De contre-réforme en contre-réforme, le pouvoir d'agir des syndicats a été affaibli et, par ricochet, les droits des salariés s'en trouvent amenuisés. La négociation d'entreprise s'inscrit dorénavant dans une logique néolibérale au service de la compétitivité et l'État met sous tutelle le paritarisme.
L'histoire populaire du pays se souviendra d'Emmanuel Macron comme d'un président pourfendeur des démocraties politique et sociale. Deux mois après la victoire du Nouveau Front populaire aux législatives et une majorité relative de gauche à l'Assemblée nationale, Macron a nommé un Premier ministre issu des rangs de la droite, Michel Barnier, approuvé par le Rassemblement national. On retiendra aussi que le président de la République est passé en force en 2023 pour imposer la retraite à 64 ans, en dépit d'une opposition massive de la rue. On se rappellera également que, dès son premier mandat, en 2017, il s'est appliqué à torpiller le contre-pouvoir que peut constituer le syndicalisme. Les ordonnances Travail, en fusionnant les comités d'entreprise (CE), les délégués du personnel (DP) et les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) en une seule instance, le comité social et économique (CSE), mais aussi en renforçant la primauté de l'accord d'entreprise sur la branche, en facilitant les licenciements collectifs, en imposant un barème prud'homal pour le versement d'indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse ont largement contribué à amoindrir le pouvoir d'agir des syndicats et les droits des salariés. « Un big bang social », pour reprendre l'expression de Maurad Rabhi, dirigeant de la CGT Textile, Habillement, Cuir, Blanchisserie (THCB) et ancien secrétaire confédéral de la CGT. Cette contre-réforme, imposée aux forceps, est l'aboutissement d'une offensive patronale lancée au début des années 2000. Pour mémoire, en 2004, le rapport de Michel de Virville, « Pour un droit du travail plus efficace », préconise un conseil d'entreprise qui exercerait les attributions des DP, du CE et des délégués syndicaux (DS). En 2008, la commission Attali pour « la libération de la croissance française », initiée par le président Nicolas Sarkozy et dont le rapporteur général adjoint n'est autre qu'un certain Emmanuel Macron, propose d'expérimenter une délégation unique dans les PME de moins de 250 salariés. Une décennie plus tard, les observateurs les plus pragmatiques du « dialogue social » ne peuvent que constater les dégâts. Dans son dernier rapport réalisé en 2021, le comité d'évaluation des ordonnances Travail, présidé par Marcel Grignard (ancien numéro deux de la CFDT) et Jean-François Pilliard (Medef), mettait en lumière la diminution des moyens humains et matériels, la lassitude des élus, leur surcharge de travail, la moindre prise en compte des questions de santé et de sécurité au travail, l'effacement de la représentation de proximité… Face à ces critiques, le président Macron préféra dissoudre ledit comité plutôt que de remettre en cause le bien-fondé de sa politique. Sur le terrain, les élus sont unanimes. « Les ordonnances Travail sont une des “réformes” les plus assassines », observe Cédric Brun, délégué syndical central adjoint CGT chez Stellantis.
CHSCT, la bête à abattre
En particulier, les questions de santé et de sécurité au travail ont pâti de la suppression pure et simple des CHSCT. Nés des lois Auroux de 1982, obligatoires dans les entreprises de plus de 50 salariés, ils étaient devenus au fil des ans la « bête noire » des employeurs. Ces comités étaient progressivement montés en puissance, n'hésitant pas à mener des expertises pour évaluer les risques graves auxquels étaient exposés les salariés, à contester en justice tout projet affectant les conditions de travail. Sur la base de l'arrêt Snecma de 2008 (du nom de la société aéronautique), ils pouvaient bloquer toute réorganisation compromettant la santé et la sécurité des salariés. Las, ils ont été remplacés par des commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), facultatives en dessous de 300 salariés. Conséquence, alors que les CHSCT étaient présents dans 53,1 % des entreprises de 50 à 299 salariés en 2017, les CSSCT ne l'étaient que dans 26,9 % de ces entreprises en 2021.
