La démocratie sociale et particulièrement le dialogue avec « les partenaires sociaux » devaient être au cœur de la politique du président Hollande. À mi-chemin du quinquennat, le bilan est « morose et décevant », souligne Agnès Le Bot. Entretien avec la secrétaire confédérale de la CGT, à l'approche d'une nouvelle négociation sociale.
nvo : François Hollande avait affirmé avant même son élection, en 2012, que la démocratie sociale et particulièrement le « dialogue social » constitueraient un axe central de sa politique s'il devenait président de la République. Quel bilan tirez-vous, deux ans et demi plus tard ?
Agnès Le Bot : La démocratie sociale ne saurait se résumer au seul dialogue entre « partenaires sociaux ». Il devrait s'agir de prendre véritablement en compte les aspirations sociales, et en particulier celles des salariés, à tous les niveaux. En tout état de cause, le bilan est à mes yeux morose et décevant. On constate même un sérieux recul pour ce qui est des droits des salariés. La question est de savoir ce que l'on met derrière les mots, quel contenu on donne au dialogue social, quels objectifs on lui fixe. À partir de là, les divergences peuvent être fortes, singulièrement avec les organisations patronales qui demeurent arc-boutées sur une logique nourrie du dogme du « coût du travail ». C'est le seul angle sous lequel le Medef en particulier considère le dialogue social. Mais, c'est malheureusement aussi l'approche qui a largement présidé au dialogue social depuis l'élection de François Hollande.
Quels en sont les exemples les plus frappants ?
Je citerais le pacte de responsabilité dont on a préempté les objectifs affichés de prétendue recherche de compétitivité, à travers les exonérations de cotisations sociales. C'est ce cadre qui a été imposé aux discussions entre « partenaires sociaux ». Autre exemple, les négociations nationales interprofessionnelles qui ont suivi les conférences sociales. L'ANI, qui a donné lieu à la loi dite de « sécurisation de l'emploi » adoptée en mars 2013, illustre une conception singulière de la démocratie sociale, déformante pour la démocratie. On a ainsi fait jouer à la négociation collective interprofessionnelle un rôle qui n'est pas le sien.
Le législateur s'est en effet entendu dire que la loi devait reprendre strictement cet accord. De ce point de vue, nous sommes en désaccord sur le fond. Cette question de retranscription fidèle des accords, sans intervention du législateur, pose un problème politique majeur. Nous considérons qu'on ne peut pas priver la démocratie politique et représentative de sa capacité légitime d'intervention. Un accord national interprofessionnel n'est pas porteur de l'intérêt général. Il est issu des négociations et d'un niveau de compromis considéré comme acceptable ou pas par les organisations, mais cela ne peut pas faire l'intérêt général.
De telles pratiques posent une question de fond, celle de la démocratie et de l'articulation entre démocratie sociale et démocratie politique.
La loi Larcher de 2007 a instauré une obligation de consultation préalable avant tout projet de réforme envisagée par le gouvernement portant sur les relations individuelles et collectives du travail. Cette obligation de consultation peut prendre la forme de négociations interprofessionnelles si les organisations le souhaitent. La consultation des organisations syndicales sur de tels sujets est, bien entendu, incontournable dans toute démocratie qui se respecte. Mais l'expérience a aussi montré que les tentations sont grandes d'instrumentaliser le dialogue social pour justifier une politique.
« NOUS CONSTATONS UNE INSTRUMENTALISATION
DU DIALOGUE SOCIAL »
Nicolas Sarkozy, qui n'était pas avare de rencontres avec les « partenaires sociaux », en a largement usé. Sous sa présidence, très peu de lois ayant trait au travail ont fait l'objet d'une véritable consultation préalable. On a même assisté à des propositions de loi voire des cavaliers législatifs imposant des dispositions défavorables au monde du travail. Alors qu'il y avait, par exemple, une position commune pour modifier les critères de représentativité syndicale, la loi qui a suivi a comporté aussi des dispositions très favorables aux employeurs en matière de temps de travail. Tous les scénarios sont possibles en matière d'instrumentalisation et la loi Larcher ne les empêche en rien.
