Coworkers à Malakoff , une tribu collaborative
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Mis au service de la maximisation des profits, le management hiérarchique hérité du taylorisme continue d'imposer sa verticalité et sa rigidité dans la plupart des entreprises. Au risque d'abîmer le travail et de s'éloigner toujours plus des aspirations des salariés.Un article paru dans le numéro 11 de la Vie Ouvrière consacré à l’entreprise.
Au début du XXe siècle, l'ingénieur américain Frederick Taylor et son homologue français Henri Fayol posaient les bases d'une nouvelle science de la gestion : le management. Soit l'art d'organiser scientifiquement, de planifier et de contrôler le travail. Ses principaux préceptes ? La fragmentation des tâches, la formalisation de normes, règles et procédures, ainsi que la verticalité du fonctionnement. Autrement dit, les ingrédients d'un « paradigme de la soumission, qui nie l'idée de dialogue et de négociation, tranche Laurent Cappelletti, professeur titulaire de la chaire comptabilité et contrôle de gestion au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). On donne un ordre en partant du principe que les personnes vont obéir. Si obéissance il y a, très bien ; sinon, c'est la sanction ». Plus d'un siècle plus tard, la France a-t-elle rompu avec ce management des origines ? Non, répond le chercheur, pour lequel les fondations demeurent, quels que soient le secteur et la taille des entreprises, alors même que les aspirations des salariés, elles, n'ont cessé de changer. « Le management fayolo-taylorien fonctionne à peu près bien pendant la première partie du xxe siècle, quand la principale exigence des salariés est d'avoir un travail et une rémunération, poursuit Laurent Cappelletti. Mais depuis cinquante ans, et singulièrement ces dix dernières années, le niveau d'attente des travailleurs vis-à-vis du travail, et peu importe leur niveau de qualification, s'est considérablement élevé. » Exigence de plus de négociation, de proximité, de meilleures conditions de travail, d'un équilibre entre vie professionnelle et vie privée… Jamais le management « à la française », hiérarchique et rigide, n'est apparu aussi déconnecté des attentes des salariés et de la réalité de leur travail.
Ailleurs, on a su s'éloigner des principes nés de la révolution industrielle. Les pays scandinaves, par exemple, ou de culture anglo-saxonne sont réputés pour leur « qualité managériale très supérieure à la nôtre, note Laurent Cappelletti. Même si tout n'y est pas merveilleux, on trouve dans leurs entreprises plus d'horizontalité et d'échanges sur les objectifs et les conditions de travail, des rémunérations plus élevées, des perspectives de carrière plus importantes, des formations et des reconversions intra-entreprises plus faciles. Les managers ne sont plus des petits chefs, mais des “dialogueurs” ». Pourquoi, alors, le management taylorien résiste-t-il autant en France ? À cause d'une culture de la négociation sociale moins développée dans l'ensemble de la société, mais aussi d'un déficit de formation des managers, avancent les experts. « En France, les entreprises sont souvent dirigées par d'anciens élèves des grandes écoles, qui sélectionnent aussi le management intermédiaire parmi des formations où l'on n'apprend pas beaucoup le doute ni à observer les réalités pragmatiques, observe Pascal Ughetto, professeur de sociologie à l'université Paris-Est Marne-la-Vallée. D'où des rapports descendants et une capacité d'écoute très faible. »
Par vagues, des tentatives pour accorder plus de confiance aux salariés ont bien émergé au fil des décennies. « Dans les années 1980, on s'autorisait à réfléchir à des scénarios alternatifs d'organisation, avec des équipes semi-autonomes, des fonctionnements moins standardisés, illustre Pascal Ughetto. Depuis 2010, des directions veulent aussi tester des modes d'organisation valorisant davantage la confiance et l'autonomie, prenant le contrepied des années 1990-2000, quand on recherchait les mêmes standards, les mêmes modes de fonctionnement partout, y compris dans les grands groupes internationaux. » Ainsi, par exemple, de la gestion de projet « agile ». « Les managers sont censés laisser les salariés mener les tâches, dans une posture de “leadership par le service” », décrit le chercheur. Néanmoins, il dresse un bilan très nuancé des expérimentations : « Ces principes ne sont pas toujours mis en œuvre correctement. La hiérarchie persiste à prendre la parole en dernier et la confiance, plus ou moins bien établie, a du mal à être efficiente à l'étage dirigeant. »
