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DANSE

Ballet classique : la révolution noire

18 juillet 2023 | Mise à jour le 4 septembre 2023
Par | Photo(s) : Joël Saget / AFP
Ballet classique : la révolution noire

En mars 2023, Guillaume Diop devient danseur étoile de l'Opéra de Paris. Pour la première fois en France, un jeune Noir arrive au firmament du ballet classique. Mais il aura fallu un manifeste, un mouvement (#blackdancersmatter) et la libération d'une parole pour que l'inaccessible devienne possible. Un article extrait du numéro #06 de La Vie Ouvrière.

« Mais où sont les danseurs noirs dans cette compagnie ? » Lorsque Benjamin Millepied, alors directeur du ballet de l'Opéra de Paris, pose cette question en 2015 dans la Relève, un documentaire qui lui est consacré, il crée une onde de choc dans le monde de la danse en France. Jamais, jusqu'alors, on ne s'était interrogé sur le sujet. Il aura fallu le drame du meurtre de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis, aux états-Unis, pour que des salariés de l'Opéra de Paris se rendent compte de l'indifférence de leur maison et des difficultés vécues en interne. Binkady-Emmanuel Hié, juriste de formation, est alors chargé des galas et des mécènes à l'Association pour le rayonnement de l'Opéra de Paris (Arop). « Le déclic m'est venu un soir alors qu'une ­spectatrice me demandait comment rejoindre sa place. J'étais vêtu d'un smoking pour un gala. Avec ma peau métisse, j'étais forcément ouvreur… »

Il contacte alors cinq danseurs métis noirs, trois danseurs asiatiques et deux chanteurs noirs : ils rédigent ensemble un manifeste volontairement titré De la question raciale à l'Opéra national de Paris et lancent un hashtag #blackdancersmatter. Ni polémique ni cri de colère, mais voulant travailler « les impensés », le texte exprime certaines demandes : une diversité des recrutements dans les services, une réflexion sur le « blackface » et le « yellowface » dans les spectacles – le fait de se maquiller pour reproduire une autre couleur de peau que la sienne, pratique qui n'est d'ailleurs plus appliquée –, la formation des coiffeurs et maquilleurs pour qu'ils sachent gérer des peaux foncées et des cheveux crépus, la mise à disposition de chaussons et collants adaptés aux peaux sombres pour les danseurs. Et, face au manque d'artistes non-blancs à l'Opéra, ils suggèrent d'aller recruter au sein des populations diversifiées plutôt que d'attendre, en vain, que ces dernières viennent à lui.

« Comme Neneh [le personnage du film], j'ai été la seule Noire dans mon cours de danse et j'étais en colère. » Oumy Bruni Garrel, comédienne

Les blancs et les autres

« A l'Opéra, explique Binkady-Emmanuel Hié, les non-Blancs, les Noirs et les Maghrébins sont à la sécurité, à la cantine, à l'entretien des locaux… Ce sont les invisibles. Le personnel visible, c'est-à-dire les artistes, est quasiment ­exclusivement blanc… Comment voulez-vous qu'un enfant noir se sente représenté, et rêve de devenir danseur ? La danse classique, où beaucoup de ballets jouent sur le surnaturel, reproduit un univers de blancheur. Or, ils doivent surtout reproduire de l'humain. En France, c'est la peau blanche qui incarne la neutralité. Le Noir projette forcément un fait racial. Et c'est ce qui dérange. » L'analyse du manifeste allait susciter de la part d'Alexander Neef, tout nouveau directeur de l'Opéra à l'époque, la ­commande officielle d'un Rapport sur la diversité à l'Opéra national de Paris faite à Pap Ndiaye, historien (il deviendra ensuite directeur du Musée national de l'histoire de l'immigration, puis ministre), et Constance Rivière, alors secrétaire générale du Défenseur des droits. Le rapport insiste sur une nécessaire diversité des embauches.

