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HOMMAGE

Georges Séguy : un dirigeant syndical exceptionnel

19 septembre 2016 | Mise à jour le 8 février 2017
Par | Photo(s) : IHS-CGT + Leemage
Georges Séguy : un dirigeant syndical exceptionnel

Jean-Louis Moynot, ancien membre du bureau confédéral de la CGT alors que Georges Séguy en était secrétaire général, lui rend hommage à travers un témoignage-analyse sur son apport considérable pour le mouvement syndical.

Je parlerai ici de Georges tel que je l'ai connu, pendant ses quinze ans de secrétaire général de la CGT. J'ai beaucoup d'admiration pour son courage, sa droiture, sa vision politique du monde au cours de toute sa vie, mais je n'ai pas qualité particulière pour commenter les autres périodes, bien que nous en ayons plus d'une fois parlé.

J'ai été élu au bureau confédéral en juin 1967, au 36e congrès qui se tenait à Nanterre, parallèlement à l'élection de Georges Séguy au secrétariat général, successeur de Benoît Frachon, choisi par lui, ce qui conférait un caractère exceptionnel, historique même, à cette transmission de responsabilités. J'ai quitté la direction confédérale en juin 1982, au 41e congrès, à Lille, parallèlement au départ de Georges du secrétariat général.

Georges nous a quitté le 13 août dernier après un long combat contre la maladie et la souffrance du corps.

UN DIRIGEANT SYNDICAL EXCEPTIONNEL

Ce moment de peine et de souvenir nous renvoie aux événements majeurs qu'a connus cette période et au rôle primordial qu'il y a joué. Il se trouve que je suis le dernier vivant du bureau confédéral élu au 36e congrès, ainsi que de la délégation de la CGT à la négociation de Grenelle.

C'est au nom de ces coïncidences, qui n'ont rien de fortuit, que je livre mon témoignage sur l'homme engagé et son action de dirigeant pendant les presque quinze ans que nous avons vécus ensemble au bureau confédéral.

Élu en juin, j'ai pris mes fonctions début octobre, et c'est alors que j'ai commencé à découvrir Georges, Benoît (et les autres) comme êtres humains autant que sujets politiques et syndicaux.

Un premier événement m'a montré comment peut s'établir la confiance dans l'action unitaire sur des objectifs communs, sans que les divergences sur d'autres sujets soient effacées.

L'IMPÉRATIF DU RASSEMBLEMENT

En cette fin d'année 1967, le climat créé par l'accord d'unité d'action CGT-CFDT était à l'offensive dans les entreprises mais se heurtait à un refus de négociations interprofessionnelles nationales de la part du CNPF, et à la volonté gouvernementale d'imposer ses ordonnances de déconstruction de la Sécurité sociale. Les deux confédérations ont donc décidé d'une grande manifestation sur ces deux points au mois de décembre.

Celle-ci a rassemblé beaucoup de participants mais a donné lieu à des « frottements » entre la CFDT et la délégation du Parti communiste qui, conformément à ses habitudes avec la CGT, voulait entrer dans le groupe de tête de la manifestation. Cet incident a un peu chauffé les esprits et, par ailleurs, des divergences commençaient à se faire jour sur les priorités revendicatives dans les entreprises (salaires ou conditions de travail, revendications quantitatives ou qualitatives).

Ces difficultés ne pouvaient pas remettre en cause l'accord d'unité d'action. Une rencontre a été décidée pour en débattre. Du côté de la CGT, Georges et Benoît y veillaient particulièrement. Du côté de la CFDT, René Mathevet est intervenu rudement, mais on a compris que c'était pour aller au fond des divergences politiques qui n'entraient pas dans le champ de l'accord et ainsi le préserver.

Pour les manifestations, un compromis a été trouvé qui fonctionne encore aujourd'hui : les partis sont seuls juges de leur participation, mais lorsque les manifestations sont de caractère syndical, leur cortège doit être distinct, ou bien ils peuvent se rassembler en marge, sur le trajet de la manifestation.

Cet épisode fondateur doit beaucoup à un trait essentiel de la pensée sociale et politique de Georges Séguy : agir sans cesse pour rassembler et unir les forces autour d'objectifs communs, sans prétendre réduire les différences et divergences sur d'autres sujets.

