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HOMMAGE

Jaurès, un pacifisme éclairé

11 avril 2014 | Mise à jour le 21 juin 2017
Par | Photo(s) : Henri Roger
Alors qu'on commémore le centenaire commun du déclenchement de la Première Guerre mondiale et de l'assassinat de Jean Jaurès, c'est l'occasion d'éclairer le pacifisme du député du Tarn, plus complexe qu'il n'y paraît.

jean-jaures.15Si l'image de Jaurès reste pour beaucoup celle du pacifiste haranguant la foule, le 25 mai 1913, au Pré-Saint-Gervais, contre la loi portant à 3 ans le service militaire, son combat pour la paix est bien antérieur aux grands meetings et congrès pour tenter d'éviter la Première Guerre mondiale. Et notamment dans ses prises de position sur les conflits à l'étranger.
Il s'insurge ainsi après les premiers massacres des Arméniens perpétrés après l'été 1894 dans l'Empire ottoman. Il prononce ainsi plusieurs discours à la Chambre, en 1896 et 1897, dénonçant les « grands massacres » – en 1896, 200 000 Armé­niens ont été tués – et les lâchetés du gouvernement français. Ce dernier, pour ne pas compromettre ses intérêts dans la région, reste silencieux sur les exactions du sultan Abdülhamid II.

Contre le massacre des Arméniens

L'historien Bruno Fuligni a recensé et commenté nombre de ces grands discours prononcés à la Chambre dans Le monde selon Jaurès, un bon livre de vulgarisation pour approcher le tribun. Il nous signale ainsi que, quand il monte à la tribune, le 3 novembre 1896, c'est par une seule et interminable phrase que « l'orateur suffoqué d'indignation » décrit les atrocités commises : les vieillards massacrés, « les femmes enceintes éventrées, et leur fœtus embrochés et promenés au bout des baïonnettes ». Comme le résume l'historien Vincent Duclert, il « comprend que la paix dans l'humanité ne sera acquise que quand auront disparu les phénomènes d'extrême violence, où des opérations de guerre et de terreur sont perpétrées contre des populations civiles désarmées au motif de leur religion ou de leur “race” ».

Pour un arbitrage international

Pour assurer la paix dans le monde, il faut garantir la justice dans les relations entre les pays. Et pour cela, un arbitrage international est nécessaire. Gilles Candar, président de la Société d'études jaurésiennes, nous rappelle que l'idée est dans l'air au XIXe siècle : « Jaurès ne participe pas lui-même, mais soutient les premières tentatives de conférences internationales à La Haye et de propositions d'arbitrage avancées par divers milieux : Theodore Roosevelt, puis Wilson, l'Autrichienne Bertha von Suttner [vice-présidente du Bureau international de la paix crée en 1892, NDLR], Léon Bourgeois ou d'Estournelles de Constant en France. »
« L'idée d'un arbitrage international n'est pas forcément défendue par les socialistes au départ mais par les tenants d'une droite libérale comme Frédéric Passy [fondateur de la Ligue internationale de la paix et de l'Union interparlementaire, NDLR] », précise Bruno Fuligni.
Mais pour Jaurès, cette médiation au sommet ne suffit pas, elle doit s'accompagner d'une intervention prolétarienne, d'une « internationale ouvrière ».

Sur la question marocaine

À la fin du XIXe siècle, la conquête coloniale française est en partie achevée, à l'exception du Maroc qui va dès lors concentrer les rivalités européennes. Les Français veulent étendre leur empire sur cette province ottomane éloignée, comme les Allemands, alors que les populations se rebellent contre cette mainmise étrangère.
Dès le 19 septembre 1903, dans La Dépêche, Jaurès s'oppose à cette nouvelle conquête coloniale. Le 19 avril 1905, il prononce à la Chambre un réquisitoire contre la colonisation du Maroc. « Vous pourrez traverser ces pays, les dévaster, les razzier, vous pourrez exaspérer des hommes, mais vous ne pourrez pas leur faire dire : nous sommes soumis indéfiniment […]. Au Maroc, il y a un peuple effervescent et indépendant, ombrageux, qui a plus que nous ne l'imaginons […] la fierté de sa vieille histoire », déclare-t-il encore à la Chambre, le 27 mars 1908.

