». Le texte a été signé par le numéro un de chaque organisation syndicale. C'était tous des hommes, aussi avons-nous sollicité les responsables des commissions femmes au sein de chaque organisation, ainsi que des chercheuses et des chercheurs. Après la publication du texte dans Le Monde, il a été transformé en une pétition signée par près de 65 000 personnes.

 

Cette enquête porte sur les métiers du soin et du lien. Pourquoi cette définition ?

Nous ne voulions pas nous cantonner aux soignants, nous souhaitions l'élargir à l'accompagnement social. Un débat a eu lieu sur l'expression à utiliser : métiers du lien ou de l'accompagnement ? En juin 2020, les députés François Ruffin (LFI) et Bruno Bonnell (LREM) ont conduit une mission parlementaire sur les métiers du lien, c'est donc l'expression que nous avons aussi choisi d'utiliser. Ces métiers représentent 4 millions de salariés, et ce sont des femmes à une écrasante majorité. Elles représentent entre 80 et 99 % des effectifs. Seuls les éducateurs et éducatrices spécialisés sont à 76 % des femmes. Si on entre dans le détail de cette profession en particulier, hommes et femmes n'occupent pas les mêmes postes : les hommes sont davantage éducateurs de rue, en internat…

 

Dans votre communication, vous privilégiez l'écriture inclusive…

Oui, j'écris une périphrase comme « infirmiers et infirmières », ou j'utilise le point médian. Même si c'est long et parfois peu lisible, je tiens à l'écriture inclusive, y compris pour les métiers extrêmement féminisés. Cela participe à montrer que, si les métiers sont sexués, c'est seulement en fonction d'une construction historique. C'est d'ailleurs un débat avec des collègues sociologues féministes. Quand elles travaillent sur les infirmiers et les infirmières, elles précisent dans une note de bas de page : « J'utilise le féminin parce qu'il y a une majorité de femmes. » Je ne suis pas d'accord. Nous nous sommes battus pendant des années pour qu'on écrive « ingénieur » et « ingénieure », car nous disions que, avec le seul masculin, les femmes ne pensaient pas qu'elles aussi pouvaient être ingénieures. Nous n'allons pas faire la même chose pour ces métiers ultraféminisés. Si on veut avancer vers la mixité, il faut utiliser l'écriture inclusive, sinon cela renforce l'inscription de ce métier dans un éternel féminin.

 

Ces métiers cumulent les pénibilités…

Habituellement, les métiers ne présentent qu'un type de pénibilité. Ceux du soin et du lien en combinent plusieurs. Les femmes qui y travaillent sont tout d'abord exposées à des contraintes physiques : le port de charges lourdes, le bruit… À cela s'ajoutent les contraintes émotionnelles (elles doivent faire face à la souffrance des autres) et temporelles : la majorité de ces emplois impliquent des horaires atypiques (le soir, le week-end).

Un très grand nombre de femmes nous précisent dans l'enquête qu'elles ne s'imaginent pas faire ce travail jusqu'à la retraite, pourtant, elles adorent leur métier et elles en sont fières. Nous avons reçu des témoignages poignants de sages-femmes décrivant des situations de maltraitance institutionnelle : avant le Covid, déjà, elles devaient suivre cinq ou six accouchements en même temps.

 

Quelles sont les caractéristiques communes de ces métiers ?

On parle souvent de vocation à leur propos. L'histoire de la profession d'infirmière est de ce point de vue très révélatrice. A l'origine, ce n'est pas un métier mais une activité charitable réalisée par des religieuses. Vues comme les épouses de Dieu, elles se sacrifiaient et donnaient leur vie et leur temps pour soigner les malades, les indigents et les handicapés. Elles étaient seulement nourries, logées, blanchies. Quand les hôpitaux ont été laïcisés, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, la question de la rémunération de cette profession s'est posée : ne risquait-on pas d'en faire un « métier de mercenaires » s'il était rémunéré au-delà du strict besoin ? La profession d'infirmière risquait d'attirer des femmes, mais aussi des hommes, qui y viendraient pour le seul appât du gain.

