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TRAVAIL

Les petites mains des crèches privées

26 décembre 2023 | Mise à jour le 16 janvier 2024
Par | Photo(s) : Patrick Batard / AFP
Les petites mains des crèches privées

Décembre 2023. Les professionnels de la petite enfance (accueil en creches) défilent dans les rues de Toulouse. Ils déplorent le manque de personnel, et demandent un taux d encadrement de 1 pour 5, une revalorisation des salaires, de la pénibilité et des conditions de travail.

Que serait la Vie Ouvrière sans les vies ouvrières ? Ces pages offrent un espace de partage particulier aux travailleuses et aux travailleurs. Ils viennent ici, simplement, témoigner de la réalité de leur quotidien. Le récit d’Isabelle (1), auxiliaire petite enfance est extrait de La Vie Ouvrière#8, qui dans ce numéro, donne la parole à trois employés de crèches privées. Si les trois partagent la volonté de défendre leur métier « passion », ils ont surtout en commun les mêmes difficultés au travail.

Économie à la petite semaine, énorme turnover, manque constant de personnel : dans le monde des crèches privées, qui représentent 20 % du marché, mais 80 % des places aujourd'hui accessibles, tout est affaire de logique mercantile. Documentées par deux ouvrages publiés ces derniers mois et un troisième prévu en 2024 (2), les dérives structurelles du secteur conduisent à des défauts de surveillance qui mettent parfois les enfants en danger. À l'instar de ce petit garçon de 12 mois oublié plus de deux heures dans une crèche après sa fermeture en juin dernier. Et cette crise n'impacte pas que les enfants. Les salariés du secteur sont en première ligne. Avant de travailler dans une crèche privée d'une cinquantaine de berceaux, Isabelle (2), auxiliaire petite enfance a connu toutes les facettes du métier. « J'étais assistante maternelle indépendante, j'ai travaillé en crèche familiale comme intérimaire avant de rejoindre un groupe privé, raconte-t-elle d'une voix énergique. J'ai commencé à temps partiel mais, dès la première semaine, je suis passée à temps plein. » Fini les journées à droite, à gauche. Elle se retrouve enfin dans une vraie structure. Et s'attend alors à de meilleures conditions de travail. « En termes de rythme, c'est un peu moins pire qu'avant, relativise-t-elle en se rappelant ses années en microcrèche. On a quelqu'un pour le ménage, une personne pour la cuisine. » Le rythme est toutefois intense. L'équipe, « neuf personnes avec la directrice », ne suffit pas à bien faire le travail : « Pour une cinquantaine d'enfants, c'est sportif ! »

Equipe sous tension

Jongler entre les petits et les grands, répondre aux besoins de tous les enfants, Isabelle passe ses journées à courir partout. « La cadence est intense. On est censé avoir une heure pour manger, mais c'est le seul moment où l'on peut faire des réunions. Au final, on fait une pause de trois quarts d'heure dans la journée, en mangeant en décalé. » À force, l'auxiliaire petite enfance fatigue. Ses collègues aussi. Les enfants en font les frais. « Notre objectif, c'est d'arriver au maximum à dégrouper, explique-t-elle. Le mieux, c'est que les enfants soient regroupés par tranche d'âge. » Dans les faits, la plupart du temps, parce qu'il faut pouvoir les surveiller et éviter les accidents, les petits se trouvent tous ensemble. « Les enfants de trois ans ont besoin d'interagir, de faire du bruit. Si on les regroupe avec des bébés, ils s'ennuient et c'est mauvais pour le développement. » Les bébés, eux, peinent à trouver le calme dont ils ont besoin. « Évidemment, dans des conditions comme ça, il y a énormément de turnover au niveau du personnel. On fait appel à des intérimaires mais, les pros, celles qui sont tout le temps là, sont beaucoup plus sollicitées parce que les enfants vont naturellement vers les personnes qu'ils connaissent. » Au quotidien, l'équipe est sous tension. « Le stress, ça se propage. Les enfants sentent les émotions. Ça les impacte, mais c'est le résultat d'un fonctionnement avec aussi peu de moyens. » Et la stratégie de réduction des coûts ne s'applique pas qu'aux moyens humains.

« Parfois, on se rend compte qu'on n'a pas assez de repas pour tout le monde, alors que tous les enfants devraient avoir le droit de manger. »

Et les parents dans tout ça ? Depuis la sortie des trois enquêtes sur les conditions de travail dans les crèches privées, ils sont évidemment plus attentifs. Isabelle, elle, rit jaune. « Ils s'attendent à ce que le privé ait plus de moyens que le public. Notre travail, à nous, c'est aussi d'arrondir les angles. » L'employée le dit clairement : après avoir eu une longue journée, quand les parents arrivent et s'inquiètent de petits bobos que leur enfant a ramenés la veille, la direction l'incite à mentir et à trouver des explications qui n'incriminent pas la gestion de la crèche. Ensuite, Isabelle rentre chez elle, le corps fatigué et le cœur en colère.

(1)  le prénom a été modifié à la demande de l’intéressée

(2) Le Prix du berceau, D. Gastaldi et M. Périsse, Seuil, 2023. Babyzness – Crèches privées : l'enquête inédite, B. Lepetit et E. Marnette, Robert Laffont, 2023 Un troisième ouvrage, de Victor Castanet, lauréat du prix Albert-Londres 2022 pour son enquête consacrée aux Ehpad, Les Fossoyeurs (Fayard), est annoncé pour 2024.