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AIR FRANCE

Affaire de « la chemise arrachée » : la partie civile en manque de preuves

16 mars 2018 | Mise à jour le 16 mars 2018
Par | Photo(s) : Patrice Pierrot / CrowdSpark
Affaire de « la chemise arrachée » : la partie civile en manque de preuves

Maitre Sofiane Hakiki, l’un des avocats des prévenus.

Le procès en appel des salariés et ex-salariés d'Air France s'est ouvert lundi 12 mars à Paris. Il bute sur un écueil majeur : l'absence de preuves matérielles permettant de qualifier, les faits délictueux. Retour sur le troisième et dernier jour du réquisitoire, avant les conclusions des deux parties de cette affaire très médiatisée.

C'est un procès marécageux, où les faits de violence reprochés à 4 des 12 prévenus dans l'affaire dite « De la chemise arrachée » restent sujets à interprétation, faute de témoignages concordants ou probants et faute de preuves matérielles suffisantes permettant de qualifier aussi bien les délits d'agression délibérée que d'identifier leurs auteurs. Un procès « parole — contre-parole » où, un à un, les 4 accusés (tous syndiqués à la CGT à l'époque des faits) — qui comparaissaient mercredi 14 mars devant la Cour d'appel de Paris ont continué de nier les faits reprochés. Comme en première instance (lors du procès de Bobigny en novembre 2016), ils ont, tour à tour réaffirmé n'avoir jamais eu l'intention d'agresser les deux cadres et un vigile d'Air France lors de la manifestation intersyndicale du 5 octobre 2015 qui avait viré à l'émeute suite à l'annonce par le Comité central d'entreprise (CCE) d'Air France d'un plan de licenciement de 2 900 salariés. Ils ont au contraire plaidé le sursaut de conscience lorsque la manifestation a dégénéré et l'intention d'aider les deux cadres, l'un à la chemise en lambeaux et l'autre, torse nu, à s'extirper de la foule en colère.

Labilité des preuves n'est pas fiabilité

De leur côté, les deux principales victimes, Pierre Plissonnier (responsable secteur long-courrier) et Xavier Brosetta (DRH) ont confirmé avoir été violemment malmenées par les manifestants, mais sans avoir jamais pu identifier formellement leurs agresseurs. Seul le vigile a témoigné à charge contre les prévenus, à l'appui d'une vidéo réalisée au moyen de son smartphone lorsque les 1 500 manifestants en colère avaient brutalement envahi la salle du CCE et entraîné les deux cadres à l'extérieur, sur le parvis du siège de l'entreprise, en hurlant « démission ».

Repassée en boucle et ponctuée de nombreux arrêts sur image, cette vidéo, brouillonne et chaotique, n'a pas permis d'attester la version des faits présentée par le vigile. Bien consciente de la labilité des éléments à charge présentés devant la Cour, essentiellement des vidéos et divers reportages télé réalisés à l'époque des faits), la partie civile a laborieusement tenté de fabriquer une sorte de vérité posthume s'appuyant sur de prétendus « paradoxes psychologiques » ou des « contradictions argumentatives » prêtées aux prévenus. « Faute de parvenir à caractériser le fait délictueux, la partie civile tente de caractériser le fait psychologique, autrement dit, à démontrer l'intentionnalité du fait délictueux. C'est une stratégie d'avocats assez courante dans ce genre de cas où les preuves accablantes font défaut », explique un juriste habitué du Palais.

Paradoxe de Stockholm

Lors de ce troisième jour d'audience, dernière séance avant le réquisitoire de l'avocat général, lundi 19 mars, l'enjeu était moins celui de parvenir à qualifier les faits — les vidéos repassées en boucle n'y suffisant pas — que celui de confondre les témoins par la technique de l'argument retourné : « Reconnaissez-vous ce paradoxe de vouloir soudain porter secours à M. Brosetta tout en lui hurlant “démission !” et “à poil” ? », interroge ainsi l'un des avocats d'Air France. Droit dans ses bottes, le prévenu lui rétorque : « Aucun paradoxe, monsieur, j'ai juste compris, quand j'ai vu la chemise en lambeaux et que j'étais moi-même bousculé de toutes parts, que les choses dégénéraient et j'ai eu le réflexe de vouloir l'aider à s'extirper de la foule en le poussant sur le muret pour qu'il puisse escalader le grillage ».