 

Est-ce un hasard si tous ces métiers sont très majoritairement occupés par des femmes ?

Accompagner, soigner, éduquer, assister, servir et même nettoyer : ces activités apparaissent comme le prolongement du rôle domestique des femmes. Ce sont des tâches qu'elles font « naturellement » chez elles – les guillemets sont ici très importants. L'éducation, l'accompagnement, le soin apparaissent comme le prolongement de leur « rôle de mère », comme si être femme impliquait forcément d'être mère, ce qui n'est bien sûr pas le cas. Cette représentation est à la fois à l'origine de la très grande féminisation de ces professions, mais aussi du fait qu'on ne les considère pas comme de vrais métiers. Ils mobilisent pourtant d'importantes compétences. Dans notre consultation sur Internet, plus d'une salariée sur deux répond qu'il faut plus d'un an pour maîtriser son travail.

 

Comment revaloriser ces métiers ?

Il faut les réhabiliter du sol au plafond : symboliquement, professionnellement et, évidemment, financièrement. Il faudrait tout d'abord des campagnes pour montrer tout le travail que ces femmes font et l'importance de celui-ci. Le film Debout les femmes ! de Gilles Perret et François Ruffin a mis en lumière le rôle des aides à domicile au moment de la fin de vie. C'était la première fois qu'on suivait à l'écran ces professionnelles, qu'on entrait dans le réel de leur travail. Il faut aussi revaloriser ces métiers professionnellement, en améliorant les conventions collectives pour que soient notamment pris en compte les temps de transport et tous les temps travaillés non rémunérés – comme celui d'accompagnement des personnes. Il faut augmenter leur qualification et améliorer leur salaire et, bien entendu, reconnaître aussi les compétences dont elles font preuve. Il est également impératif de souligner les responsabilités énormes qu'elles endossent. Ce n'est pas moins important que de devoir gérer la responsabilité d'un budget ou d'une équipe.

 

Cependant, le monde du travail reste très peu mixte…

Les femmes sont groupées dans un tout petit nombre de professions, la moitié d'entre elles travaillent dans 12 métiers ; la moitié des hommes occupent 18 métiers. Seuls 17 % des métiers sont réellement mixtes. La division sexuée du travail telle qu'on en parle depuis près d'un siècle perdure aussi dans les formations : c'est particulièrement vrai pour les formations opérationnelles techniques. Une collègue enseignante-chercheuse en psychologie, Françoise Vouillot, a montré la faible efficacité des nombreuses campagnes pour inciter le système éducatif, mais aussi les employeurs, à rendre tous les métiers mixtes. On se souvient d'affiches « C'est technique, c'est pour elles » ou « Les métiers n'ont pas de sexe ». Des budgets énormes ont été dépensés afin de parvenir à la mixité des formations et des métiers pour un bien maigre bilan. En outre, la mixité, c'est dans les deux sens ! Aucune campagne n'a jamais été menée pour inviter les hommes à investir des métiers à prédominance féminine. Vous n'avez jamais vu d'affiche clamant « C'est social, c'est pour lui ! » ou montrant un homme portant un bébé dans les bras…

 

Des jeunes femmes s'orientent pourtant dans des métiers à prédominance masculine…

Oui, plus qu'il y a vingt ans et les médias jouent un rôle important dans ce phénomène. Ils montrent des femmes magistrates, pilotes de ligne… Des jeunes filles choisissent ces formations, des femmes rentrent de plus en plus dans les métiers où les hommes représentent plus de 70 % des effectifs, elles franchissent ces barrières, mais… elles n'y restent pas. Si aucun accompagnement de cette mixité n'est réalisé, les jeunes femmes ne font qu'un passage par ces professions, elles se réorientent ensuite vers des métiers plus mixtes, voire à prédominance féminine. Elles sont, en effet, confrontées à des problèmes d'organisation du travail. Les horaires contraignants, les locaux dépourvus de toilettes ou de vestiaires réservés, les machines non adaptées à leur taille sont des obstacles. Elles doivent aussi affronter le rejet du collectif de travail. De nombreuses enquêtes ont documenté ce qu'endurent les femmes dans des milieux ultramasculinisés : les femmes qui souhaitent devenir chirurgiennes doivent, par exemple, non seulement supporter un environnement sexiste (affiches pornographiques), mais aussi des violences verbales…