Un pacifisme de civilisation, pour l'humanité et la qualité du socialisme

Sa défense des populations opprimées va se poursuivre des années durant, sa position évoluant peu à peu sur la question coloniale. Il n'est pas encore « anticolonialiste » mais il réaffirme le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Si, comme le souligne Gilles Candar, Jaurès ne s'oppose pas à la conquête de la Tunisie, de Madagascar ou du Tonkin dans les années 1880, il change par la suite. « Son voyage en Algérie en 1895 notamment joue un rôle important. Il prend conscience que les colonisés potentiels ou conquis ne sont pas nécessairement des sauvages, mais des gens civilisés et défenseurs de leurs droits et de leur patrie. » Il en appelle d'ailleurs au développement des études de la civilisation musulmane en France et salue la richesse de la société marocaine.

Deux événements, l'expédition contre la Chine de 1900 et la conquête progressive du Maroc, vont l'amener à s'opposer aux nouvelles conquêtes coloniales et au racisme. Si « une des raisons de son opposition est le risque de guerres européennes – chaque pays a ses convoitises et cela encourage les solutions de force –, il se distingue en défendant les droits des Chinois ou des Marocains, c'est assez neuf. Clemenceau l'avait compris et même avant, mais une fois au pouvoir, il se tait », souligne encore Gilles Candar. Ainsi, le 28 juin 1912, lors du débat de ratification du traité de protectorat, il déclare : « Ce sont tous ces peuples, de toutes les races, jusqu'ici inertes ou qui le paraissaient, qui semblaient, pour nous, couchés dans un sommeil éternel et qui maintenant se réveillent, réclament leurs droits, affirment leur force, races de l'Afrique, races de l'Asie, le Japon, la Chine, l'Inde. »

L'héroïsme pacifique

Son combat sur la question marocaine notamment va attiser les attaques des nationalistes contre le « traître Jaurès » et son antipatriotisme. Comme le rappellent Vincent Duclert et Gilles Candar dans leur très riche biographie qui vient de paraître chez Fayard, Jean Jaurès prône un « nouvel héroïsme ».
C'est dans le combat pour la vérité et la justice que se fondent l'honneur et la gloire et non dans l'héroïsme guerrier. Dans son magnifique « discours à la jeunesse » qu'il prononce le 31 juillet 1903 à la distribution des prix du lycée d'Albi, il déclare : « L'humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd'hui, ce n'est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu'elle éclatera sur d'autres. Le courage, ce n'est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre. » C'est par l'élaboration de « forces morales » que les démocraties installeront durablement la paix, pour Jaurès. Son pacifisme ne se réduit pas à un refus de la violence. C'est « un pacifisme de civilisation, pour l'humanité et la qualité du socialisme », selon Gilles Candar. Mais il ne s'oppose pas à toute intervention militaire.

Penseur de la guerre

Comme le souligne Vincent Duclert, Jaurès est un grand penseur de la guerre. « À la fois historien et philosophe du fait guerrier, il a établi les fondements des conflits justes et des paix durables, tenant la réflexion sur la guerre comme le devoir le plus élevé qui incombe à une société démocratique. » Ainsi, Jaurès distingue la guerre juste de défense nationale et celle injuste dès lors qu'elle est offensive. « La valeur fondamentale chez Jaurès est la justice et il faut la défendre, y compris par les armes en cas d'agression ou en cas de nécessité majeure », indique Gilles Candar.