Une anecdote vécue dans la même période peut aussi rendre compte de son ouverture d'esprit dans les relations civiles : j'avais reçu une invitation à déjeuner avec trois membres (ou proches) du PSU (tendance Rocard) que j'avais bien connus à l'Unef et à l'Union des grandes écoles (UGE). Leur intention était, sans aucun doute, de faire de moi une sorte de « taupe » à la direction de la CGT. Que faire de cette invitation qui me déplaisait ? J'en ai parlé à Georges qui m'a incité à accepter en considérant qu'il faut avoir des relations ouvertes et qu'un déjeuner n'engage à rien : « C'est même une occasion de leur préciser ta position. Vas-y, on te fait confiance. » C'est ce que j'ai fait.

MAI 68 : MOMENT CRUCIAL

Quelques mois plus tard, ce fut mai 68 et les initiatives décisives de la CGT : le 13 mai unitaire contre la violence du pouvoir en répression du mouvement étudiant, puis la grève, son extension et sa conduite par les assemblées de travailleurs dans les entreprises.

Dans les deux cas, c'est Georges Séguy, secrétaire général, qui a proposé et fait adopter la réponse adéquate, la plus forte et la plus dynamique.

Devant l'absence d'une solution politique à la grève généralisée, le gouvernement Pompidou a tenté de se maintenir en acceptant la négociation exigée par les grévistes et leurs organisations syndicales. Malgré la division syndicale, c'est la CGT et concrètement son secrétaire général, qui a parlé au nom des millions de travailleurs en grève occupant leurs usines.

C'est ce qui m'a valu la chance et l'honneur, mandaté par le bureau confédéral, d'intervenir en premier pour la première revendication : le Smig à 3 francs de l'heure, soit une augmentation de 35 %, et une augmentaton de 10 % pour l'ensemble des salaires.
La négociation, qui a duré, en deux séances, du 25 mai après-midi au petit jour du 27 mai, n'a pas abouti à un accord, mais à un constat comportant des succès appréciables, comme pour le Smig et les salaires, mais aussi de graves lacunes : rien sur les ordonnances. À la sortie de la salle de négociations, Georges, interrogé par un journaliste sur « l'accord » et la position de la CGT a répondu que ce « constat » serait soumis aux travailleurs en grève à qui revenait la décision.

J'étais encore dans la salle, à quelques pas de cet échange et je suis allé ensuite lui demander si cette position était suffisante face à la campagne gouvernementale, relayée par les gauchistes, pour faire croire que la CGT avait signé. Georges m'a rassuré en m'indiquant qu'il y aurait d'autres événements dans la matinée et la journée qui exprimeraient davantage la volonté de poursuivre la lutte.

Et cela s'est produit deux à trois heures plus tard par le meeting chez Renault, où les ouvriers ont parfaitement épousé la démarche mise au point par Georges et Benoît et ont voté la poursuite de la grève. Malgré la désinformation propagée par les medias, cela a relancé le mouvement de grève dans tout le pays.

Au titre de la mémoire, je puis témoigner qu'à son retour au 213, rue La Fayette, Georges était enthousiaste : « Les ouvriers de Renault sont formidables, ils ont tout compris, applaudi les succès, sifflé abondamment les points négatifs et voté la poursuite de la grève. »

UN COMBAT SANS RELÂCHE POUR LA DÉMOCRATIE

Non seulement cette approche se situait dans la continuité de celle qui avait démocratiquement porté la généralisation de la grève, mais à tous ceux qui, à l'extérieur de la CGT, craignaient les conséquences de la grève dans l'opinion, elle rendait pratiquement impossible de faire prévaloir leur point de vue. Dans le courant de la journée, la CA (aujourd'hui CE confédérale) a débattu de l'aide à apporter aux travailleurs des entreprises ayant fait grève pour la première fois, et qui reprenaient le travail. Elle a approuvé l'intervention de Benoît demandant de rester solidaires avec ceux-là, généralement smicards, qui avaient vécu comme inespérée la hausse des salaires, en les aidant à s'organiser et à prendre conscience des autres questions revendicatives.

Après cette première expérience de la confrontation avec le patronat et le pouvoir, j'ai participé à la négociation de deux grands accords interprofessionnels, sur l'emploi (en 1968-69) puis sur la formation professionnelle (en 1969-70), qui ont été les premières réponses positives du patronat à la revendication syndicale, inscrite dans l'accord d'unité d'action, qu'il avait constamment repoussée jusqu'à la grève.

