Alors que les femmes sont de plus en plus nombreuses à voter pour le Rassemblement national, son leader, Jordan Bardella, s'adressait à elles sur les réseaux sociaux le 17 juin dernier. Se posant en grand défenseur des droits des femmes, il leur promet bien des libertés et les invite à voter pour le parti d'extrême droite le 7 juillet. Décryptage d'une manipulation rhétorique avec Rachel Silvera, économiste et maîtresse de conférences à l'université Paris-Nanterre.
Un décryptage du scrutin européen du 9 juin, publié par l'institut de sondages Ipsos, montre que, par rapport au scrutin européen précédent de 2019, le vote Rassemblement national (RN) a gagné dix points au sein de l’électorat féminin, passant de 20 % à 30 %. Un sondage Ifop sortie des urnes précise, lui, que les femmes seraient à peu près aussi nombreuses (32 %) à avoir voté pour la liste du parti d’extrême droite que les hommes (31% ). Le RN ne s'y trompe pas : dès le 17 juin, Jordan Bardella, son président, poste sur les réseaux sociaux une vidéo pleine de promesses « à toutes les femmes de France » qu'il défendrait s'il devenait Premier ministre au lendemain du deuxième tour des législatives, le 7 juillet. Décryptage avec Rachel Silvera, économiste et maîtresse de conférences à l'université Paris-Nanterre.
Comment expliquer la croissance du vote RN parmi l'électorat féminin ?
Rachel Silvera : Le droit de vote des femmes ne date que de 1944. La France est un des pays les plus en retard sur ce plan-là. À l'époque, les sociaux-démocrates ont ferraillé contre, craignant que les femmes votent comme leur maris et/ou surtout comme l'église et qu'elles leur soient défavorables. Mais par la suite, ce fut l'inverse pendant des décennies, les femmes ont voté plus à gauche que les hommes et pratiquement pas pour le Front national. Jean-Marie Le Pen incarnait un modèle extrémiste, sexiste, patriarcal, dans lequel elles ne se retrouvaient pas du tout. L'arrivée de Marine Le Pen a changé la donne. Par sa seule présence, elle a rassuré et largement contribué à dédiaboliser l'image du parti, ce qui l'a peu à peu rendue fréquentable pour les femmes aussi. À la question « Êtes-vous féministe ? », elle répondait : « Je suis une femme, j'ai élevé seule trois enfants et je travaille. » Sous-entendu : je suis naturellement engagée pour les femmes. Or, les exemples de Margaret Thatcher dans le milieu politique, ou celui de Nicole Notat dans le milieu syndical, montrent bien que l'un n'implique pas l'autre et qu'une femme peut porter des politiques défavorables aux droits des femmes. Ensuite, Marine Le Pen a su gommer certaines idées ouvertement machistes. Elle défendait par exemple un salaire dit « maternel » rebaptisé « salaire parental » pour éviter de perdre des voix.
Dans l'ADN du Rassemblement national, le rôle des femmes, c'est d'abord d'être mères.
Qu'y a-t-il de neuf dans le programme du RN ?
Rachel Silvera : Il n'y a aucune nouveauté. Dans l'ADN du Rassemblement national, le rôle des femmes, c'est d'abord d'être mères. Un projet qui rappelle celui de Vichy, quand elles n'avaient plus le droit de travailler dans la fonction publique et étaient incitées, grâce à un salaire maternel, à servir la politique nataliste ou en d'autres termes œuvrer pour le « réarmement démographique » de la France, cher à Emmanuel Macron. Bref, on reconnaît là des relents de l'affreuse parenthèse pétainiste. Le député RN Jocelyn Dessigny, déjà sanctionné pour propos sexistes à l'Assemblée nationale en septembre 2023, lors des débats sur la loi « plein-emploi » conditionnant les aides sociales à des heures d'activité, ose affirmer : « Nous partons du principe qu'une mère au foyer, elle est peut-être mieux à la maison à s'occuper des enfants. » Face à l'avalanche de critiques, il poursuit : « Je suis choqué par vos idées liberticides selon lesquelles les femmes n'auraient pas le droit de rester à la maison pour s'occuper de leurs enfants et devraient les confier à d'autres. »
Égalité professionnelle, égalité salariale ?
