Sentinelles du bien commun
Qu'ont en commun Daniel Ellsberg, consultant du Pentagone, révélant dans les années 1970 les documents secrets sur la guerre du Vietnam, le docteur Irène Frachon, dénonçant les dangers du Médiator, Julian Assange, initiateur des Wikileaks, les chercheurs Christian Vélot ou Gilles-Eric Séralini, dénonçant les effets néfastes des OGM, le chimiste André Cicollela pointant du doigt les ravages des éthers de glycol et du bisphénol A, Bradley/Chelsea Manning, Edward Snowden, les salariés exposés à l'amiante, les médecins appelant à la reconnaissance des effets de l'environnement sur la santé, notamment autour de la directive REACH ?
Tous, et la liste serait aussi longue que les risques sont nombreux, ont sonné l'alarme, considérant qu'ils avaient connaissance de faits néfastes au bien commun. Ils ont ainsi pris le risque de s'exposer aux représailles de leur hiérarchie, aux foudres des tenants d'intérêts privés – ou publics – dérangés dans leurs juteux marchés, voire aux poursuites de la justice.
UNE DÉMARCHE DÉSINTÉRESSÉE ET DE BONNE FOI
Les premières lois en matière de droit d'alerte (États-Unis, 1863) protégeaient uniquement les agents publics. La première convention internationale ratifiée par la France (Organisation internationale du travail, 1982) interdira le licenciement d'un salarié ayant alerté sur des faits illégaux commis par son employeur. En France, le terme de lanceur d'alerte a été inventé en 1996 par deux sociologues de l'École des hautes études en sciences sociales (Ehess), Francis Chateauraynaud et Didier Torny, lors de travaux qui seront ensuite publiés dans l'ouvrage « Les sombres précurseurs, une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque » (1).
Dans son livre « Les lanceurs d'alerte« ( 2), Florence Hartmann indique : « Le lanceur d'alerte est une personne qui apprend, dans le cadre de son exercice professionnel, une information sur laquelle elle est tenue au secret, mais qui est d'une importance pour la société, et qu'elle décide de rendre publique parce que ce secret correspond à un abus ou un crime.
C'est la démarche d'un individu, une démarche de bonne foi, ce qui exclut l'acte diffamatoire ou intéressé. Le lanceur d'alerte met en débat ses obligations de réserve professionnelles face à l'obligation de faire connaître un délit ou un crime. C'est prendre un risque pour rendre service à la société. »
En 2014, le Conseil de l'Europe 3 définit ainsi le lanceur d'alerte : « Toute personne qui fait des signalements ou révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l'intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, qu'elle soit dans le secteur public ou dans le secteur privé. »
PROTÉGER L'INTÉRÊT PUBLIC
L'ONG Transparency International France – dont l'action porte notamment sur la lutte contre la corruption – indique pour sa part que le lanceur d'alerte est « tout employé qui signale un fait illégal, illicite ou dangereux pour autrui, touchant à l'intérêt général, aux instances ou aux personnes ayant le pouvoir d'y mettre fin ». Il s'agit donc de signalements touchant à l'intérêt général : crime ou délit, erreur judiciaire, corruption, atteintes à la sécurité, la santé publique ou l'environnement, abus de pouvoir, usage illégal de fonds publics, graves erreurs de gestion, conflits d'intérêts ou dissimulation des preuves afférentes.
La loi française n'offre pas de définition globale du lanceur d'alerte, mais seulement une définition partielle, limitée à la santé publique et à l'environnement (loi du 16 avril 2013 dite loi Blandin, art. 1er) : « Toute personne physique ou morale a le droit de rendre publique ou de diffuser de bonne foi une information concernant un fait, une donnée ou une action dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui paraît faire peser un risque grave sur la santé publique ou sur l'environnement. »
Lors du colloque « Alerte, expertise et démocratie », la sénatrice Marie-Christine Blandin alertait sur les restrictions au principe de précaution, inscrit dans la Constitution, que des députés de droite entendrait limiter en l'incluant dans un « principe d'innovation » qui viderait le principe de précaution de toute sa substance. On le voit, les lanceurs d'alerte ne vont pas chômer.
1. Éditions de l'Ehess, 1999.
2. Éditions Don Quichotte, 18 euros.
