Carrières, rémunérations, actionnariat... Qui sont les patrons ?

Du propriétaire d'un café-restaurant à l'héritier d'un groupe aéronautique coté en bourse, en passant par la dirigeante d'une start-up, les patrons recouvrent des profils sociologiques et des parcours hétérogènes, au point qu'il est plus pertinent de parler de « patronats », au pluriel. Sociologiquement, le patronat désigne à la fois une classe sociale et la domination d'un corps social sur un autre, le salariat. Selon l'Insee, la catégorie « artisans, commerçants, chefs d'entreprise » regroupe 6,8 % des actifs, soit 1,8 million de chefs d'entreprise. Mais les relations qu'entretiennent les salariés avec leurs dirigeants sont évidemment profondément différentes, qu'ils appartiennent à un grand groupe ou à une PME familiale.
Dans Leurs enfants après eux, l'écrivain Nicolas Mathieu saisit avec justesse ces sentiments ambivalents entre employeur et employé : « En même temps, elle comprenait son boss. Il devait faire tourner sa boîte. Mais bon, ces salauds se faisaient assez de blé sur le dos des gens comme elle, elle n'allait pas commencer à les plaindre. » Le sociologue Michel Offerlé (lire notre entretien, page 23), dans Ce qu'un patron peut faire – Une sociologie politique des patronats, souligne quant à lui l'impression qu'ont les employeurs d'être mal aimés, mal compris. Pour le sociologue, le trait d'union entre les entrepreneurs, « c'est la fierté d'avoir monté une boîte ». Mais aussi, chez certains, une forme de « mépris pour les salariés », perçus comme « des planqués, des fainéants, alors qu'eux travaillent soixante-dix heures par semaine ».
Très peu de femmes
On ne devient pas patron d'une TPE (très petite entreprise de moins de onze salariés) ou d'une PME (petite ou moyenne entreprise de 10 à 249 salariés) comme on accède aux manettes d'une grande structure. Les chefs de petites boîtes sont pour plus de la moitié issus eux-mêmes des milieux patronaux (58 %), sans nécessité de diplôme. Il en va très différemment des dirigeants des grandes sociétés. Si 41 % des chefs d'entreprise étaient eux-mêmes fils d'industriels dans les années 1960 – selon l'étude Nicole Delefortrie-Soubeyroux, de 1961 –, les choses ont changé du tout au tout avec l'accès aux diplômes.
La moitié des hauts cadres dirigeants sont aujourd'hui issus des classes moyennes et moyennes supérieures ; ce sont des filles ou fils de cadres eux-mêmes ou de professions intermédiaires. « Il s'agit d'un capitalisme managérial, bureaucratique. Ce sont des gens qui ont fait HEC, Polytechnique ou l'ENA , et qui ont fait carrière. Ce que recrutent les entreprises avec ces grandes écoles, c'est une capacité de travail et une grande docilité », précise le sociologue François-Xavier Dudouet, coauteur avec Antoine Vion de Sociologie des dirigeants de grandes entreprises. Un filtre de sélection qui désavantage les enfants d'ouvriers et d'employés, moins en capacité d'accéder aux grandes écoles. Quant aux femmes, longtemps écartées d'un milieu très viriliste, elles sont statistiquement de plus en plus nombreuses à diriger une société (25 % en 2023, contre à peine 5% en 2002). Mais elles restent cantonnées aux entreprises de petite taille. On les retrouve essentiellement parmi les commerçantes et très peu à la tête des PME (13 %). Plus l'entreprise grandit, moins elles accèdent aux postes de direction : en 2023, elles n'occupaient encore que 6,25 % des sièges de président ou de directeur général des sociétés du CAC 40.
L'obsession des actions
Parmi les dirigeants des grandes sociétés, peu aujourd'hui sont de purs héritiers, statut qui ne suffit plus à « faire carrière ». « Bolloré ou Arnault sont des héritiers du capital, mais ils n'ont pas hérité des grands groupes qu'ils ont constitués », précise François-Xavier Dudouet. Les dirigeants des grandes entreprises cotées en bourse (plus de 5 000 salariés) sont désignés par l'assemblée des actionnaires pour représenter et piloter le groupe. Ce sont des tops managers qui ont vu leurs niveaux de rémunération s'envoler ces dernières années. « Vous adhérez au monde dans lequel vous êtes. De plus en plus de ces hauts managers ne sont plus obsédés que par cela, constate François-Xavier Dudouet. Ils poussent à augmenter la valeur actionnariale, car une très grande partie de leur rémunération vient des actions gratuites. Ils n'ont même plus de stratégie industrielle. Pourtant, les dirigeants sont des mandataires sociaux : ils sont censés représenter les intérêts de la société, pas ceux des actionnaires. »
Obsédés par leur rémunération, les patrons ? Pas tous, et pas seulement. Vraie conviction ou simple posture, dans le baromètre 2024 de BVA sur l'engagement des entreprises, 90 % des dirigeants répondent que les enjeux sociaux et environnementaux sont incontournables pour les entreprises. Les rémunérations délirantes des plus hauts dirigeants ne doivent pas masquer, en effet, les disparités énormes de vues, et de revenus, qu'on soit « petit » ou « grand » patron. « Le Medef est une entreprise d'enrôlement de gens qui n'ont pas les mêmes intérêts. La catégorie patronale est la plus inégalitaire de la société française. Avec des petits patrons à la limite de la survie, dont la condition approche celles de salariés mal payés, et d'autres qui gagnent des dizaines de millions d'euros par an », rappelle Michel Offerlé. Des écarts de rémunération pouvant aller de 1 à 1 000, voire 2 000. Tout un monde…