« Les CHSCT représentaient un contre-pouvoir solide, doté de règles de fonctionnement strictes. La commission santé, sécurité et conditions de travail ne dispose plus des mêmes prérogatives. Résultat, les accidents graves ont été multipliés par trois depuis quatre ans. » Cédric Brun, militant syndical CGT chez Stellantis
« Les CHSCT représentaient un contre-pouvoir solide, doté de règles de fonctionnement strictes. Nous rédigions systématiquement un procès-verbal, quatre élus pouvaient mener des enquêtes, des inspections dans les services. Nous réussissions à pousser les directions dans leurs retranchements. Un salarié qui s'est pris une palette d'une tonne a gagné au tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass) parce qu'il s'est appuyé sur les expertises et rapports faits par l'ancien CHSCT. Ce scénario est rendu impossible aujourd'hui. La CSSCT ne dispose plus des mêmes prérogatives. Résultat, les accidents graves ont été multipliés par trois depuis quatre ans », déplore Cédric Brun. En outre, pour rappel, les CHSCT avaient le statut de personne morale et pouvaient ester en justice, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Éric Sellini, coordinateur CGT du groupe TotalEnergies, abonde dans le même sens : « Avec la fusion des instances, le nombre de représentants du personnel a été divisé par deux. Les élus sont obligés d'être spécialistes de tout, donc de rien. Aujourd'hui, la commission a perdu en capacité d'enquête, d'expertise. Sur des sites classés Seveso, il faut du temps pour mener des inspections, on ne l'a plus. Le droit d'alerte, notamment celui en cas de danger grave et imminent, est plus difficile à mobiliser. »« Les CHSCT étaient devenus la “bête à abattre”, ils l'ont abattue », constate, amer, Maurad Rabhi. Selon Eurostat, en 2021, la France enregistrait un ratio de 3,3 accidents mortels du travail pour 100 000 travailleurs, contre une moyenne de 1,8 dans l'Union européenne. Disparitions des CHSCT, des DP, moins d'élus, moins de moyens… La fusion des instances a intensifié le travail des élus et a rendu plus compliquée encore la défense des intérêts des salariés. Bertrand Hammache, secrétaire général de la CGT-RATP, observe : « Nous sommes passés de 800 mandats avec les DP, à 300-350. Au secteur bus, par exemple, les élus passaient 40 % de leur temps en délégation, 60 % à exercer leur métier sur le terrain. Aujourd'hui, ce ratio est plutôt de 80-20. Il y a des CSE qui peuvent durer deux jours tellement l'ordre du jour est interminable ! Une distanciation encore plus grande s'opère avec le terrain. Et comme les élus concentrent plus de dossiers, une lassitude s'installe. La question de la régénération du corps militant va se poser à un moment. »
La négociation d'entreprise au service de la compétitivité
Si Macron a tapé fort d'emblée, il ne fait que parachever un processus entamé bien avant. « Trois “réformes” ont fortement affecté les conditions de travail et la démocratie en entreprise, se remémore Maurad Rabhi, fin connaisseur des relations sociales. D'abord, en 2008, l'introduction de la rupture conventionnelle, un casus belli pour la CGT qui ne signera pas le texte sur la modernisation du marché du travail, faite pour contourner les prudhommes et qui devient rapidement un des modes de rupture privilégiés du contrat de travail. En 2013, la loi relative à la sécurisation de l'emploi facilite les licenciements collectifs économiques en réduisant les obligations de reclassement et la durée de contestation. Des salariés comme ceux de Bata, de Moulinex ont pu être indemnisés pour avoir contesté le bien-fondé économique des plans sociaux plusieurs années après. C'est impossible, dorénavant. Puis en 2016, les lois El Khomri confèrent dans plusieurs domaines la primauté à la négociation d'entreprise au détriment de la branche. » De fait, la hiérarchie des normes est inversée. Le principe de faveur, selon lequel un accord d'entreprise devait être plus favorable aux salariés que la convention de branche, laquelle devait à son tour être plus favorable que la loi, est supprimé. Macron, qui a largement inspiré le gouvernement Hollande, élargit davantage le champ des thèmes où l'accord d'entreprise prévaut, et déréglemente encore les règles de licenciement avec les ruptures conventionnelles collectives. En outre, dans son rapport de 2021, le comité d'évaluation établissait à 809 le nombre d'accords de performance collective (APC) rabotant le taux de majoration des heures supplémentaires, des primes, annualisant le temps de travail… « Depuis le début des années 2000, la modernisation des règles du dialogue social en entreprise a été investie comme un chantier de réforme continu par les gouvernements successifs. En l'espace de vingt ans, pas moins de sept projets de loi se sont succédé à ce sujet, avec l'ambition affichée de promouvoir une culture du “dialogue” entre “partenaires sociaux”, pour mieux concilier les intérêts des salariés avec les impératifs économiques de leurs dirigeants », écrivent Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, en introduction d'un ouvrage collectif intitulé Le Dialogue social sous contrôle, publié en septembre 2024. Avec toujours comme pierre angulaire de restreindre l'action syndicale à la négociation d'entreprise et de remettre en cause le rôle structurel des branches. Les gouvernements successifs sont raccord avec le Medef. Lequel fait de la négociation d'entreprise, lieu où peut s'exercer le plus de pression contre les syndicats, le socle de son projet de « refondation sociale » en 2000. « Les lois Aubry sur les 35 heures s'en remettent à la négociation collective pour adapter la réduction du temps de travail aux réalités d'entreprise. Cette pratique est alors