Au même moment, un jeune danseur surdoué surgit dans la lumière : Guillaume Diop est fils d'une Auvergnate et d'un Sénégalais. Un nouveau visage venait d'entrer dans le ballet, après un parcours sans faute à l'école de danse de l'Opéra national de Paris. Il est encore quadrille, le grade le plus bas de la troupe, quand Aurélie Dupont le propulse au pied levé vers son premier rôle de soliste : Roméo dans Roméo et Juliette. Il dansera ensuite dans Don Quichotte, La Bayadère, Le Lac des cygnes… Les dents grincent un peu – « c'est beaucoup trop tôt », dit-on –, mais tous reconnaissent le talent absolu de ce garçon porté par la grâce. Le 11 mars 2023, alors que Guillaume Diop n'est pas encore premier danseur, José ­Martinez, le nouveau directeur à la tête du ballet, le nomme étoile. Il devient ainsi le premier danseur étoile noir à l'Opéra de Paris. Un visage et un nom auxquels tous les jeunes enfants racisés peuvent enfin s'identifier. En effet, le fait qu'il n'y avait, jusque-là, aucun danseur noir pouvant jouer le rôle de modèle aura été un drame pour nombre de danseurs français.

« On m'a dit au conservatoire : “ Range tes fesses ou je vais te les couper au coutelas”. » Marie-Astrid Mence, danseuse

Empêchés de danser

« J'ai été seul de mon espèce pendant toute ma carrière », note Guillaume Bordier, 54 ans, fils d'une Vietnamienne et d'un GI noir américain. « Mes parents adoptifs français m'ont poussé, mon beau-père m'a dissuadé. J'ai quitté la danse pour un CAP de coiffure et je me détestais. Deux années d'école à New York m'ont requinqué et j'ai été soliste chez Roland Petit, où des danseurs m'appelaient “ma petite négresse”. Je me suis tu. Aujourd'hui, j'aurais parlé. Et j'apprends aux professeurs à ne pas dissuader leurs élèves. »

« Dans mon cours, personne ne me ressemblait, aucune Noire ne faisait carrière en France. Alors, on intègre vite l'idée que l'on n'est pas à notre place », note Kathy Laurent Pourcel, danseuse haïtienne de 22 ans, également interrogée dans le documentaire Noirs en France (voir encadré p. 90). Elle fait le même constat avec ses récents ateliers dans un centre socioculturel. « Les enfants me disent que la danse n'est pas pour eux. Ou alors pour le hip-hop. Ma grande fierté aura été que deux filles, une Mexicaine et une Sénégalaise, soient entrées au Conservatoire de Mérignac. » Kathy, elle, continue à danser, et travaille le soir à l'Opéra Garnier, où elle est… ouvreuse.

Le poids des parents joue un rôle important dans le renoncement à devenir danseur classique. « En effet, faute de modèles référents, ils veulent protéger leurs enfants de ce métier inaccessible et sans référence pour eux », ajoute Kathy dont les parents adoptifs français n'ont pour autant jamais contrarié les désirs. La peur des parents, c'est aussi ce que l'on entend dans Neneh Superstar, film de Ramzi Ben Sliman sorti en janvier 2023, où le père croit en sa fille tandis que la mère lui dit : « Pourquoi tu fais de la danse ? Moi, à ton âge, je faisais du basket… » La petite héroïne qui entre à l'école de danse de l'Opéra, mais doit se battre pour s'imposer, est incarnée par Oumy Bruni-Garrel. La fille adoptive des acteurs Valéria Bruni-Tedeschi et Louis ­Garrel, née au Sénégal il y a 14 ans, crève l'écran dans ce premier rôle, comme dans la danse : elle vient de réussir le concours d'entrée au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. « Comme Neneh, j'ai été la seule Noire dans mon cours de danse et j'étais en colère. Peut-être que toute cette colère que je n'osais pas dire est sortie dans ce film », analyse-t-elle finement. Oumy, qui partait seule rejoindre les manifestations contre le meurtre de George Floyd a également fait le voyage à New York, le temps d'un stage à l'école d'Alvin Ailey, ce chorégraphe créateur d'une compagnie afro-américaine. Comme Guillaume Diop, comme Marie-Astrid Mence, elle y a reçu un choc : « Il y avait 15 Noirs et 5 Blancs dans mon cours, et cela m'a complètement libérée »