Rachel Silvera : Le programme du RN lors de la dernière présidentielle n'indiquait aucune mesure pour les femmes. Rien sur l'égalité professionnelle, rien sur l'égalité salariale. Et quand il y a eu des lois proposées dans ce sens-là, que ce soit à l'Assemblée nationale ou au Parlement européen, les députés RN ont voté contre ou se sont abstenus. Il n'y a aucune volonté de développer le droit au travail réel des femmes. Face à l'ampleur des mobilisations contre la réforme des retraites, en mars 2023, Jordan Bardella préconisait une politique nataliste pour les financer. La famille reste le « premier maillon de la communauté nationale » ; la démographie est le pilier de leur modèle « social ». Sous l'apparence de nouveaux droits, des propositions de « revenus pour mères au foyer » ou d'un « droit des femmes à rester chez elles », ou encore d'une « libre répartition du congé parental » assignent en réalité les femmes à leur rôle maternel, mais aussi d'aidantes familiales auprès des parents dépendants. Le programme actuel du RN prévoit d'ailleurs une part fiscale supplémentaire dès le deuxième enfant. Il faudrait préciser : pour les femmes françaises… Bref, le RN ne remettra pas en cause la logique économique actuelle qui consiste à privilégier les exonérations de cotisations en distribuant des primes plutôt qu'en augmentant les salaires. Or, cette logique dessert les femmes, premières victimes de la précarité. En 2022, quand les eurodéputés se prononcent pour un salaire minimum européen, fondé sur un « niveau de vie décent », les députés RN votent contre, au prétexte que cette question relève d'une compétence nationale. Pourtant, bien qu'imparfaite, cette mesure est une avancée qui concerne en grande majorité des femmes, surreprésentées parmi les bas et très bas salaires. De même, sur les questions d'égalité au travail, le RN s'abstient lors de l'adoption du troisième plan d'action de l'Union européenne (UE). Abstention encore sur la directive européenne sur la « transparence et l'égalité des rémunérations », directive essentielle pour avancer vers l'égalité réelle des rémunérations entre les femmes et les hommes, pour un travail égal ou de même valeur.
En novembre 2020 et 2021, les élus RN se sont opposés à une résolution condamnant la Pologne pour son interdiction de l'avortement.
Liberté de se vêtir et de circuler dans l'espace public ?
Rachel Silvera : C'est le domaine par excellence où le RN instrumentalise la cause des femmes. Derrière la reconnaissance des violences faites aux femmes, c'est l'insécurité qui est mise en avant et notamment l'origine de cette menace : les étrangers voire les migrants ou même l'islam. Ce raisonnement constant permet au RN de se défendre de tout racisme ou xénophobie primaire en s'adossant à des cas concrets comme, par exemple, l'agression de dizaines de femmes par des réfugiés à Cologne (Allemagne), le 31 décembre 2015. À partir de quoi, la logique rhétorique du RN consiste à installer dans les esprits l'association entre femmes, rue, agresseurs et migrants étrangers isolés. Alors même que dans 91% des cas de violences sexuelles, les femmes connaissent leurs agresseurs. Pour la plupart, ces hommes sont des partenaires, des amis, des frères, des collègues ou des mentors [rapport d'enquête « Cadre de vie et sécurité », moyenne entre 2012 et 2017 (2019), NDLR].
Rappelons qu'en 2021, le RN vote contre une résolution prévoyant des formations contre le harcèlement sexuel dans les institutions de l'UE. Dans ses rangs, l'eurodéputée Annika Bruna justifie sa position arguant que « les hommes ne sont pas tous des coupables en puissance nécessitant d'être rééduqués par les féministes ». Cette même eurodéputée dénoncera les risques de conditionner les aides européennes à des actions en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes et déplore que « la maîtrise de la démographie et des migrations » ainsi que « la menace de l'islam » pour les femmes ne soient pas davantage abordées. Deux ans plus tard, le RN s'abstient lors de l'adoption de la Convention d'Istanbul, sur « la prévention de la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique ».
L'interdiction du port du voile dans les lieux publics, elle, est un sujet remis à plus tard.
Le droit de disposer de son corps ?
Rachel Silvera : Dans son adresse aux femmes de France, Jordan Bardella met en avant le vote de Marine Le Pen pour la constitutionnalisation du droit à l'avortement en France, le 4 mars 2024. Malheureusement, c'est l'arbre qui cache la forêt, car il omet de préciser que seuls 46 députés sur 88 ont voté ainsi. Les autres ont voté contre ou se sont abstenus. Ils ont également voté majoritairement contre l'allongement du délai de recours à l'IVG de 12 à 16 semaines. En novembre 2020 et 2021, les élus RN se sont par ailleurs opposés à une résolution condamnant la Pologne pour son interdiction de l'avortement. Ils se sont aussi abstenus sur l'introduction de l'avortement dans la Charte européenne des droits fondamentaux.