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DÉBATS

Au nom de la dette

22 juin 2014 | Mise à jour le 26 avril 2017
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Alors que de nouveau la dette publique sert d'argument aux politiques d'austérité, le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique (CAC), qui rassemble des associations et des organisations syndicales, vient de rendre publique une étude sur le cas français. Elle met en lumière le fait que 59 % de la dette publique proviennent des cadeaux fiscaux et des taux d'intérêt excessifs.

 

 

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Thomas Coutrot                Michel Husson          Alexandre Derigny

 
Thomas Coutrot est économiste, spécialiste des questions du travail, de l'emploi et de la démocratie et porte-parole d'Attac

Michel Husson est économiste, membre du conseil scientifique d'Attac, il a coordonné l'étude du CAC

Alexandre Derigny est secrétaire de la fédération CGT des finances

 

***

nvo : Faute d'un audit public demandé de longue date par le Collectif pour un audit citoyen de la dette, vous venez de mener une étude et de publier un rapport inédit sur la dette, ce qu'elle représente, ses conséquences… Quel en est l'enjeu ?

 

Thomas Coutrot : Avec la création du Collectif, à l'automne 2011, nous voulions mettre la question de la dette publique au centre du débat. On nous répète sans cesse qu'elle proviendrait d'un excès de dépenses publiques, et donc que la seule solution serait de les baisser.

Nous voulions contester ce discours martelé matin, midi et soir par les officiels et les médias en montrant que la dette a d'autres racines et qu'il est irrationnel et injuste de faire porter l'effort sur les dépenses publiques et les services publics. Assez rapidement, plusieurs dizaines de collectifs locaux se sont créés dans toute la France, avec le soutien d'associations, d'organisations syndicales, de partis, et ont donné lieu à beaucoup de réunions et de débats sur les questions de la dette, de la fiscalité, de l'austérité, les questions européennes aussi. Nous avons demandé la réalisation d'un audit par les pouvoirs publics, mais n'avons pas été entendus.

En fait, le débat, très vif, il y a encore deux ans, a semblé un peu passer au second plan. Du fait de politiques monétaires laxistes, provoquant un afflux de capitaux sur les marchés financiers, les taux d'intérêt sont historiquement bas depuis deux ans, donnant l'impression que le problème de la dette est réglé, car on peut la financer à 1 % ou 1,5 %.

Puis l'élection de François Hollande a, dans un premier temps, laissé croire que la page des politiques d'austérité pouvait être tournée puisqu'on nous avait promis une relance européenne, une réorientation de l'Europe. Puis le discours sur la compétitivité a pris le relais de celui sur la dette, censé justifier la baisse du « coût du travail ». Le débat est cependant en train de rebondir avec une nouvelle radicalisation des politiques d'austérité en France et en Europe visant à nouveau à réduire massivement les dépenses publiques et le « coût du travail ».

Ainsi par exemple du CICE et du pacte de responsabilité, avec ses 50 milliards d'euros de baisse des dépenses publiques. Tant Manuel Valls que François Hollande plaident la crédibilité de la France vis-à-vis des créanciers et la nécessité de réduire les déficits publics pour ne pas inquiéter les financiers.
L'accueil politique et médiatique important fait à notre rapport vient en partie de la crise de crédibilité des politiques publiques. La base parlementaire du gouvernement elle-même se montre dubitative sur les dernières mesures prises, qui vont à l'encontre des promesses faites aux électeurs, et qui répètent les mêmes recettes qui ont échoué depuis trente ans. Peut-être vit-on un tournant : les évidences sont de plus en plus mises en doute. Il nous a semblé important de relancer ce débat car la dette est la clé de voûte de domination des marchés financiers sur nos sociétés, particulièrement en Europe du Sud.

 

Michel Husson : Beaucoup de collectifs locaux se sont ancrés sur la question des prêts toxiques aux collectivités locales. De ce point de vue, la décision récente du Sénat, qui a adopté en mai le projet de loi du gouvernement visant à valider rétroactivement les emprunts toxiques, et empêchant de les remettre en cause, est particulièrement grave.
On ne peut plus laisser à la Cour des comptes le soin de mener le débat. Elle a basculé pour devenir la gardienne de l'orthodoxie libérale. Elle vient de mettre en cause la rigueur et la sincérité d'une politique budgétaire déjà très restrictive et demande encore plus d'austérité.