Leur déroulement a été un peu compliqué par l'évolution en cours de la CFDT qui a finalement abouti à un changement d'équipe de direction, Edmond Maire succédant à Eugène Descamps. Cependant, elles ont été menées à bien et, pour la seconde, Henri Krasucki qui conduisait la délégation, m'a demandé de le remplacer pour un bon nombre de séances.

Après ces négociations, j'ai accompagné Georges dans une délégation au Maroc, sur invitation de l'Union marocaine du travail. Ces quelques jours nous ont permis, en dehors du programme préparé par nos hôtes, d'échanger nos réflexions sur la situation et les initiatives à prendre par la CGT.

Georges m'a fait part de sa volonté de créer un secteur confédéral de l'action revendicative et contractuelle et m'a demandé d'en prendre la responsabilité. Très motivé par le re-développement du secteur économique, j'ai pensé que je ne parviendrai pas à mener convenablement les deux responsabilités et, après une brève réflexion, j'ai décliné la proposition.

Plus tard, je l'ai beaucoup regretté, mais ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui. Par contre, ce que j'ai compris ultérieurement à partir de cet épisode, c'est que Georges avait un projet d'ensemble, non seulement du renouvellement de la direction confédérale, mais aussi du renforcement de ses compétences et des capacités stratégiques nécessaires à son action. Ce qu'il me proposait témoignait d'une grande confiance dans mon évolution future. J'aurais dû, de mon côté, faire confiance à son jugement et accepter de prendre le risque.

 

LA CGT ET LE PROGRAMME COMMUN

Au centre de son projet, le fil conducteur de Georges a été constamment le développement de la démocratie syndicale et ouvrière. Depuis les épreuves monstrueuses qu'il avait subies à Mauthausen, il avait acquis dans toutes ses responsabilités la certitude que la construction d'un monde meilleur ne pouvait naître que de l'engagement et de la solidarité de tous ceux qui sont concernés.

Cela impliquait, pour les syndicats, une stratégie et une pratique unitaires, un fonctionnement interne démocratique et un rapport avec tous les travailleurs, syndiqués ou pas, fondé sur des pratiques démocratiques.

Cela a été la grande bataille de Georges Séguy et de ceux qui l'accompagnaient, tout au long de ses mandats. Après mai 68, la première étape a été de poser clairement le problème lors du CCN de l'île de Ré (1971). Je n'y étais pas, ayant été invité au congrès de ma fédération (FTM-CGT). Mais la lecture de la presse du lendemain m'a légué une idée claire : la volonté du secrétaire général d'une vraie démocratisation se heurtait à de fortes réticences.

Devant une situation de ce genre, la réaction de Georges a toujours été d'admettre l'existence de ces obstacles tout en cherchant une étape suivante qui cumule les acquis favorables et permette de dépasser les blocages précédents. En 1971-72, il s'est engagé à fond, avec la CGT, en faveur du programme commun de l'Union de la gauche.

La CGT n'a pas pu en être directement partie prenante. Ce n'est pas faute de l'avoir souhaité et demandé. Ce sont les partis politiques, partenaires de l'accord, qui ont voulu en garder le contrôle jusqu'à en provoquer la rupture sur des divergences qui existaient dès le départ.

Georges a vécu cette rupture comme un gâchis de tout le travail accompli pour que ce programme voie le jour. Il l'a dit explicitement ces dernières années. Et dès lors, il a mis tous ses efforts dans la préparation d'un congrès qui, pensions-nous, allait permettre de trancher le débat en faveur de la démocratie syndicale et ouvrière et de l'engagement unitaire.

J'ai déjà parlé et écrit sur cette période cruciale. Et je prends pour témoin de notre entente la dédicace que Georges a inscrite dans l'exemplaire de Résister qu'il m'a donné : « Pour Jean-Louis Moynot, en souvenir de notre lutte partagée, avant, pendant, et après le 40e Congrès. Et avec ma fidèle amitié. »

Cette lutte n'était pas seulement pour l'énoncé et l'application de principes généraux. Elle portait aussi sur des nouveautés très concrètes.

