Première bataille syndicale gagnée pour les 14 salariés laissés sans paie par un sous-traitant voyou, agréé du chantier de l'Ehpad de Montmorency. Le constructeur, Nord France (groupe Fayat), a accepté les propositions de sortie de crise négociées par la CGT. La lutte se poursuit aux plans judiciaire et politique.
En CDD depuis le mois d'août jusqu'à fin décembre 2015, ils n'étaient plus payés depuis le mois d'octobre.
Ouvriers peintres en bâtiment et techniciens de nettoyage pour deux d'entre eux, ils et elles avaient été engagés par P2M, l'entreprise de peinture en bâtiment de monsieur Mike De Jésus.
Sous-traitant agréé du chantier, P2M était directement payé par l'hôpital Simone Veil (maître d'ouvrage public pour la construction d'un Ehpad). Elle avait obtenu cet agrément par l'intermédiaire du constructeur de l'édifice, la société Nord France (groupe Fayat) auquel ce marché public de plus de 10 millions d'euros a été attribué.
Fin octobre, alors que M. De Jésus accuse déjà des retards dans le versement des salaires, les 14 ouvriers se mettent en grève pour réclamer le versement de leurs salaires de septembre, qu'ils finissent par obtenir, avant que leur patron ne disparaissent définitivement des écrans radars. Mais, début novembre, ils se voient interdits d'accès au chantier : « Le chef de chantier de Nord France nous a dit de ne plus venir travailler, alors qu'on était engagés jusqu'à fin décembre 2015 », relate Joseph, peintre en bâtiment.
AU SERVICE D'UNE BOÎTE AUX LETTRES
Sans paie depuis octobre et sans travail depuis novembre, les 14 ouvriers sont également menacés d'expulsion de leurs logements dont ils ne peuvent plus acquitter le loyer. Loin de se donner pour vaincus, ils s'adressent en décembre à la CGT de Bobigny. C'est en effet dans cette commune de Seine-Saint-Denis que l'entreprise P2M est domiciliée, moyennant… Une simple boîte aux lettres.
Après examen de leur situation et découverte de l'ampleur de l'arnaque dont ils sont victimes – laquelle va bien au-delà des impayés de salaires –, la CGT décide d'engager la bataille et met en place une coordination entre différentes structures territoriales et professionnelles (UD 95, UD 93, UL de Bobigny, Urif, FNCBA, USD Santé 95, Finances publiques, administration CGT de l'Urssaf, Inspection du travail). L'objectif est très clair : obtenir au plus vite le paiement des arriérés de salaires et l'obtenir de ceux qu'elle tient pour responsables de la défaillance du sous-traitant P2M et par ricochet, de la situation sociale des 14 ouvriers, à savoir l'hôpital maître d'ouvrage et son maître d'œuvre, le constructeur Nord France.
« Nous savons qu'avec le “choc de simplification” les lois Macron, la réforme des Prud'hommes et de l'inspection du travail, c'est tout un système ultralibéral qui se met en place pour faciliter “l'esprit d'entreprendre” ; et qu'entamer des procédures judiciaires contre le patron véreux de P2M va nous entraîner pendant des années dans le maquis des tribunaux, au risque de conduire les 14 ouvriers dans l'impasse », explique Hervé Goix (Urif-CGT).
RESPONSABILITÉ
Dès janvier, c'est donc auprès de la direction de l'hôpital Simone Veil que la CGT va plaider la cause des 14 salariés laissés sans paie. Lors d'un premier contact avec la direction des ressources humaines, l'hôpital, embarrassé, reconnaît au mieux une responsabilité morale, mais en aucun cas une responsabilité juridique. En réponse à quoi, la coordination CGT engage une première épreuve de force. Un rassemblement est organisé le 20 janvier devant les portes du Simone Veil. Très réussie, cette manifestation provoque une onde de solidarité de la part des personnels, des syndicats de l'hôpital et du public.
Du côté de la direction du Simone Veil en revanche, silence radio. La CGT décide alors de la saisir officiellement. Dans la lettre qu'elle lui adresse le 25 janvier ; la CGT réaffirme très clairement son objectif : résoudre le problème des 14 salariés dont le travail doit être payé. Elle demande à cette fin l'organisation d'une réunion quadripartite avec la direction du Simone Veil, la direction de Nord France et les services de l'état (Direccte) et rappelle sans ambiguïté la responsabilité de chacune des parties dans la fréquence des contrôles de chantier. Contrôles qui, visiblement, n'ont jamais été ni demandés ni effectués.
Le 2 février, face à l'inaction de la direction de l'hôpital, les 14 ouvriers n'ont d'autre choix que de passer à la vitesse supérieure. Ils décident alors d'occuper sine die les locaux flambant neuf du nouvel Ehpad dont les clés devaient être remises au maître d'ouvrage en avril. À la presse qui commence à affluer sur le site les occupants expliquent leur situation et affirment qu'ils resteront là, jour et nuit, jusqu'à obtenir réparation des dommages subis.
AGRÉÉ SANS DIFFICULTÉ
Dommages qui ne se calculent pas simplement en salaires ; mais aussi en pertes de droits sociaux (retraite, chômage, assurance maladie, etc.), puisque leurs contrats de travail, les quelques fiches de paie aléatoirement établies et même les déclarations d'embauche à l'Urssaf, toutes ces pièces s'avèrent être des faux. Mieux encore : l'enquête menée par la coordination CGT fait ressortir que le titulaire de l'entreprise P2M est de longue date coutumier de telles pratiques frauduleuses, sans jamais avoir ait l'objet d'aucune poursuite judiciaire, et pour cause : d'entreprise créée en entreprise liquidée dans la foulée, M. De Jésus brille par l'absence de renseignements sur les résultats de ses multiples sociétés : aucun chiffre d'affaires jamais déclaré, pas de déclaration fiscale correspondant à un exercice d'activité réelle, pas d'impôt sur les sociétés jamais versé, bref, pour chacune des structures créées depuis 2012 à ce jour, le socle minimal de renseignements administratifs est nul et non avenu. « Nous avons là le prototype du patron « voyou » qui organise sa défiscalisation et le non-versement des cotisations sociales », indique Yan Garaoui (CGT 95).
