Une centaine de militants syndicaux – CGT, FSU, Solidaires, Unef, UNL et Fidl – se sont retrouvés à Béziers le 6 mai pour dresser le bilan des premiers mois de gestion de plusieurs villes par l'extrême droite. Un bilan qui accuse. Reportage.
Dédiaboliser. Pour la nouvelle génération de dirigeants du Front national, il ne s'agit plus de multiplier les provocations, mais de conquérir le pouvoir. En changeant d'image. En présentant le parti d'extrême droite comme un parti antisystème et propre sur lui, capable de gérer des collectivités jusqu'au plus haut niveau, sans tous les dérapages qui l'ont décrédibilisé dans les municipalités sous sa coupe voici une vingtaine d'années (1).
C'est l'un des enjeux de la polémique ultra-médiatisée qui anime la famille Le Pen. Précisant sa stratégie fin mars dans un entretien au Monde, Marine Le Pen affirme : «Le seul plafond de verre que l'on a encore, et qui est en train de sauter, est de ne pas pouvoir montrer ce que l'on est capable de faire (…) C'est grâce à ce bilan que l'on passera à un stade supérieur.»
Le 6 mai, le collectif constitué en janvier 2014 autour de six organisations syndicales de salariés, étudiants et lycéens -CGT, FSU, Solidaires, Unef, UNL et Fidl- a invité les militants à débattre, à Béziers, pour établir, à partir des expériences de terrain, leur bilan de la gestion des villes conquises voici un peu plus d'un an par l'extrême droite. Plus d'une centaine de syndicalistes, de toute la région, ou encore de Moselle, ont ainsi échangé sur leur vécu dans ces municipalités. Et le bilan qu'ils opposent à Marine Le Pen dément ses prétentions.
L'AUSTÉRITÉ AU PROGRAMME
Béziers, Beaucaire, Hayange, Orange, Hénin-Beaumont… En comptant les petites communes jusqu'alors sans étiquette qui ont basculé à l'extrême droite après les sénatoriales, celle-ci (entre FN et Ligue du Sud…) gère aujourd'hui quelque vingt municipalités, soit 450 000 de nos concitoyens et environ 6 500 agents territoriaux, rappelle Baptiste Talbot, secrétaire général de la fédération CGT des services publics. Peu, à l'échelle nationale. Beaucoup plus, dans certains départements, comme le Vaucluse. Beaucoup trop, pour celles et ceux qui le subissent.
Et d'autant plus préoccupant, analyse Stéphane Tassel, secrétaire général du Snesup (FSU), qu'alors que la participation électorale a augmenté entre 2014 et 2015 dans les villes gagnées par l'extrême droite, ses listes, dans la majorité des cas, y ont gagné des points.
Anti-système, anti-austérité : avec cette double qualification, le FN entend rassembler les plus pauvres, les plus précaires, s'adresse aux ouvriers et aux «sans-voix» au nom et à la place de qui il prétend parler. Comme le souligne Serge Ragazzacci, secrétaire de l'UD CGT de l'Hérault, ce n'est pas un hasard si le FN s'implante surtout dans des villes en déclin industriel et économique, minées non seulement par la pauvreté mais aussi par le sentiment de décadence.
Mais ce que démontrent tous les intervenants ce 6 mai, c'est que les orientations et les pratiques du FN, loin de combattre l'austérité, ne font que l'accentuer. Les baisses d'impôts locaux, censées profiter aux plus démunis, ne servent qu'à réduire les services publics, les budgets d'aide sociale… Suppression de postes d'agents territoriaux, réduction du périmètre de l'action publique par la privatisation de certains services, baisse (ou suppression) de subventions aux associations qui réalisent un travail indispensable à la solidarité et au lien social dans les quartiers : la «gestion vertueuse» dont voudrait se prévaloir le FN produit en réalité des ravages.
RÉÉCRITURE DE L'HISTOIRE ET DE LA LAÏCITÉ
Une telle orientation économique et sociale, au fond, n'est guère spécifique à l'extrême droite, laquelle prétend pourtant s'en démarquer. Mais elle s'accompagne de la mise en oeuvre de vieux démons chers à l'extrême droite. Les participants à l'atelier consacré à l'éducation et à la jeunesse mettent notamment en lumière la volonté d'intrusion dans les programmes eux-mêmes de certains maires, avec par exemple la lecture obligatoire de Charles Péguy (2)…
Au-delà des restrictions en matériels locaux ou personnels et des baisses de dotations, la réécriture de l'Histoire se veut au rendez-vous. À Villers-Cotterêts, le maire FN Franck Briffaut refuse de célébrer l'abolition de l'esclavage, dénonçant une «auto-culpabilisation permanente». A Béziers, Robert Ménard, élu avec le soutien du FN, débaptise la rue du 19-Mars-1962, considérant la fin de la guerre contre l'indépendance de l'Algérie comme une «capitulation» et un «renoncement à ce que fut la France», et donne à la rue le nom d'Hélie de Saint Marc, lequel a participé en 1961 au «putsch des généraux» (3). À ces manipulations revanchardes s'ajoute une révision de la laïcité, faisant par exemple du porc obligatoire dans les cantines scolaires le nouveau symbole de la République au détriment de la liberté de culte ou de non-culte, de l'égalité des droits, de la fraternité. Robert Ménard, lui, ressuscitant les souvenirs sombres d'une des pires périodes de l'Histoire, en est à dénombrer le nombre d'enfants qu'il suppose musulmans en fonction de leur prénom ou de leur nom.