 

Alexandre Derigny : En tant que syndicalistes, nous ne pouvons que nous féliciter du fait de nouveaux éléments soient ainsi apportés au débat public. Quand certains affirment qu'il n'existe qu'une seule voie possible, celle de la réduction de la dépense publique, le CAC et cet audit démontrent que d'autres pistes sont à creuser avec d'autres perspectives pour les citoyens. C'est là l'un des intérêts d'un travail syndical avec le monde associatif…

Ces analyses scientifiques permettent de développer des propositions alternatives, de les travailler avec les salariés et de lutter pour que d'autres orientations économiques voient le jour. De tels travaux du CAC permettent la réappropriation de ces questions économiques par les citoyens et les salariés ; et on en a besoin, en particulier dans la période actuelle.

 

 

Parmi les principales conclusions du rapport, vous montrez que la dette est surtout le fruit conjugué de la réduction des recettes de l'État et de taux d'emprunt exorbitants, avec un effet boule de neige. Ces deux facteurs expliquent 59 % de la dette totale, et le ratio dette publique sur PIB qui atteint 90 % ne serait que de 43 % en leur absence. Cela mérite éclairage.

 

Michel Husson : Peut-être une périodisation est-elle nécessaire. Les années 1990 sont celles de taux d'intérêt réels très élevés, déclenchant l'effet boule de neige. Les intérêts viennent grossir fortement la dette elle-même, qui de ce fait augmente plus vite que le PIB. Dans les années 2000, les taux deviennent plus raisonnables mais les cadeaux fiscaux prennent le relais. À cela s'ajoutent les effets de la crise à partir de 2007-2008. Mais il faut comprendre que nous subissons encore les effets des taux d'intérêt élevés des années 1990.

La dette publique ne fonctionne pas comme celle d'un ménage, parce que l'État se réendette constamment. Pour 2014, par exemple, il lui faudra emprunter environ 70 milliards pour financer le déficit courant, mais aussi 100 milliards pour le remboursement des titres arrivés à échéance. L'impact des taux d'intérêt élevés perdure dans le temps. C'est un choix politique, lié non pas à la conjoncture, mais au refus de chercher des emprunts ailleurs que sur les marchés financiers.

Les chiffres sont en effet énormes. Pour notre étude, nous avons construit un monde alternatif où le taux d'intérêt réel (après prise en compte de l'inflation) ne dépasserait pas 2 % : la dette actuelle serait réduite de presque 500 milliards d'euros ! Une deuxième hypothèse est l'absence de cadeaux fiscaux, de manière à ce qu'à partir de 2000, le taux de prélèvements reste constant au lieu de diminuer : l'État devrait alors 400 milliards en moins à ses créanciers. Du reste, ce dernier résultat est très proche des rapports officiels publiés en 2010 par Gilles Carrez (député UMP, rapporteur du budget) et par Paul Champsaur et Jean-Philippe Cotis (responsables de l'Insee) sur la situation des finances publiques.

 

Thomas Coutrot : L'exercice s'arrête en 2012. On aurait pu prendre en compte d'autres mesures plus récentes, telles que CICE et le pacte de responsabilité. Avec la baisse des cotisations salariales, on touche à l'absurde : baisser les recettes de la Sécurité sociale pour augmenter le salaire net – et non le brut, donc – va aggraver le déficit public par un mécanisme que l'on connaît déjà. Certes, une augmentation de salaire net va permettre de la consommation, mais le mécanisme est absurde et pervers. Il faudrait augmenter les salaires et non les déficits, qui seront de nouveaux prétextes à des réformes ­régressives.

 

Michel Husson : Les mécanismes étudiés portent sur la dette de l'État (80 % du total de la dette publique), même si les dettes de la Sécurité sociale et des collectivités sont aussi comprises dans la définition de la dette au sens de Maastricht.

 

Thomas Coutrot : Le rapport évoque aussi les collectivités, également étranglées par la diminution de leurs recettes, la diminution des transferts de l'État et la suppression de la taxe professionnelle. La question des prêts toxiques concerne beaucoup d'entre elles et d'hôpitaux. Du côté de la Sécurité sociale, l'analyse porte surtout sur la financiarisation des déficits, puisque l'Unedic et la Cades (Caisse d'amortissement de la dette sociale), se financent sur les marchés financiers, et sont devenus des sources de profits pour les marchés.

 

Alexandre Derigny : La fédération des finances de la CGT a évidemment beaucoup travaillé sur la question des recettes de l'État, la fiscalité, l'explosion des niches fiscales dans l'impôt sur le revenu qui est l'impôt le plus juste car progressif : chacun contribue à hauteur de ses moyens. Ces niches sont doublement préjudiciables pour les citoyens : ils sont privés de recettes susceptibles de financer les services publics, mais en plus cela mite et détruit cet impôt alors que, parallèlement, la TVA augmente.