Plus préoccupant, de nombreuses modes managériales vantant l'autonomie ont encore resserré l'étau sur les salariés et produit des effets délétères. Ainsi du management par projet ou par objectifs, ou du management par l'excellence, qui se sont succédé dans les années 1980 à 2000. « Dans cette novlangue managériale, l'antagonisme disparaît entre intérêt de l'entreprise et intérêt de l'individu travailleur : tout le monde est invité à jouer gagnant-gagnant et à réussir, observe Vincent de Gaulejac, professeur des universités émérite et auteur, avec Fabienne Hanique, du Capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou (Seuil, 2015). Si vous remplissez les objectifs, vous êtes promu, sinon, c'est que vous n'êtes pas un bon élément. » Pour le sociologue, cette approche ne rompt qu'en partie avec un management « disciplinaire », où la tâche des travailleurs exécutants est d'obéir aux directives de leurs chefs. « On n'est plus dans l'organisation scientifique du travail avec un gouvernement par les ordres, mais dans un gouvernement par l'adhésion et par la mobilisation psychique, poursuit le sociologue. Les travailleurs sont invités à adhérer pleinement aux objectifs de l'entreprise, à intérioriser ses exigences de performance et de rentabilité et à investir dans leur carrière pour réussir. »
Ce management est pourtant loin de libérer les salariés de la pression. Au contraire, il la déplace et l'intensifie, en induisant un rapport au travail de plus en plus individualisé. « Condamné à réussir, l'individu n'est plus en conflit avec les patrons, mais avec lui-même. L'antagonisme entre capital et travail est lui aussi intériorisé. La lutte des classes est remplacée par la lutte des places, analyse Vincent de Gaulejac. En cas d'échec, on ne peut s'en prendre qu'à soi-même et les conflits se déplacent au niveau psychique. » D'où l'apparition de manifestations de souffrance professionnelle quelle qu'en soit la forme : stress, burn-out, et jusqu'au suicide au travail, observées, étudiées et répertoriées sous le terme de risques psychosociaux.
À la même période, le travail s'est intensifié sous l'effet d'une autre tendance forte : la financiarisation de la sphère économique, qui a changé en profondeur les modes de gouvernance des entreprises, faisant naître l'obsession de réduire le « coût du travail ». La mise en concurrence forcenée des sociétés entre elles et la quête de l'optimisation des profits voient advenir un « management par les chiffres », agi uniquement par l'objectivisation des résultats. « Les salariés subissent, de manière accrue, une pression à court terme pour améliorer leur productivité en centrant leur attention sur des chiffres, supposés exprimer la “performance” financière de l'organisation, note la sociologue Marie-Anne Dujarier, professeure à l'université Paris-Cité et chercheuse au Laboratoire de changement social et politique (LCSP). Les femmes et les hommes doivent rendre des comptes quantitatifs, c'est-à-dire orienter leur intelligence, leur sensibilité et leurs compétences pour faire briller ces chiffres. » Or, a fortiori lorsqu'ils sont appliqués à des secteurs non lucratifs, voire aux services publics, les objectifs chiffrés sont « une simplification extrême, une réduction considérable du réel », d'où une perte de sens au travail : « Travailler pour les chiffres, sous la pression, ne génère ni économie ni qualité ; alors l'épuisement, induit par l'exigence idéale d'une performance infiniment croissante, se conjugue avec la sensation d'absurdité. »