En tout état de cause et quelle que soit la forme qu'elle prenne, nous constatons une accélération préoccupante de cette instrumentalisation du dialogue social.
D'où le refus de la CGT de participer aux travaux de la dernière conférence sociale ?
Effectivement, la séquence de la conférence sociale a été révélatrice, avec cette provocation du premier ministre annonçant, quelques jours avant la tenue de la conférence, des mesures répondant aux exigences du Medef, notamment sur la question de la pénibilité et du temps partiel.
On ne peut accepter de tels actes politiques qui consisteraient à cantonner les organisations syndicales de salariés dans un rôle de figuration voire de caution à une approche politique et sociale exclusivement arrimée aux demandes patronales. Le dialogue social ne peut être l'outil de cette option politique. Nous l'avons dit au gouvernement, nous l'avons dit au président de la République, mais les annonces de ces derniers jours montrent qu'on ne nous entend toujours pas.
Il est beaucoup question des seuils sociaux avant même l'ouverture des prochaines négociations sociales. Qu'en est-il ?
Il est tout à fait inacceptable d'entendre, à ce propos, les déclarations de l'exécutif, alors qu'une négociation sur le sujet doit s'ouvrir dans les prochaines semaines. C'est une vieille revendication du patronat pour qui les avancées en matière de représentation collective dans l'entreprise ont, de tout temps, constitué une « épine dans le pied ». Cela ne l'empêche pas de demander plus de dialogue social, pourvu qu'il soit le plus informel possible.
Or, le dialogue informel n'a pas d'intérêt pour les salariés : la construction de droits pour les individus nécessite un cadre individuel et collectif, sans lequel cela ne fonctionne pas. Dans une entreprise, si les avancées ne sont pas inscrites formellement et collectivement, l'employeur garde la possibilité de faire ce qu'il veut. Le patronat préfère d'ailleurs mener ce « dialogue social » au niveau de l'entreprise plutôt qu'au niveau d'une branche ou au niveau interprofessionnel, mettant ainsi à mal la notion même de garanties collectives. Et, malheureusement, avec ce dossier, une nouvelle fois ce sont les revendications patronales reprises par l'exécutif qui sont placées au centre du débat.
Le ministre du Travail parle de la nécessité d'une meilleure représentation des salariés des très petites entreprises…
C'est une volonté affichée pour partie dans le document d'orientation qui nous a été transmis. Mais nous avons déjà eu l'occasion de constater que, souvent, le document d'orientation ne fait pas le cœur des discussions…
Pour notre part, nous porterons dans cette négociation la nécessité absolue que tous les salariés puissent avoir une représentation collective, y compris, bien sûr, tous ceux et toutes celles qui n'en bénéficient pas aujourd'hui car ils sont employés dans des entreprises de moins de 11 personnes. Lors du dernier cycle électoral, ces salariés ont voté sur sigles, mais n'ont pas de représentants. Nous proposons qu'ils soient représentés au sein de commissions paritaires départementales dotées de prérogatives en matière de conditions de travail et d'emploi notamment.
De qui se moque-t-on ?
Plus généralement, nous porterons l'exigence de droits accrus pour les salariés et leurs représentants. Je voudrais juste rappeler qu'un délégué du personnel dans une entreprise de moins de 50 salariés, c'est 10 heures de délégation par mois, pareil pour un délégué syndical dans une entreprise comptant jusqu'à 150 salariés. Et l'on voudrait nous faire croire qu'il s'agit pour l'entreprise d'une contrainte majeure qui mettrait en cause la compétitivité ! De qui se moque-t-on ?
Nous assistons en fait à une véritable opération d'intox ! Pour nous, la question est bel et bien d'améliorer la représentation collective. En ce sens, nous demandons la réactualisation d'un droit d'expression des salariés qui pourraient, dans le respect d'un certain nombre de règles, s'exprimer sur leur travail, ses conditions d'exercice et le contenu qu'ils y mettent.