Ce n'est pas un hasard si un autre impôt progressif, moins connu, a lui aussi été la cible de telles réductions. Il s'agit de la fiscalité patrimoniale, des droits de donation et de succession. Après l'élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en 2007, il y a eu triplement d'abattements, des familles richissimes pouvant alors transmettre une immense partie de leur patrimoine à leurs enfants sans payer d'impôt et donc sans contribuer au fonctionnement de l'État et de la société.

Concernant les taux d'intérêts, nous militons pour que les États puissent se financer auprès de la Banque centrale. Troisième élément, la fraude fiscale. La lutte contre les paradis fiscaux, le durcissement de l'arsenal juridique, sont importants. Ils doivent s'accompagner des moyens humains nécessaires au sein des finances publiques et des douanes. Or, Bercy subit des suppressions d'emplois importantes quand en même temps le nombre de conseillers fiscaux explose. Les plus riches peuvent éluder l'impôt légalement, mais on se rend compte que la lisière est parfois étroite entre ces pratiques légales et la fraude.

La fraude est estimée pour le moins à 80 milliards d'euros. Quand on se félicite de l'augmentation de recettes permise par des contrôles fiscaux, on peut en même temps être inquiets car elles ne représentent que le sommet de l'iceberg.

 

Quid en effet des paradis fiscaux ?

 

Michel Husson : C'est le troisième volet. Ils représentent un manque à gagner de quelque 30 % de la dette de l'État. Mais ils recoupent en partie les cadeaux fiscaux, c'est pourquoi nous ne les avons pas intégrés dans le bilan.

 

Alexandre Derigny : Quant aux collectivités locales, on se rend compte qu'on peut difficilement se jeter dans les bras des marchés financiers pour financer des projets publics des collectivités locales. Dexia l'a montré.

*Il convient de renverser l'ordre établi et de revenir à un financement des collectivités principalement assis sur du financement public, ce qui pourrait passer par un pôle financier public allant bien au-delà de la BPI, pour promouvoir un certain nombre de priorités en faveur des populations, de l'environnement, de la formation, du développement des nouvelles technologies, du développement des territoires… Cela renvoie au débat sur la place et le rôle de l'État qui aujourd'hui se retire sous prétexte de réduction de la dépense publique, ce qui en réalité coûte beaucoup plus cher aux contribuables, aux citoyens.

 

Vous analysez les conséquences de ces mécanismes en termes d'étouffement économique, de baisse des dépenses publiques, de croissance des inégalités : en quel sens ?

 

Michel Husson : C'est la logique même de ces restrictions. Lorsque l'on diminue les dépenses publiques, certains ont les moyens de compléter par des dépenses privées, d'autres non. Ce sont clairement des vecteurs de la montée des inégalités.

 

Thomas Coutrot : Selon le discours néolibéral, dans un monde de concurrence mondialisée nos déficits trop importants montreraient que nos coûts sont trop élevés. Donc il faudrait baisser les coûts salariaux et les impôts, appauvrir le pays de 10 à 30 %, faire une purge pour relancer la compétitivité prix.

Nos dirigeants semblent prêts à assumer les coûts sociaux importants de cette orientation, mais aussi leurs coûts politiques, pourtant potentiellement incontrôlables. Avec les résultats de l'extrême droite que l'on connaît, en France ou en Grèce où, si la gauche obtient 30 %, un parti nazi en recueille 10. C'est un pari fou : faire ainsi baisser les niveaux de vie et les salaires en s'imaginant pouvoir éviter convulsions sociales et séismes politiques.
On est en train de voir que cela déclenche une dynamique déflationniste dans toute la zone euro et pas seulement dans le Sud.

Tous les pays sont tirés vers le bas. Ces politiques fabriquent chômage et inégalités massives. Mais ces coûts sociaux sont vécus comme des dommages collatéraux par rapport à l'objectif recherché : relancer les exportations vers les pays émergents, qui seraient la seule planche de salut. Sans voir que les modèles de croissance des pays émergents sont en train de s'épuiser, que ce soit en Turquie, en Chine, en Inde et au Brésil du fait d'énormes déséquilibres sociaux et écologiques. Ces modèles consuméristes, productivistes et inégalitaires ne définissent absolument pas un modèle stable de développement.

 

D'autant que l'essentiel des échanges de l'Europe se réalise en Europe ?

 

Thomas Coutrot : Oui, en Europe nous vivons dans des pays riches – mais où la richesse est mal distribuée –, et de plus en plus mal. Le problème n'est pas la croissance mais la répartition des richesses. Avec le niveau actuel de PIB, il est tout à fait possible d'assurer à tous un niveau de vie correct, des logements décents, des services publics… Nos pays sont assez riches pour assurer une sécurité de vie tout à fait satisfaisante à la totalité de la population.