Marie-Astrid Mence, 30 ans, est antillaise. « On m'a dit au conservatoire : “ Range tes fesses ou je vais te les couper au coutelas”. C'est ce couteau qui sert à couper les cannes à sucre. » Après une grosse dépression, elle fait le voyage salvateur à New York, puis part pour Londres et intègre le Ballet Black où elle est aussi l'égérie des premiers chaussons pointes marron. « Ce jour-là, j'en ai pleuré… » Libérée, comprise outre-Manche, elle est actuellement la danseuse principale de ­Oklahoma !, mythique comédie musicale, qui se joue sur les bords de la Tamise.

Des modèles sur les réseaux sociaux

« Eduquer » les professeurs « et même les rééduquer, tant ils ont été eux-mêmes traumatisés  » est un vrai travail que souhaite Marie-Astrid. Elle se souvient de ce professeur du Conservatoire national supérieur de Paris lui disant : « Je ne sais pas où je te mets. Si tu es au milieu, cela voudrait dire que tu es la meilleure, et si tu es sur le côté, on ne verra que toi… » Et combien d'autres filles ont entendu que « Les Noires ne peuvent pas monter sur pointes car elles n'ont pas les pieds pour ça. » ? Kathy,  Marie-Astrid, mais aussi Chloé fondent leurs espoirs sur un vecteur fondamental : les réseaux sociaux. C'est par Instagram et Facebook qu'elles ont découvert leurs modèles, les précurseures et américaines Misty Copeland, première Afro-Américaine promue danseuse étoile à l'American Ballet Theatre de New York et Michaela DePrince, née en Sierra-Leone et ­adoptée par un couple d'Américains, menant une brillante carrière à Amsterdam, puis au Boston Ballet, toutes deux devenues des figures branchées, notamment à travers plusieurs contrats publicitaires. « Elles sont essentielles, car elles prouvent que la voie est ouverte », renchérissent les danseuses. Des groupes sur Instagram comme « Black in Ballet » ou « Brown Girls Do Ballet » donnent aussi des conseils, encouragent, financent des bourses d'études. Car l'argent reste le nerf de la guerre pour démocratiser un art plutôt réservé à des familles bourgeoises et aisées. Une paire de chaussons pointes coûte a minima 60 euros et dure une semaine pour une élève assidue. Pour passer des concours, il faut aussi se préparer avec des cours individuels, faire des stages d'été… Et comme le dit Marie-Astrid : « Aujourd'hui, la parole se libère. Guillaume Diop sait qu'il est un exemple pour d'innombrables jeunes Noirs. Il le reconnaît. S'il avait mon âge, il aurait changé mon destin. Car le mien, j'ai dû le rêver toute seule… »

Noirs en France : entre clichés et espoirs  Un jour, ils sont devenus Noirs. Ils l'ont compris très jeunes, dès les premiers propos méprisants et racistes qu'ils ont entendus, bien souvent à l'école. Ces Français qui se racontent dans le documentaire percutant Noirs en France nous rappellent qu'il n'est toujours pas facile, aujourd'hui, d'avoir les mêmes droits, les mêmes accès, la même reconnaissance lorsqu'on est noir. Tous ont certains points communs : leur mère était souvent femme de ménage, leur grand-père, tirailleur. Il y a ceux qui n'ont pas dérogé aux métiers dans lesquels les stéréotypes les destinaient, d'autres ont osé briser le plafond de verre. Tels Yannick Noah, Soprano, Pascal Zadi, Pap Ndiaye, Karine Baste-Régis… La conclusion est plutôt encourageante : « Aujourd'hui, les jeunes Noirs vont de l'avant, s'octroient le droit de rêver, et brisent leur sentiment d'imposture… » A.D.

 

Article à retrouver dans le numéro #06 « Travail : reprendre la main » de la revue la Vie Ouvrière.