Dans la population mondiale :
• 73 % ne bénéficie pas d'une protection sociale adaptée ;
• 40 % n'est affiliée à aucun système d'assurance santé ;
• une personne âgée sur deux ne perçoit aucune pension de retraite ;
• la moitié de la population mondiale active travaille dans le secteur informel et celui-ci progresse dans les pays développés ;
• 168 millions d'enfants sont astreints au travail (85 millions d'entre eux dans des travaux forcés).
À noter aussi l'aggravation sans précédent du creusement des inégalités : la part de rémunération du travail dans le PIB mondial est passée de 75 % dans les années 1970 à 65 % dans les années 2000.
Bernard Thibault, pourquoi ce livre ?
Bernard Thibault : D'abord, pour alerter sur la dégradation de la situation sociale du monde, provoquer un débat et trouver des solutions. J'ai d'ailleurs choisi d'attaquer le livre par la présentation des indicateurs du rapport du BIT de juin 2015 qui sont alarmants (voir à droite). Dans cette première partie du livre, je ne disserte pas sur ces chiffres. Je les mets en parallèle avec les capacités productives d'aujourd'hui, avec le haut degré de connaissances et de progrès techniques que nous avons atteint et qui ne sont pas mis au service de l'humain, mais au service du marché.
Cette précarité-là n'est pas soutenable humainement et ne pas s'en occuper est source de tensions, de conflits. On n'en a pas la mesure parce qu'on ne peut pas imaginer que la communauté humaine puisse vivre dans une telle précarité. Quand on regarde la carte du monde social et celle des violences et des tensions politiques actuelles, on ne peut pas non plus ignorer que ces tensions ont pour terreau l'absence de progrès, de justice sociale et de droits. Et cela, nous devons aider les travailleurs à en prendre conscience.
C'est à cela que sert l'OIT ?
B.T. Face à cette situation, l'OIT est un outil majeur pour le mouvement syndical, mais il est peu ou mal connu. J'ai trouvé utile de rappeler l'histoire de cette institution mondiale chargée de promouvoir la justice sociale dans le monde ; de rappeler les raisons historiques de la création de cette agence de l'ONU par les États au sortir de la Première Guerre mondiale : nous sommes en 1919. Deux ans après la révolution russe de 1917. Il y a des mouvements protestataires dans toute l'Europe centrale, ça gronde dans les entreprises, etc.
Un certain nombre d'acteurs estiment qu'il faut prendre les devants et « mettre de l'huile dans les rouages », avant que ça ne craque. La promotion de la justice sociale a donc été affirmée comme un des objectifs de l'OIT participant à assurer la paix dans le monde. Cela n'a pas empêché la Seconde Guerre mondiale, d'où une nouvelle impulsion donnée à l'OIT avec la déclaration de Philadelphie de 1944 qui dit, je la cite : « La pauvreté, disent les États, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous. » Il s'agit donc de réaffirmer que, par deux fois, les États ont considéré que ce rôle de l'OIT était fondamental. Même si, par la suite, ils ont créé d'autres institutions mondiales (comme le FMI) qui ont fini par affaiblir le rôle de l'OIT.
Les syndicats, français notamment, ont-ils négligé ou bien sous-utilisé les leviers de l'OIT ?
Pascal Joly : Sous-utilisé, sans doute, mais en raison d'une méconnaissance de ce qu'est l'OIT et de son rôle. D'où l'apport précieux du livre de Bernard. Moi-même, je connaissais le rôle de l'OIT mais pas les raisons de sa création : éviter les guerres, les insurrections, mais aussi « mettre de l'huile dans les rouages ». Je pense aussi que, dans les milieux syndicaux révolutionnaires qui voulaient renverser le système capitaliste dans la période d'après-guerre, cette fonction de l'OIT a pu être idéologiquement perçue comme trop « social-démocrate », réformiste ou, pire, comme une fonction d'accompagnement du système.
Mais ce qui m'a le plus marqué dans ce livre, c'est la photographie sociale du monde : ce bilan est, selon moi, accablant pour le système économique dominant. Si l'on voulait faire la démonstration de la nocivité de ce système économique et social, la première partie du livre à elle seule suffirait à convaincre que oui, en effet, il n'est pas tenable. Et je partage avec Bernard la nécessité de travailler les consciences et de faire connaître le rôle de l'OIT à tous les militants. C'est d'ailleurs dans ce but que l'Urif-CGT a organisé une première conférence-débat autour du livre et nous allons multiplier ce genre d'initiatives.
Vous parlez de « guerre sociale » à l'échelle internationale. Entre quels adversaires ?