D'autres participants évoquent un «racisme de classe» en rappelant aussi, mais cela n'est pas spécifique à l'extrême droite, l'exclusion des cantines scolaires d'enfants de parents privés d'emplois… Il est vrai que le maire biterrois n'a pas hésité à fustiger des centres-villes regroupant les pauvres, les Arabes et les Gitans…
Le thème de l'insécurité fait lui aussi florès. Un thème cher, de tout temps, à l'extrême droite – comme à ses copies politiciennes – qu'elle associe à l'immigration en général, ou à l'islam en particulier… À Béziers, un pistolet en gros plan est devenu sur les affiches officielles «le nouvel ami de la police municipale». De quoi nourrir un climat de peur, de suspicion, d'intolérance, de haine, de division.
Quant aux associations et à la culture, les syndicalistes en interrogent les critères de financement, et dénoncent la prime à l'allégeance.
Béziers, encore, déploie une vision spécieuse de la «liberté de parole» : le journal municipal – payé par les impôts locaux – publie un papier sur un auteur présenté comme «l'anti-Taubira» et un autre autour de cette question : «d'où vient la supériorité de l'Europe». Sic !
UNITÉ SYNDICALE CONTRE L'EXTRÊME DROITE
Pascal Debay, dirigeant de la CGT, le souligne : dresser le bilan de la gestion des collectivités FN, pour le faire connaître, en débattre, contribue à en rendre résistible l'ascension.
Il s’agit d’intervenir avec les fonctionnaires, confrontés à des modes de management du FN employeur où l’allégeance fait aussi figure de critère de promotion, à des remises en cause de leurs missions de service public, à la prétention d'attaquer le droit syndical.
Hugues Muller, qui travaille aux services techniques d'Hayange, en Moselle, indique à ce propos que des salariées de garderie sont venues trouver la CGT pour se mettre en grève, malgré les risques de répression, afin de défendre une collègue dont le contrat n'était pas renouvelé. Son prénom : Rachida. Un autre syndicaliste constate qu'après le moment d'effroi qui a suivi les élections, si certains croient se préserver en se taisant voire en adhérant au FN, et si d'autres ont choisi de partir, le temps est venu aujourd'hui de la résistance.
D'autre part avec les autres salariés, et avec la population, c'est l'objet, rappelle Pascal, de la campagne unitaire «Ensemble uni-e-s contre l'extrême droite» que les six organisations syndicales mènent ensemble depuis janvier 2014. Ce 6 mai, montrant «l'envers du décor», a constitué un nouveau temps fort de la campagne commune, qu'elles souhaitent élargir. Avec une prochaine rencontre à Hayange.
1. Marignane, Orange, Toulon puis Vitrolles : le FN avait, dans la seconde moitié des années 1990, remporté ces quatre villes du Sud. Jacques Bompard a été réélu à Orange sur une liste Ligue du Sud, contrairement aux autres, suite à une série d'affaires, de la «préférence nationale» aux dettes impressionnantes laissées aux villes ou au ménage politique et idéologique dans les bibliothèques…
2. Lequel, après avoir défendu Dreyfus, n'en a pas moins rejoint les rangs nationalistes favorables à la guerre, pour l’intégrité du territoire français, au nom d'une France mythique et du culte de Jeanne d’Arc.
3. Hélie de Saint Marc, condamné à dix ans de réclusion criminelle, sera gracié en 1966. Ancien résistant, il est même fait commandeur, puis grand officier, puis grand croix de la Légion d'honneur respectivement par Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy. Au-delà de l'extrême droite, il en est qui voulaient que l'on enseignât «les aspects positifs de la colonisation», pour qui la décolonisation ne semble toujours pas passer.
«Rouvrir de vraies perspectives»
La parole à Patricia Barbazange,
secrétaire de l'union locale CGT de Béziers
Cette rencontre à Béziers conforte-t-elle le combat de l'union locale?
Patricia Barbazange. Absolument. L'élection du FN ou d'autres formations d'extrême droite est devenue réalité dans plusieurs villes ou cantons et il est urgent de réfléchir ensemble à ce que nous faisons, syndicalement, pour qu'ils ne soient pas réélus, ni élus ailleurs.
À Béziers, l'une des villes les plus pauvres et les plus inégalitaires du pays, le bassin industriel s'est peu à peu démantelé, notamment avec la disparition de la métallurgie, les directions régionales de caisses publiques ont déménagé vers Montpellier, seule la lutte des cheminots a permis la pérennité du dépôt SNCF, le commerce et le tourisme périclitent…
La réforme territoriale telle qu'elle est imposée ne pourra qu'accentuer ce déclin économique.
L'extrême droite surfe sur ces réalités. Et elle réécrit une histoire qui est en réalité celle des solidarités, comme ce fut le cas avec l'accueil des Républicains espagnols après la victoire de Franco. Pour nous, derrière les façades remises à neuf, il est important de montrer l'envers du décor des politiques d'extrême droite. Il s'agit en même temps de reconstruire des perspectives industrielles, économiques, et culturelles.
Pour substituer au déclin des perspectives d'avenir, pour retisser des liens sociaux et des solidarités, pour redonner du sens à la vie ensemble, en société.