3. Recommandations CM/rec (2014)7 du comité des ministres aux États membres sur la protection des lanceurs d'alerte
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DROIT D'ALERTE ET MONDE DU TRAVAIL
Dans le monde du travail, l'alerte est une pratique reconnue, qui possède ses propres institutions (les CHSCT et les CE) et une longue tradition de luttes portées ou soutenues par le monde syndical, s'appuyant sur le Droit du travail.
Ce que rappelait Annie Thébaud-Mony -sociologue, spécialiste des cancers professionnels pour la fondation Henri-Pézerat et l'Université Paris-13 – lors du colloque « Alerte, expertise et démocratie », précisant que « les plus méconnus, les plus réprimés sont les lanceurs d'alertes ouvriers », citant au passage « les travailleurs de la chimie, du bâtiment, de la construction navale, de l'agroalimentaire, du nucléaire et saluant le courage de ces travailleurs qui ont dénoncé leurs conditions de travail et que ces luttes ouvrières pour le bien commun sont une part de la lutte des classes ».
Les journalistes qui relaient les alertes portées à leur connaissance bénéficient aussi d'une protection relative due à leur statut et à leur fonction. Dans les deux cas, l'obligation de réserve professionnelle ne s'applique pas, bien au contraire. Et les enjeux se modifient au gré d'innovations scientifiques, comme le précise, par exemple, la fédération CGT de la Chimie en interrogeant les salariés sur le respect de la directive REACH dans les entreprises ou en se prononçant pour un moratoire sur les nanoparticules.
Plus largement, dans l'analyse des risques et enjeux de l'accord commercial trans-atlantique (TAFTA), la CGT souligne qu' « il paraît nécessaire d'instaurer un droit d'alerte technologique dans l'esprit du droit de retrait qui existe dans le Code du travail français avec une protection pour le lanceur d'alertes ».
Dernier ouvrage publié :
La science asservie,
La Découverte. 21€.
INTERVIEW
QUEL DROIT POUR L'ALERTE ?
ANCIENNE FONCTIONNAIRE DU QUAI D'ORSAY ET DIPLOMATE EN AFRIQUE, NICOLE MARIE-MEYER A ELLE-MÊME SOUFFERT DE REPRÉSAILLES POUR AVOIR DÉNONCÉ DES FAITS DE CORRUPTION CONSTATÉS DANS L'EXERCICE DE SES FONCTIONS. AUJOURD'HUI, ELLE ŒUVRE AVEC TÉNACITÉ AU SEIN DE L'ONG TRANSPARENCY INTERNATIONAL FRANCE SUR LA QUESTION DU DROIT DU LANCEMENT D'ALERTE.
NVO – Comme les auteurs de l’ouvrage « Les lanceurs d’alerte, auxiliaires de justice ou gardiens du silence ? » vous pointez les lacunes, les paradoxes et la fragmentation du droit français en matière de droit d’alerte. Cinq lois couvrent des secteurs et des champs limités et proposent des protections plus ou moins étendues. Mais cet « empilement » législatif est-il satisfaisant ?
Le droit d'alerte s'est lentement construit dans le monde au fil des quarante dernières années en réaction émotionnelle à des crises, scandales publics, lourdes pertes humaines ou financières, qui auraient tous pu être évités, si les équipes, averties, n'avaient craint de perdre leur emploi en brisant le silence. Ou si elles avaient été entendues lorsqu'elles en ont eu le courage.
En état de choc, sociétés civiles et gouvernements sont alors placés devant deux choix : prendre le long temps collectif de l'élaboration d'une loi globale, protégeant les salariés des secteurs public, privé et associatifs pour tous signalements touchant à l'intérêt général, ou empiler rapidement des lois sectorielles élaborées sous le coup de l'émotion, parfois sous la pression de l'opinion publique, au risque de lacunes ou de contradictions internes, créant incertitude et insécurité juridique.
Suite à une série de tragédies à la fin des années 1990 (395 morts), Le Royaume-Uni a d'abord créé, en 1993, une fondation (avec une ligne d'urgence pour les salariés), puis élaboré de 1993 à 1998 une loi globale, le Public Interest Disclosure Act (PIDA), protégeant les salariés des secteurs public et privé, y compris les policiers, s'ils signalaient crimes ou délits, erreurs judiciaires, atteintes à la santé, la sécurité ou l'environnement et dissimulation des preuves afférents. Le salarié peut saisir employeurs, autorité ou presse, selon un principe de proportionnalité (si l'urgence ou le danger l'imposent) et de claires modalités.