B.T. L'adversaire, des travailleurs en tout cas, c'est le mécanisme économique dominant – le capitalisme mondialisé – qui produit cet état du monde. Il faut rappeler que durant plusieurs décennies, le monde a fonctionné selon une logique de blocs, notamment Est/Ouest. Les rapports entre pays reposaient davantage sur des alliances politiques conditionnant les coopérations économiques si bien que, à l'OIT, les pays les plus puissants se faisaient fort de rechercher des compromis entre capital et travail pour montrer au camp d'en face qu'il n'était pas dans le système politique et économique idéal. Ce n'est plus le cas depuis quelque vingt-cinq années. Nous sommes passés à une phase de déréglementation considérable, où l'économique et le politique s'imbriquent, parfois jusqu'à la collusion. C'est cette mécanique-là qui l'emporte aujourd'hui et, sous cette pression, l'intérêt général, universel de la communauté internationale se dilue. Mais la mécanique quotidienne principale, c'est l'économique, et cette dimension-là échappe de plus en plus à ceux qui prétendent incarner le pouvoir politique. Dans cette mondialisation libérale débridée, le rôle que peut jouer l'OIT est donc d'autant plus déterminant, à condition de renforcer ses pouvoirs.
P.J. Il y a bien une guerre sociale et non pas une dérive du système. Il y a une logique du système qui produit ce monde-là. Il y a des multinationales qui ont plus de poids que certains États et qui sont en capacité d'imposer leur logique. On le voit avec le TAFTA, le CETA, etc. Avec ces accords de libre-échange, on veut doter les multinationales de pouvoirs législatifs qui leur permettront d'attaquer des États. La logique ultralibérale est ici poussée à son paroxysme, mais tout cela est pensé par ceux qui concentrent les richesses et dont les intérêts économiques et financiers doivent primer sur tout le reste et pire, au détriment des autres.
Vous alertez sur les attaques du patronat contre l'OIT et vous appelez le mouvement syndical, associatif et citoyen à affirmer et élargir ses prérogatives. Mais comment intervenir dans un contexte de démocratie affaiblie et de répression syndicale ?
B.T. En effet, tout est fait et tout est dit pour dissuader le citoyen qu'il peut être un acteur qui pèse sur le cours des événements et cela participe à l'affaiblissement de la démocratie dont le système économique dominant ne peut plus s'accommoder, parce c'est antagonique. Mais ce qu'il est possible de faire, c'est justement de montrer que cet état du monde est le produit de choix faits et pensés par des hommes et des femmes et que, donc, on peut aussi les défaire, faire autrement.
Je pense que les citoyens sont des gens intelligents. Ils aspirent à ce qu'au moins les conditions soient réunies pour que les problèmes qui se posent à l'humanité soient traités, que les opinions puissent s'exprimer et que les décisions puissent se prendre dans un cadre ouvert et démocratique.
P.J. Nous sommes dans une situation sociale et politique périlleuse. Oui, il y a urgence à faire connaître l'état social du monde et les mécanismes qui produisent cette situation, mais en produisant aussi de l'analyse pour ne pas créer plus de désespérance. Il faut montrer qu'il existe des leviers pour agir et que l'OIT en fait partie. Nous sommes confrontés à un capitalisme financier dont la voracité et la logique d'accumulation sont plus intenses que jamais. Cela nous appelle à rassembler, à débattre, pour développer la prise de conscience et la solidarité. Et le syndicalisme et l'OIT ont un rôle majeur à jouer. Les gens cherchent en effet une issue. Le problème, c'est que pour l'heure, ils n'en voient pas, ou bien il s'agit de mauvaises réponses, comme la tentation du FN qui est une impasse, comme l'explique très bien le livre de Bernard.
La prise de conscience des travailleurs et des citoyens n'en est qu'à ses balbutiements, mais elle va grandir car, entre l'aspiration à plus de démocratie, à un bien-être social et environnemental et les logiques que le système va continuer d'amplifier, quelque chose va finir par se produire. Reste à savoir quoi.
B.T. En 2019, nous fêterons le centenaire de l'OIT au moment où cette institution – tout comme les droits syndicaux – est attaquée comme jamais par le passé par un patronat de combat qui aspire à sa disparition. Nous avons là une fenêtre de tir pour engager un débat sur le nouveau rôle de cette institution dans l'économie du XXIe siècle. En ayant bien à l'esprit que son rôle actuel de rappel au respect des conventions ne suffit plus. Il faut que nous, les syndicats, les ONG, les citoyens engagés fassions pression sur les États pour donner à l'OIT des pouvoirs contraignants et des pouvoirs de sanction des États, mais aussi des entreprises, parce que la cause sociale est désormais liée à la cause environnementale et il n'y aura pas de défense de l'environnement en l'absence de libertés syndicales.
À l'OIT, nous avons la responsabilité d'élaborer de la norme internationale du travail qui a le statut de traité international. Je ne connais pas d'autre lieu où des syndicalistes siègent pour élaborer des textes de cette portée juridique. Il faut montrer ce qui se joue dans le dessein du patronat de supprimer une instance de ce type sans l'intervention de laquelle nous risquons la déflagration sociale. Ce qu'on peut faire, au quotidien, c'est de montrer que chacun à sa petite échelle peut agir. Mais il faut être soi-même plus exigeant, vouloir savoir, rencontrer les militants des autres pays, renforcer les chaînes de solidarité car tout cela peut représenter un rouleau compresseur.