 

Vous décrivez une instrumentalisation occasionnelle du discours sur l'égalité…

Dans le monde anglo-saxon, l'expression « business case » décrit ce phénomène, elle n'a malheureusement pas de traduction en français. L'égalité est utilisée comme un outil managérial, notamment en cas de pénurie dans un secteur. Mettre en place une politique « égalité » peut permettre d'attirer des profils de femmes. La Confédération de l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment avait mené une campagne pour inciter les femmes à rejoindre les métiers du bâtiment. Je ne m'étais pas fait que des amis quand j'avais dit que, sans une véritable action sur les conditions de travail, une telle campagne était vouée à l'échec.

 

D'où vient cette réticence à accepter des femmes dans des métiers à prédominance masculine ?

Elle s'explique notamment par une idée reçue ancienne : si les femmes entraient dans un métier, il risquait de se dévaloriser. Or, c'est exactement l'inverse qui se produit. L'exemple des instituteurs et des institutrices est éloquent. Au XIXe et au début du XXe siècle, les instituteurs étaient essentiellement des hommes. Dans les villages, ils jouaient un rôle de notable. Avec la massification de l'enseignement au XXsiècle, le métier a perdu à la fois son prestige, son statut social et ses rémunérations relativement élevées. Les femmes y sont devenues majoritaires. Ce n'est donc pas l'arrivée des femmes qui dévalorise un métier.

 

Dans votre enquête, vous faites référence à la loi québécoise sur l'équité salariale. En quoi peut-elle nous inspirer ?

Elle prévoit que tout employeur est tenu de veiller concrètement à l'équité salariale : un métier à prédominance féminine doit être rémunéré comme les métiers à prédominance masculine de même valeur. Si, dans l'entreprise, il n'existe pas de comparateur masculin, il doit aller en chercher un à l'extérieur. En France, même si la loi prévoit depuis 1972 l'égalité de salaire entre hommes et femmes à travail de valeur égale, il n'existe pas d'obligation de comparaison. Résultat, les seuls contentieux existants sont des affaires individuelles – et ils sont très rares. Une affaire connue est celle d'une responsable de ressources humaines qui a fait condamner son entreprise en comparant son poste à un poste de même valeur occupé par un homme, celui du directeur commercial (Cour de cassation, 6 juillet 2010). Cette démarche de comparaison est même inconnue de nombreux avocats.

 

Comment sortir de cette situation d'inégalités et d'absence de mixités des métiers ?

Il faut agir de deux manières, en élargissant le champ des possibles pour les femmes, mais aussi en revalorisant les métiers à prédominance féminine pour que des hommes puissent s'y retrouver. Souvent, dans mes travaux, il m'a été reproché de laisser tomber la mixité des professions. En proposant de revaloriser les métiers féminisés et de les reconnaître à leur juste valeur, je les essentialiserais et figerais cette situation. Ce reproche est infondé. Si les campagnes d'incitation à la mixité avaient montré leur efficacité, cela se saurait ! Il faut trouver d'autres leviers. Moi, je prends la mixité par l'autre côté : je dis que, en revalorisant ces professions, en reconnaissant leur place dans la société, demain, des hommes pourront y venir et nous aurons enfin la mixité dans ces métiers !

Entretien réalisé par Mélanie Mermoz

A retrouver également le podcast, Mon travail, ma bataille, métiers du soin et du lien , premières de corvée.