Il va consacrer une vaste étude de près de 700 pages qui aborde notamment la question avec L'armée nouvelle, en 1910. Il y écrit : « Toute guerre est criminelle si elle n'est pas manifestement défensive ; elle n'est manifestement et certainement défensive que si le gouvernement du pays propose au gouvernement étranger avec lequel il est en conflit de régler le conflit par un arbitrage. » Comme le note Bruno Fuligni, « Jaurès n'est pas “un pacifiste bêlant”. Il y a de la noblesse à se battre pour ses idées et sa patrie. »

Réformer l'armée

Jean Jaurès s'oppose au projet de loi prolongeant le service militaire d'un an, le portant à trois ans, présenté le 6 mars 1913 au Parlement par le président du Conseil, Aristide Briand. Une loi qui vise à préparer le conflit franco-allemand qui se profile. Dès le 9 décembre 1912, alors que le projet est en préparation, il expose une proposition alternative, issue de L'armée nouvelle, où il prône notamment une armée citoyenne fondée sur les réserves. Il suggère ainsi une nation armée, rassemblant tous les hommes valides de 20 à 34 ans, ayant suivi une formation militaire intensive de six mois, puis des séjours réguliers par la suite. Quant aux cadres, ils devront suivre une formation intellectuelle et morale du plus haut niveau.

Comme le note Vincent Duclert, « démocratiser l'institution militaire était donc un défi majeur pour la République si elle voulait effectivement prétendre au statut de démocratie. La démocratisation de l'appareil militaire devait donc permettre sa modernisation, tant au niveau du corps des soldats, qui devaient rester des citoyens conscients des valeurs qu'ils défendent, qu'au niveau des officiers éduqués comme des intellectuels éclairés ».

La boucherie à venir

« Jaurès est un pacifiste qui sait que la guerre existe et qu'elle risque bien d'exister encore longtemps. Il veut à la fois l'éviter mais l'envisager et la regarder en face si elle survient », insiste Gilles Candar. C'est en penseur de la guerre et non en prophète, qu'il comprend ce que sera la guerre au XXe siècle, bien différente du conflit de 1870. Elle sera longue et massivement meurtrière. Dès le 20 décembre 1911, il déclare à la Chambre : « Aujourd'hui, Messieurs, les armées qui surgiraient de chaque peuple, millions de Germains, millions de Russes, millions d'Italiens, millions de Français, ce seraient les nations entières, comme au temps des barbaries primitives, mais déchaînées cette fois à travers toutes les complications, toutes les richesses de la civilisation humaine. Ce serait, au service de ces nations colossales, tous les instruments foudroyants de destruction créés par la science moderne. » Il ne s'était pas trompé : la Première Guerre mondiale dura quatre ans et fera 15 millions de morts (sur 74 millions de soldats mobilisés) et 22 millions de blessés.

 

En savoir +

À Lire

Jean Jaurès. Combattre la guerre, penser la guerre de Vincent Duclert,
Fondation Jean Jaurès, 120 p., 6 euros.
Jean Jaurès, biographie de Gilles Candar et Vincent Duclert, éd. Fayard, 686 p., 27 euros.
Le monde selon Jaurès, de Bruno Fuligni, éd. Tallandier, 213 p., 18,90 euros.

À Voir le site de la Société d'études jaurésiennes qui recense les manifestations liées au centenaire de la mort de Jaurès.
À noter,

  • la nouvelle pièce de Bruno Fuligni, Quelle République voulons-nous ? sur le duel Jaurès/Clemenceau, avec Jean-Claude Drouot, Pierre Santini et Florence Roche, au théâtre national de Toulouse du 28 au 31 mai.
  • le mardi 17 juin à 9 h 30, l'IHS organise avec l'Humanité une matinée dans le patio du siège de la CGT autour de « Jean Jaurès, le syndicalisme et la question sociale au tournant du siècle ». Avec les interventions des historiens Jean-Numa Ducange, Alain Boscus et Gilles Candar, suivies d'un débat avec Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT, et Patrick Le Hyaric, directeur de l'Humanité.