Cette expression serait très utile et permettrait aux représentants élus de mieux porter les attentes des salariés dans les instances où ils siègent. Il est temps également de valoriser le syndicalisme à l'entreprise, notamment par l'instauration de droits syndicaux propres qui ne soient pas seulement rattachés à des fonctions électives. Il pourrait y avoir ainsi un volant d'heures mis à disposition de chaque syndicat représentatif dans l'entreprise pour réunir les syndiqués. De pair avec une augmentation des crédits d'heures en faveur de l'activité syndicale, une telle mesure dénoterait d'une belle conception du dialogue social, qui ne considère pas d'emblée que la présence de syndicats plus forts dans notre pays est un problème.
Ce qui ne semble pas être une idée dominante actuellement…
Effectivement. Les organisations de la CGT témoignent régulièrement et sont contraintes d'agir de plus en plus face aux atteintes aux libertés syndicales. Là aussi, comment donner crédit au dialogue social si le fait de mener une activité syndicale conduit à être pénalisé ? Nous entendons bien qu'il en soit question dans cette négociation.
La défense de l'emploi, par exemple, n'appelle-t-elle pas une action renforcée dans les territoires ?
Le droit syndical est adossé exclusivement à l'entreprise ou à la branche professionnelle. Aujourd'hui, il est indispensable de conforter ces droits, mais aussi de faire émerger un droit syndical interprofessionnel. C'est nécessaire pour que puisse se développer une activité syndicale en direction de tous les salariés, particulièrement ceux des entreprises qui ne comptent pas de représentation syndicale. C'est indispensable aussi compte tenu des nombreuses instances où nous sommes appelés à siéger dans les territoires.
On nous demande beaucoup en termes de dialogue social dans les territoires, alors qu'il n'existe pas de droit propre pour le faire. On ne peut pas considérer qu'une entreprise de
20 salariés a les mêmes possibilités qu'une grosse entreprise de détacher un militant, mais il est possible de réfléchir à des dispositifs mutualisés entre entreprises pour organiser cette mise à disposition.
Quel regard portez-vous sur les missions de la représentation collective ?
On a, de ce point de vue, beaucoup de propositions à faire. Aujourd'hui, on a besoin de développer les droits d'intervention des salariés dans l'entreprise, sur la marche de celle-ci, sur les orientations stratégiques qui y sont développées, sur le contrôle et l'évaluation des aides publiques dont bénéficie l'entreprise.
Le patronat prétend agir pour l'emploi en demandant un « assouplissement » des seuils sociaux. Qu'en est-il ?
L'Insee, dans un rapport de 2010, établi sur la base des déclarations annuelles des données sociales présentées par les entreprises, a mis en évidence le fait que le passage d'un des seuils (10, 20, 50 salariés) ne marque aucune rupture quant à la probabilité de créer des emplois. Les seuils ne sont donc pas un obstacle pour les entreprises. En revanche, ils s'accompagnent d'obligations sociales. Par exemple à partir de 20 salariés, l'entreprise a une obligation d'emploi de travailleurs handicapés. Est-ce cela qui constitue pour le patronat une contrainte inacceptable ?
De la même manière, le patronat voit dans l'assouplissement des seuils la possibilité de réduire encore les cotisations sociales. Certaines d'entre elles, en effet, varient en fonction du nombre de salariés. Par exemple, sur la contribution à la formation professionnelle, au fonds national d'aide au logement, ou encore sur le salaire des apprentis.
La loi de modernisation de l'économie du 4 août 2008 avait déjà institué une dispense de versement de ces majorations pendant les trois années suivant le franchissement d'un seuil, un dispositif pour partie encore en vigueur. Tout cela au nom de l'emploi, alors qu'aucune évaluation contradictoire n'a été faite. Nul doute que le patronat verrait d'un bon œil d'aller encore plus loin.
Dans quel esprit abordez-vous cette prochaine négociation sociale ?
La CGT a la volonté de faire progresser et de rendre toujours plus utile aux yeux des salariés leur représentation collective. La démocratie sociale, c'est d'abord l'exercice de la citoyenneté par et à partir du travail, et elle doit se fixer l'objectif du progrès social. Si l'on considère que le travail est central dans notre société, il faut qu'il puisse être vecteur d'expression individuelle et collective, que cette richesse créée par le travail soit reconnue. C'est la condition d'un réel développement économique et social. Voilà ce qui fait la différence avec le « dialogue social » galvaudé que l'on voudrait nous faire accepter.