Mais surtout en cas de procédure de licenciement post alerte, il bénéficie sous 8 jours d'un mécanisme de « référé conservatoire » sur son poste, sur décision d'un juge – jusqu'au procès. (Il lui est même offert le choix, si la nécessité l'exige, de demeurer à domicile, en conservant son salaire).
Suite au scandale du Mediator et au dossier Cahuzac, la France a adopté quatre lois sectorielles et lacunaires en deux ans (2011-2013), dont deux (les deux lois sanitaires Bertrand du 29 décembre 2011 et Blandin du 16 avril 2013) ne protègent pas le salarié du licenciement, et dont une seule (la loi du 6 décembre 2013) permet un signalement à la presse.
Ces quatre lois lacunaires se sont ajoutées à celle du 13 novembre 2007, qui ne protégeait que le seul salarié du secteur privé signalant des faits de corruption.
Les signalements protégés incluent donc désormais : les faits de corruption pour le secteur privé (loi du 13 novembre 2007), la sécurité sanitaire des médicaments et produits de santé (loi du 29 décembre 2011), les risques graves pour la santé et l'environnement (loi du 16 avril 2013), les conflits d'intérêts (loi du 11 octobre 2013) mais ciblant une liste de membres du gouvernement ou hauts de fonctionnaires et les crimes ou délits (lois du 6 décembre 2013) – avec un champ d'application, des recours, des saisines, des procédures et une liste de protections disparates (omission du licenciement ou de la nullité de l'acte.)
C'est pour s'opposer à une telle complexité et garantir une sécurité juridique que les ONG comme Transparency International recommandent une loi globale. C'est pour éclairer le salarié français dans le maquis de ces cinq nouvelles lois, partielles et lacunaires, que nous avons publié en ligne le Guide pratique à l'usage du lanceur d'alerte français. Afin de l'accompagner en amont de sa décision (lois, conseils juridiques gratuits, associations ou ONG par domaines) ou au cours de son procès (jurisprudences favorables). Afin d'éviter que la relative nouveauté de ce droit ou la disparité de ces lois ne l'induisent en erreur.
NVO – Il existe, dans d’autres Etats, des dispositifs spécifiques plus complets sur le lancement d’alerte. Sont-ils plus efficaces et pourquoi ?
Il faut à la fois traiter l'alerte (le fond) et protéger le salarié (des représailles) et ni l'un ni l'autre de ces deux objectifs ne doit être oublié. Outre une loi globale préférable pour la sécurité juridique, il faut donc également une autorité indépendante pour le suivi de l'alerte (et publication des données) et une fondation pour les victimes (une ligne d'assistance gratuite et confidentielle). 75 à 99 % des salariés se taisent dans les pays européens dénués d'une législation spécifique pourcentage réduit à 30 ou 33 % dans des pays dotés d'un droit d'alerte depuis plus de dix ans (Australie, Etats-Unis).
La fondation anglaise créée en 1993, Public Concern at Work, a déjà traité 20 000 alertes, dont 71% avaient été lancées en interne, en vain. Enfin 86% des cadres britanniques contre 54% de leurs homologues européens déclarent aujourd'hui ne pas craindre de « parler vrai ».
Depuis les années 1970, près de soixante pays se sont dotés d'un droit d'alerte, en expérimentant lois globales (Afrique du Sud, Ghana, Irlande, Japon, Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande) ou sectorielles, agences (Australie, Belgique, Canada, USA), et fondations (Allemagne, Afrique du Sud, Canada, Royaume-Uni, Pays-Bas), et il serait extrêmement utile de bénéficier d'une étude des bonnes pratiques (des succès et des échecs). C'est le rapport auquel je travaille actuellement.
NVO – Est-il possible (et souhaitable) de transformer cet empilement législatif « sectoriel » français en une règlementation complète spécifique au lancement d’alerte ? Si oui, de quelle manière et grâce à quels leviers ?
Nous allons y réfléchir ensemble toute l'année 2015 au travers de ces débats avec la société civile. Il conviendrait tout au moins d'harmoniser nos cinq lois sur la mieux-disante, donc la loi du 6 décembre 2013 – la plus complète, et la seule de nos lois qui autorise un signalement à la presse.