LE DROIT DES FEMMES ET POUR L'ÉGALITÉ : EXIGENCE SYNDICALE

Georges a soutenu le travail du secteur confédéral féminin, de la rédaction d'Antoinette, et les luttes

pour l'égalité professionnelle, ainsi que l'ouverture à toutes les questions qui débouchent sur le féminisme, construites notamment dans les conférences nationales des femmes travailleuses, jusqu'à la sixième, dont les apports ont été bloqués.

Mais la qualité de l'évolution accomplie ne fait aucun doute. Ce n'est pas un hasard si l'élaboration de la première loi sur l'égalité professionnelle et le suivi du débat parlementaire ont été confiées par la ministre à la secrétaire confédérale sortante de la CGT.

La démocratie ouvrière a aussi engendré la démarche des propositions industrielles dans les luttes  d'entreprise, face aux restructurations et aux destructions d'emplois découlant des logiques financières.

Au moment du 40e congrès, le plus bel exemple en a été l'élaboration du mémorandum de la Fédération des travailleurs de la métallurgie sur l'industrie sidérurgique. Là aussi, la démarche a été bloquée dans un premier temps.

Mais, dans ces deux domaines et quelques autres, il y a aujourd'hui des avancées importantes. C'est dire que des militants et des dirigeants de la CGT ont su reprendre quelque chose de l'héritage des quinze années de Georges Séguy secrétaire général de la CGT.

 

Georges Séguy avec Henri Krasucki

RÉSISTER

Nous sommes nombreux à savoir que ses capacités exceptionnelles de dirigeant syndical et sa vision politique du combat pour et par la démocratie ont été contraintes par un conflit d'orientation sur ce sujet. Georges a subi,durant toute la période, beaucoup de pressions auxquelles il a résisté. Plus gravement, à l'approche du congrès et dans les mois qui ont suivi, il a été attaqué de façon inqualifiable.

Dans ce contexte, qui me concernait aussi, avec bien d'autres camarades, je me suis posé la question : pourquoi n'a-t-il pas parlé plus tôt et plus fort ? Il aurait mobilisé des forces importantes dans la CGT. Une partie de la réponse se trouve dans Résister. Georges y fait état d'un grand nombre de lettres à lui adressées, qui l'accusaient dans les mêmes termes, avec les mêmes mots.

Il est clair qu'elles avaient été « sollicitées ». Ceux qui ont suscité cette opération (peu importe qui!) connaissaient bien la droiture, la volonté unitaire, l'élan du cœur et la modestie de Georges. Ils se doutaient certainement qu'il n'y résisterait pas. Blessé, il a renoncé à ce qui devait être son dernier mandat. Néanmoins, il a tenté de maintenir les orientations du 40e congrès jusqu'au CCN de mai 79.

Résister, paru en 2008 pour les quarante ans de mai 68, nous dit aussi comment la pensée de Georges Séguy a évolué sur cette question. Il avait réfléchi et pensait qu'il aurait été préférable de dire clairement ce qui était en train de se passer. Cette évolution procédait de la même démarche que la création de l'Institut d'histoire sociale et son développement.

Le sujet de la démocratie dans l'action de la CGT était à l'ordre du jour de nos consciences depuis quelque temps déjà. J'ai le souvenir d'une conversation dans laquelle je lui disais : avec les inflexions successives de nos positions, comment les salariés et les citoyens peuvent-ils s'y retrouver si on ne les informe pas de nos débats internes, que ce soit dans le champ syndical ou politique ?

Il m'avait répondu : « Cette expression publique est sans doute réalisable pour la CGT, mais pour le parti, c'est impossible. » Néanmoins, il ne s'est pas arrêté à cette considération héritée du passé du mouvement communiste.

Trois ans plus tard, quand j'ai quitté le bureau confédéral, je suis allé dire au revoir au secrétaire général dans son bureau, et je lui ai dit qu'il était sans doute trop tôt pour reprendre la discussion sur les circonstances de l'abandon du 40e congrès, mais que je lui proposais un rendez-vous dans une dizaine d'années pour en reparler. Ce rendez-vous a eu lieu et nous a permis de nous retrouver.

Et lorsque le 44e congrès a élu Louis Viannet, Georges m'a dit : « Aujourd'hui est un jour qui peut réjouir des gens comme toi et moi. »

Mardi 20 septembre, à 16 h 30, un hommage national à Georges Séguy aura lieu au siège de la CGT à Montreuil.