En dépit de quoi, l'entreprise P2M parvient sans difficulté à se faire agréer sous-traitant du chantier public de l'Ehpad et à se faire verser un chèque de plus de 58 000 sans que ni l'ARS (agence régionale de santé), ni le maître d'ouvrage public (l'hôpital Simone Veil) n'aient poussé bien loin le contrôle des références de monsieur De Jésus et des documents administratifs fournis par l'entreprise P2M.
DÉNOUEMENT SATISFAISANT
Dès les premiers jours d'occupation de l'Ehpad, le rapport de force évolue en faveur des salariés. Entre les 3 et 5 février, la coordination CGT obtient deux réunions quadripartites successives, avec les interlocuteurs souhaités. Il en ressort un accord inédit – et, disons-le, pas banal, en ce qu'il répond bien à la situation d'urgence sociale des 14 salariés – entre la CGT, la Direccte et la société commissionnaire du marché public, c'est-à-dire Nord France. Celle-ci accepte, in fine, d'assumer le dédommagement des impayés de salaires.
L'enveloppe est de 15 000 euros, apportés via un secours financier d'aide aux salariés. « En prenant en charge la défaillance du sous-traitant, Nord France accepte implicitement de reconnaître une forme de responsabilité », analyse ainsi Jean-Albert Guidou, secrétaire de l'UL-CGT de Bobigny. Certes, les 15 000 euros ne suffiront pas à compenser toutes les conséquences des manques à gagner. Il n'empêche que, du point de vue de la CGT, le résultat de cette lutte est à considérer satisfaisant : « Nous avons ouvert une brèche dans le dispositif libéral qui se construit, car il est très difficile que le maître d'œuvre accepte d'assumer la responsabilité d'un sous-traitant défaillant », assure Hervé Goix.
Pourquoi Nord-France est-elle passée à table ? « D'abord, par ce qu'elle cherche à se construire une image d'entreprise socialement responsable. Or, à défaut d'accord, la CGT aurait mis en lumière que la défaillance de P2M arrangeait aussi bien l'hôpital que Nord France, tout cela avec la complicité du gouvernement dans l'organisation d'un système de marché ultra-libéralisé, sciemment placé hors du contrôle des services de l'état », poursuit Hervé Goix.
SIMPLIFICATIONS BIBLIQUES
Comment, en effet, M. De Jésus a-t-il pu obtenir la bénédiction d'un agrément de sous-traitance d'un chantier public pour organiser une vaste entreprise de travail dissimulé ? Et partant, faut-il se résigner à une banalisation de ces pratiques frauduleuses ? Pour la CGT, il ne fait aucun doute que de telles aberrations ne résultent pas de simples négligences. Plutôt d'une volonté du gouvernement, sournoise, mais farouche, de dérèglementer le marché du travail, quitte à faciliter le recours au travail irrégulier. D'où la suppression de milliers d'emplois dans les finances publiques, dans l'inspection du travail, à l'Urssaf en bref, dans tous les services de l'état chargés de contrôler le respect de la réglementation.
S'agissant, par exemple, des « preuves » justifiant de sa qualité présentée par P2M à la direction de l'hôpital, il aura suffi à monsieur De Jésus de produire deux documents : une attestation fiscale de paiement des impôts et une attestation Urssaf, mais qui ne prouvent rien. « Depuis le choc de simplification, consigne est donnée par le ministère des Finances de fournir des attestations fiscales de manière automatique à toute “jeunes entreprise” qui n'a pas encore déposé sa déclaration fiscale. Quant à l'attestation Urssaf, il suffit que le gérant cotise pour lui même en tant que salarié pour l'obtenir » détaille ainsi Jean-Albert Guidou (secrétaire de l'UL-CGT de Bobigny).
Autre illustration de la politique de dérèglementation, tirée des lois Macron : les articles du Code du travail sur le travail dissimulé (L8222-1 et L8221-5) qui jusqu'ici rendaient responsable le donneur d'ordre sont en cours de remaniement. Sous couvert de lutte contre le travail illégal, et en réponse à une demande des organisations syndicales, les décrets de lois Macron de mars 2015 déconstruisent totalement cette responsabilité. « Il suffit à présent au donneur d'ordre, dès lors qu'il est informé d'une situation délictueuse perpétrée par un sous-traitant, de l'enjoindre de faire cesser cette situation délictueuse pour être désengagé de cette responsabilité », précise Hervé Goix.
Dans ce « free world » tel qu'il est insidieusement organisé, la bataille des 14 ouvriers de P2M n'avait donc que très peu de chances de succès. Ce n'est que par la lutte, la mobilisation et l'action syndicale que la CGT a réussi à ouvrir une brèche dans le système.
Cette victoire n'est donc que la première étape d'une bataille de plus longue haleine, que la CGT entend poursuivre sur deux fronts : le judiciaire, contre P2M afin d'obtenir la totalité des dédommagements dus aux 14 salariés ; le front politique, en poursuivant sans relâche la lutte contre l'organisation savante d'une dérèglementation totale du marché, qui sacrifie les salariés sur l'hôtel de profits, bien comme mal acquis.