 

Michel Husson : Je suis plutôt frappé par un consensus assez large d'économistes pour dire que ces politiques budgétaires d'austérité sont absurdes ou au moins trop rapides.

Même du côté du FMI on entend plutôt le message selon lequel elles sont trop rapides car le constat, c'est que l'austérité budgétaire représente des pertes d'activités et de croissance. Ce levier de l'austérité budgétaire ne remplit pas les fonctions annoncées mais représente un moyen pour faire passer des réformes structurelles ultralibérales, avec un détricotage de l'État social partout, des attaques contre les systèmes de retraite, de santé, les prestations, les allocations chômage, le salaire minimum… en profitant de la crise pour imposer une thérapie de choc sous l'égide de la bonne gestion financière.

Les discours officiels font le parallèle entre la situation individuelle des gens, leur endettement éventuel, et celui des États : si on est trop endetté c'est qu'on a trop dépensé ; les dettes il faut bien les payer, etc.

Il nous faut déconstruire cette argumentation qui ne tient pas. L'un des arguments libéraux souvent employé : on lègue notre dette aux générations futures, chaque petit Français naît avec 30 000 euros de dette, etc. Cela n'a aucun sens : d'une part il existe un patrimoine public qui est la contrepartie et dépasse la dette. D'autre part, et surtout, ce ne sont pas nos enfants qui paieront la dette, c'est chaque année que les contribuables paient des impôts pour financer les intérêts de la dette.

Dans ce contexte, les baisses d'impôts accordées aux plus aisés sont des cadeaux fiscaux illégitimes car ils n'ont pas rempli leur fonction supposée de relance de l'économie, et ils n'ont profité qu'aux riches. De même on distribue de l'argent sous forme d'allégement aux entreprises censées créer des emplois, or, le bilan c'est que cet argent n'a pas eu le rendement attendu en termes d'emplois contrairement aux annonces.

 

Faut-il alléger le poids de la dette, et, pour reprendre les termes de l'enquête, peut-on le faire autrement qu'en appauvrissant la population ?

 

Thomas Coutrot : Il y a un préalable : on peut se passer des marchés financiers. Il nous semble qu'il y a alors beaucoup d'autres possibilités à mettre en débat.

 

Michel Husson : On n'est pas contre la dette par principe. Elle peut servir à financer notamment la transition énergétique. La vraie règle d'or : on a le droit de s'endetter si c'est pour des investissements productifs, socialement et écologiquement utiles.

 

Alexandre Derigny : En effet, on ne peut être contre un déficit public par principe. Constaté une année n, il permet d'encaisser des richesses l'année n + 1 ou n + 2. Et la « règle d'or » est d'une totale absurdité. Mais admettons qu'il faille l'alléger. Nous formulons pour cela plusieurs propositions.

Par exemple, un financement des États auprès de la Banque centrale européenne ; la lutte contre la fraude fiscale ; la transformation du système fiscal français en le rendant plus juste et plus efficace, en réhabilitant l'impôt sur le revenu ; en rendant l'impôt sur les sociétés modulable en fonction du comportement des entreprises en matière d'emplois et de salaires… Il s'agit là d'une tout autre logique de lutte contre la dette qui favorise la croissance, l'emploi, le pouvoir d'achat, le financement de la protection sociale, aux antipodes de la spirale négative de l'austérité.

 

Thomas Coutrot : Nous avons défini une carte et non un menu unique, en listant une douzaine de mesures possibles. Il ne s'agit pas de toutes les mettre en œuvre, ni toutes en même temps, mais de pouvoir les discuter et éventuellement les expérimenter.

Parmi les propositions : rééchelonner la dette ou l'annuler, la rembourser par une taxe exceptionnelle sur les grandes fortunes, une piste qu'explore le FMI dans un document récent puisqu'il a pris conscience que la dette publique en Europe est insoutenable. Il y a aussi la réforme fiscale avec une augmentation de la progressivité de l'impôt, et une vraie lutte contre l'évasion fiscale. Le débat public démocratique devrait se développer.

 

Michel Husson : La dette qui existe déjà, le stock, à distinguer du flux, pourrait être en partie remboursée par des prélèvements exceptionnels. Quant au flux, pour de bonnes dépenses, on devrait exiger des banques qu'elles détiennent une partie de la dette publique sans passer par les marchés financiers. Cela suppose évidemment une rupture avec les règles du jeu européen.