Pour encadrer les salariés, un nouveau type de managers, que Marie-Anne Dujarier appelle les « planneurs », apparaît dans les différentes fonctions de gestion des entreprises (stratégie, finance, informatique, RH…). « Leur tâche est de penser et prescrire des méthodes d'optimisation d'une de ces fonctions “vue d'avion”, en plans, décrit-elle. En réalité, ils et elles n'inventent aucun dispositif, mais vont plutôt les acheter sur le marché des prestations managériales, ce qui explique comment toutes les grandes organisations se retrouvent avec les mêmes méthodes. » Ce sont des opérations à distance, qui mettent en œuvre des solutions standardisées. « Ce que l'on doit faire, la manière de le faire et la raison pour le faire est prescrit, outillé et contrôlé par des dispositifs plus que par des humains : management par objectifs, procéduralisation, systèmes d'information intégrés, communication et formation de change management, méthodes types… se retrouvent dans les grandes organisations, quel que soit le secteur, de l'automobile à la santé, en passant par la distribution », constate-t-elle. D'où un management désincarné – expression qui donna le titre de son essai en 2016 –, avec lequel aucun dialogue n'est possible. « Celles et ceux qui formalisent, vendent et achètent ces méthodes aguichantes, puis les “implémentent”, ne connaissent pas le travail réel, courant le risque que cet encadrement soit inadapté, voire maltraitant, poursuit Marie-Anne Dujarier. Ce qui fait dire à celles et ceux qui voient leur activité quotidienne encadrée par ces dispositifs qu'ils “planent” complètement, “qu'ils n'ont aucune idée de ce qu'on fait vraiment”. » Deux visions s'opposent alors. « Les planneurs multiplient les dispositifs au nom du “réalisme économique” tandis que les autres les critiquent au nom du “réel”, résume la chercheuse. Mais cette guerre civile généralisée n'a pas lieu, car les planneurs restent à bonne distance des autres, distance organisationnelle, géographique, temporelle et souvent sociale. »
S'ils génèrent ainsi peu de conflits ouverts, les manquements du management à la française n'en ont pas moins un coût élevé pour les travailleurs, les entreprises elles-mêmes et la société entière. « Une large part de l'absentéisme au travail, de la forte rotation du personnel et des difficultés à recruter dans le BTP, l'hôtellerie-restauration, l'informatique, l'ingénierie et même l'enseignement pourrait se régler par une meilleure qualité du management », affirme Laurent Cappelletti. Le professeur met aussi au crédit du mauvais management le taux élevé d'accidents du travail en France : « La cause principale en est, au sens large, un défaut de management, de prévention de la santé au travail. »
Au-delà des graves atteintes à la santé physique et psychique des salariés, abondamment dénoncées par les organisations syndicales et les chercheurs, le mauvais management a aussi un coût financier pour les entreprises, car il nuit à la qualité des produits et des services. Laurent Cappelletti s'efforce de le chiffrer. « Le management fayolo-taylorien crée une productivité qui n'est ni durable, ni soutenable, ni socialement responsable, estime-t-il. Ce mauvais management est à l'origine d'une évaporation de la valeur créée de l'ordre de 20 000 euros par personne et par an. Un chiffre qui, si on l'extrapole à la population active, représente 8 à 10 points de PIB, soit un gisement énorme de productivité supportable, qui permettrait d'autofinancer des augmentations de rémunérations de façon vertueuse. »
En 2023, les Assises du travail lancées par le gouvernement dans le cadre du Conseil national de la refondation avaient conclu à l'urgence d'une « révolution » managériale fondée sur davantage de confiance et d'autonomie des travailleurs. « Un profond changement culturel, qui doit impliquer l'ensemble du management, impulsé et porté par la direction de l'entreprise », prévenait son rapport final. Ses auteurs rappelaient que « la demande de participation au sein de l'entreprise, d'autonomie, de confiance et de reconnaissance s'accroît, particulièrement au sein des jeunes générations, qui font de ces valeurs des critères de choix d'un employeur » et proposaient des pistes. Parmi les mesures urgentes, les Assises préconisaient de revoir la formation des managers, tant initiale que continue, de généraliser le dialogue professionnel sur la qualité et l'organisation du travail, et d'organiser le dialogue social « en proximité des situations de travail ». Un an plus tard, la révolution se fait toujours attendre.
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