perçue comme une forme d'action publique négociée au plus près des lieux de travail. Les syndicats dits “réformistes” adhèrent à l'idée d'adapter le progrès social aux impératifs économiques et y voient l'opportunité de se rapprocher des salariés. Puis, la négociation d'entreprise va servir progressivement les stratégies de compétitivité, au détriment des droits des salariés. De “réforme” en “réforme”, la promotion du dialogue social en entreprise a clairement servi à justifier, dans le prolongement des logiques néolibérales de “réforme” du droit du travail, la subordination croissante de la négociation collective aux impératifs économiques des entreprises. La négociation est placée sous tutelle des marchés. Les organisations syndicales n'y sont admises que dans la mesure où elles sont disposées à accompagner les “réformes” », observe Baptiste Giraud, par ailleurs maître de conférences à Sciences Po Aix-Marseille. Karel Yon, sociologue et politiste, chargé de recherche au CNRS et coordinateur de l'ouvrage Le Syndicalisme est politique – Questions stratégiques pour un renouveau syndical, ajoute : « Pour Emmanuel Macron, le syndicalisme doit être un partenaire subalterne du patronat, au sein de l'entreprise. La position jupitérienne consiste à aligner les intérêts de la société à un capitalisme néolibéral. Cela se traduit par un mépris des organisations syndicales, y compris celles dites “réformistes”. C'est aussi le résultat d'une fuite en avant du libéralisme. On arrive tellement dans le dur qu'il n'y a plus beaucoup de marge de manœuvre pour une sociale-démocratie. »
Dérives autoritaires
La sémantique utilisée témoigne de ces dérives. La démocratie sociale a quasiment disparu des discours pour céder la place au dialogue social. « Le législateur n'a plus comme objectif de rechercher une plus grande démocratie, mais plutôt d'échanger les points de vue. Ce qui compte, c'est de maintenir le dialogue, de faciliter l'acceptation. Le président concerte, mais ce n'est pas négociable », analyse Baptiste Giraud. Or, comme le dit la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet : « Je ne veux pas discuter avec le gouvernement, je veux négocier. » La crise de la démocratie sociale s'accompagne aussi d'une sévère répression, symptôme d'un État devenu autoritaire. En 2023, la CGT a recensé un millier de militants et de militantes poursuivis devant les tribunaux pour avoir mené des actions de lutte contre la « réforme » des retraites. « Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, cette tendance s'est manifestée par le recours aux réquisitions de grévistes, pratique inaugurée dans les raffineries lors du mouvement de 2010 sur les retraites, et par l'adoption d'une législation restreignant le droit de grève. Sous François Hollande, les attentats de 2015 ont facilité ce tournant sécuritaire et répressif en permettant de mobiliser tout un arsenal antiterroriste à l'encontre des mouvements sociaux, comme on l'a vu en 2016 à l'occasion du mouvement contre la loi Travail. Sous la présidence d'Emmanuel Macron, la répression violente de l'action protestataire s'est exacerbée face au mouvement des Gilets jaunes, puis dans la lutte contre la réforme des retraites de 2023, où elle s'est combinée à l'activation, sur le terrain parlementaire, de toutes les procédures mises à disposition par la constitution de la Ve République pour gouverner sans majorité », écrivent Baptiste Giraud et Karel Yon, dans l'ouvrage sur le renouveau du syndicalisme.
Repenser les stratégies syndicales
Face à un mur néolibéral, les coauteurs estiment que les syndicats doivent repenser leur rapport à la politique et restaurer la centralité politique du travail. « La démocratie sociale est indissociable de la démocratie politique. Ce qui se joue dans le travail a des conséquences dans la société et inversement. C'est pourquoi le syndicalisme doit se penser comme un acteur politique à part entière. C'est-à-dire ne pas penser son terrain d'action comme un terrain subalterne à celui des partis politiques. Si les syndicats veulent être conséquents dans la lutte contre l'extrême droite, il faut non seulement empêcher que celle-ci ne parvienne au pouvoir, mais aussi dessiner une alternative aux politiques néolibérales qui lui préparent le terrain depuis des années », estime Karel Yon.
« Le syndicalisme doit se penser comme un acteur politique à part entière. C'est à dire ne pas penser son terrain d'action comme un terrain subalterne à celui des partis politiques. »Baptiste Giraud et Karel Yon, dans l'ouvrage collectif Le syndicalisme est politique – Questions stratégiques pour un renouveau syndical
La CGT l'a bien compris qui a appelé à un front populaire au lendemain de la dissolution de l'Assemblée nationale. Consciente des enjeux, la centrale syndicale a fait de sa restructuration un chantier prioritaire. Elle s'est fixé comme objectif de renforcer les liens avec ses syndicats, de fidéliser les quelque 70 000 nouveaux syndiqués qui ont adhéré lors de la dernière mobilisation pour la défense des retraites et les législatives. Des efforts sont déployés pour s'implanter auprès des travailleurs précaires tels que les livreurs à vélo, les saisonniers, les aides à domicile, les accompagnantes des élèves en situation de handicap (AESH)… Les prochaines élections à La Poste, dans l'intérim, mais aussi dans les très petites entreprises (TPE), du 25 novembre au 9 décembre, constituent également un moment clé en termes de représentativité et de rapport de force. Au sein des TPE, cinq millions de salariés sont appelés à élire leurs représentants syndicaux. Lors du dernier scrutin en 2021, la CGT s'était hissée à la première place, mais avec seulement 5 % de taux de participation.