Deux députés français nous ont par ailleurs récemment contactés pour un renforcement de notre législation au travers de deux projets de lois : une loi globale, et une Agence de l'alerte. Suite à la campagne lancée en 2014 par l'ONG anti-mafia Libera International et la signature de 67 parlementaires européens, un intergroupe « Intégrité » œuvre aujourd'hui, en lien avec Transparency International et d'autres ONG, à un projet de directive européenne pour la protection des lanceurs d'alerte – projet de directive qui ne doit pas « détricoter » les avancées les plus significatives des législations nationales, nous devons ensemble y veiller.
Enfin en partenariat avec la plateforme des ONG que Transparency France a créée à dater de 2009, et notamment avec la Fondation Sciences Citoyennes, nous travaillerons en 2015 à la préfiguration d'une Maison ou d'une fondation pour les lanceurs d'alerte.
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(*) De Laurence Romanet det Lionel Benaiche. Editions de Santé. Collection Hygéia.18€.
Transparency International France et la Fondation Sciences citoyennes lancent une série de débats avec la société civile afin d'amender notre législation.
Quatre colloques sont prévus en 2015 dont le premier se tiendra à l'Assemblée nationale le 4 février 2015.
Inscription jusqu'au 27 janvier :
Tél. : 01 43 14 73 65 ou colloque0402@sciencescitoyennes.org
ANDRÉ CICOLELLA, LE PRÉCURSEUR
André Cicolella, chimiste, travaille depuis 1971 à l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS). Il s'y penche sur les effets des éthers de glycol présents dans les cosmétiques, les peintures, les nettoyants ménagers et certains médicaments.
En 1994, alerte la communauté scientifique sur les effets toxiques pour l'homme de ces solvants. Cette responsabilité de lanceur d'alerte lui vaut d'être licencié pour insubordination. En 2000, la Cour de cassation reconnait le caractère abusif de son licenciement et publie un arrêt dans lequel est reconnue « l’indépendance due aux professionnels de la santé ». C'est la première jurisprudence de la Cour sur la protection des lanceurs d’alerte.
Par la suite, le scientifique travaille à l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS). Il évalue notamment les risques sanitaires et environnementaux du naufrage de l'Erika, puis initie l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement (AFSSE)avec le député Verts André Aschieri. Il crée en 2002 la Fondation Sciences citoyennes (1) et en 2009, le Réseau Environnement Santé (2). Ce réseau est notamment à l’origine de l’interdiction du bisphénol A dans les biberons et de l’interdiction du perchloréthylène dans les pressings.
(1) http://sciencescitoyennes.org/
(2) http://reseau-environnement-sante.fr/
Alertes Santé,
de André Cicolella et Dorothée Benoit Browaeys
Editions Fayard.
LA CGT ALLIER ALERTE AUX MÉTAUX LOURDS
Au printemps 2013, l'UL CGT de Montluçon et l'UD CGT de l'Allier alertaient sur l’exposition des salariés de l'une des unités de l’entreprise Environnement Recycling de Domérat (Allier) à vingt-huit métaux lourds (notamment baryum, silicium, antimoine et plomb), tous extrêmement nocifs.
Ouverte à grands renforts d'aides publiques sur un bassin d'emploi sinistré, l'entreprise emploie environ 170 travailleurs handicapés ou en insertion au recyclage de matériels électroménagers, électroniques ou informatiques répartis en trois unités. Bien que non implantée dans l'entreprise, la CGT était informée par des salariés de l'une des unités (affectée au broyage de tubes cathodiques notamment) de conditions de travail d'un autre âge et de nombreux malaises résultant notamment d'un empoussièrement anormal.
Malgré les manoeuvres de la direction de l'entreprise pour dissimuler les risques et intimider le syndicat, la CGT locale, consciente « qu'il est indispensable de travailler avec des associations spécialisées » et malgré « une absence de connaissance des textes de loi sur la protection des lanceurs d'alerte » a fait appel à l'association Henri Pézerat précise Laurent Indrusiak, secrétaire générale de l'UD CGT. Un système de dépoussiérage a depuis été installé mais il s'avère encore insuffisant et des dossiers ont été déposés auprès des prud'hommes et également au pénal.