Hoc est non satis (rien n'y suffit) pour la présidente de la Cour, comme pour l'avocat général qui ont embrayé dans le droit fil de la partie civile : « Comment expliquez-vous ce changement de stratégie et la contradiction entre vos proclamations et ce soudain instinct de porter secours à celui que vous appelez à la démission ? » En demandant à la présidente la permission de répondre à l'avocat général, le prévenu rétorque sans hésitation : « Monsieur, je sais que vous ferez tout pour m'accabler, que vous souhaitez mon inculpation, que c'est votre rôle, je le sais bien. Mais, si vous tombiez ici même saisi d'un malaise, je bondirai depuis la barre pour vous porter secours, sans avoir besoin d'y réfléchir une seule seconde ». Rires et chuchotements dans la salle d'audience où les nombreux soutiens des « Ex-Air-France » savourent l'argument du « paradoxe de Stockholm » renvoyé à l'Avocat général. Pas de quoi, pour autant, désarmer le bataillon d'avocats d'Air France, qui se relaient en boucle pour accabler les prévenus. Des kilomètres de vidéos, toutes aussi illisibles et floues les unes que les autres, sont projetées sur les écrans et les prévenus, sommés de renverser l'interprétation des images avancée par la partie civile : exemple, une main proche d'un col de chemise, « Est-ce bien la vôtre ? », est présentée comme la preuve d'une intention d'agripper le DRH. Côté défense, c'est à l'inverse la preuve d'une intention de protéger la victime. « On voit bien que le geste du prévenu, bousculé par la foule, n'est pas intentionnel », plaide Maitre Lilia Mhyssen.

Une chemise pour deux… tombés

Au terme de quatre heures de réquisitoire, la présidente clôt la séance en invitant les deux parties à s'exprimer librement. Dans une étonnante péroraison en forme d'autocritique, l'ex-DRH, Xavier Brosetta, a dit regretté d'avoir sous-estimé la réaction des salariés à l'annonce de son plan de licenciements : « C'était un plan de départs volontaires, pas de licenciements, et c'était le seul moyen de sauver l'entreprise, au bord de la faillite » a-t-il soutenu. Surtout, il regrette « profondément », les suites médiatiques de cette affaire qui ont fait de lui l'homme à la chemise arrachée, que le quidam reconnait dans la rue ou interpelle dans le métro. Traumatisé par les violences subies, il n'en demeure pas moins empathique à l'égard des prévenus, qu'il ne souhaite pas accabler outre mesure, faute de pouvoir les identifier comme ses agresseurs. L'un d'eux prend alors la parole : « Je comprends si bien ce qui vous arrive, parce qu'il m'arrive la même chose. Dans mon entourage, je suis désormais l'homme qui a arraché la chemise. Ma femme, mes enfants sont tous les jours interpelés, les voisins qui discutent se taisent quand je passe, certains ne me saluent plus. J'ai perdu mon travail, mon statut, je ne peux pas louer un nouveau logement pour mes quatre enfants et Pôle Emploi me l'a dit, je suis condamné à l'intérim ».

La justice tiendra-t-elle compte des dommages irréversibles déjà subis aussi bien par les victimes avérées que par les présumés coupables de ces agressions ? En l'absence de preuves factuelles suffisantes et ne pouvant fonder son jugement sur la seule base de son intime conviction, la Cour d'appel correctionnelle pourrait prononcer la relaxe des prévenus. Un pari logique, du point de vue de Me Mhyssen, mais loin d'être acquis compte tenu de la teneur de ce procès qu'elle considère totalement à charge contre ses clients et extrêmement violent. En attendant le réquisitoire de l'Avocat général, qui plaidera lundi 19 mars, la défense prépare ses conclusions. Finale le mardi 20 mars.