23 août 2023 | Mise à jour le 23 août 2023
Plongée vertigineuse dans l'intimité d'une famille, portrait d'une femme forte, cheminement vers une vérité impénétrable… Anatomie d'une chute, Palme d'Or du dernier Festival de Cannes, est un film de procès captivant, qui sonde les rapports de force d'un couple et les liens parents-enfants.
Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent isolés à la montagne, depuis quelque temps. Quand, un jour, Samuel est mystérieusement retrouvé mort au pied de leur chalet, une enquête est ouverte et Sandra est inculpée. S'est-il suicidé comme elle le prétend ? Ou bien l'a-t-elle tué en le poussant du deuxième étage ? Un an plus tard, Daniel assiste au procès qui le plonge dans les méandres du couple que formaient ses parents.
Radiographie des forces en présence
Qui était ce couple d'intellectuels avec un enfant handicapé ? Avant la radiographie que va en faire le procès, la première scène du film montre Sandra confortablement installée dans son salon et occupée à répondre aux questions d'une étudiante venue interviewer l'écrivaine. Il y est question des ressorts de la création littéraire mais aussi d'une subtile séduction. Du premier étage émane une musique trop forte qui les perturbe et finit par les obliger à suspendre la conversation. Samuel jalouse le succès de Sandra. Il se sent dans l'ombre depuis que, chargé de l'éducation de leur fils à la maison pour pallier son handicap, il n'est plus qu'un prof qui ne trouve ni inspiration ni temps pour écrire. Alors qu'elle brille.
Triet campe d'abord une femme complexe, puissante, qui assume sa liberté. Dans une scène violente et magnifique de dispute, le couple s'affronte. Quel don de soi ? Quels renoncements ? Quel engagement ? Quelle liberté ? Et, concrètement, quel temps reste-t-il ? Pour qui ? Pour quoi ? Dans une vertigineuse séquence de reconstitution, dont seule la bande son est entendue lors du procès, les deux parents s'affrontent sur l'inégalité du partage des tâches. Habilement, la cinéaste a retourné les rôles et a attribué au père la place traditionnellement dévolue à la mère ; celle où les femmes sacrifient leur carrière et nombre de leurs aspirations personnelles pour l'équilibre de la cellule familiale. Loin d'être manichéenne, la plongée dans l'intimité du couple brasse les questions de culture, de culpabilité, de jalousie, de rapports de force.
Un film de procès
Mais l'a-t-elle pour autant tué ? Le procès est un lieu où les points de vue se mêlent, se recoupent, se contredisent. La parole de l'un contre la parole de l'autre. En l'absence de preuves tangibles suffisantes, les récits deviennent tout-puissants. Et, surtout, celui que chaque spectateur se raconte au gré des révélations. Ce qui compte, c'est la force du récit qui va appuyer l'innocence ou la culpabilité. En ce sens, la mise en scène montre le procès comme un nouveau lieu de lutte rhétorique, une scène de théâtre où il s'agit aussi de confronter le mode de vie d'une femme libre et moderne au regard de la société française contemporaine. Un exercice auquel Justine Triet ajoute volontairement une nouvelle couche de complexité en convoquant deux cultures et trois langues à la barre : Sandra est allemande, elle s'exprime en anglais (la plupart du temps), elle est jugée en français.
Un parcours riche
Anatomie d'une chute est le quatrième long métrage de Justine Triet. On peut le lire comme l'aboutissement d'un parcours. En 2013, La Bataille de Solférino racontait déjà l'affrontement d'un couple pour la garde de ses enfants sur fond de précarité et d'instabilité socio-politique. En 2016, Victoria faisait le récit des tribulations d'une jeune avocate et mère célibataire de deux jeunes enfants. En 2019, co-écrit avec Arthur Harari, Sibyl retraçait l'affranchissement douloureux d'un amour passionnel vécu par une psychanalyste et romancière qui soigne, en même temps qu'elle la manipule, une jeune comédienne en détresse sur un tournage… Depuis le départ, Justine Triet s'attache à montrer des personnages féminins se débattant avec leurs aspirations et leurs difficultés, courant après un épanouissement professionnel, personnel, intime. La question du couple est centrale, celle du poids des responsabilités parentales aussi. Les enfants étaient jusqu'ici des personnages secondaires, périphériques, car encore trop petits. Anatomie d'une chute marque, au contraire, la fin de l'enfance de Daniel. Il constitue l'avènement de son regard.
Anatomie d'une chute, Justine Triet, 2h32. Sortie nationale : 23 août 2023